5 le Bavar et le Paria
Kool M : De 1996 à 1999, on se focalise vraiment sur les volets, on ne conceptualise pas du tout un album. Avant le troisième volet, on fait L’Entre-volet. Pour tout dire, le troisième volet a failli ne pas se faire. On s’était pris la tête avec Fuas et il a fallu qu’il y ait des tractations. C’est pour ça qu’il y a un petit décalage dans les dates et qu’il y a L’Entre-volet. Il fallait qu’on le fasse, je crois même que c’était une clause contractuelle.
Nordine Iznasni : « Pas de justice, pas de paix », c’est un texte qui a amplifié ce qu’on disait. C’est aussi le combat de La Rumeur et c’est un texte important pour moi. Il parle de notre réalité, du combat qu’on mène. « No peace, no justice », c’est un slogan que j’avais entendu au moment des émeutes de Los Angeles. Si tu veux de la paix, il faut de la justice, il n’y a pas de différence de traitement à avoir parce qu’on vient des quartiers.
Kool M : C’est la période de la France post-Coupe du Monde, cette France Black-Blanc-Beur avec encore l’influence de SOS Racisme. Des gens sont sortis, ont commencé à faire des morceaux en disant que tout allait mieux. Parce qu’on avait gagné la Coupe du Monde !? Ben non, tout n’allait pas mieux. On avait une véritable urticaire pour le rap qui prônait l’assimilation. Et quand je vois l’état des choses aujourd’hui, je sais qu’on avait raison. « Pas de justice, pas de paix » est un titre qui a quasiment vingt ans et il est malheureusement encore d’actualité. Il est toujours repris aujourd’hui.
‟ « Pas de justice, pas de paix », c’est un texte qui a amplifié ce qu’on disait, qui parle de notre réalité et du combat que l’on mène. ”
Nordine Iznasni
DJ Duke : « Pas de justice, pas de paix », c’est une vraie interactivité entre le beat et Hamé. Pour moi, c’est son meilleur morceau.
Kool M : Sur le troisième volet, on travaille cette fois avec deux MC au lieu d’un. C’était l’époque où Mourad était encore en phase d’expérimentation. C’est le dernier des quatre à s’être mis au rap. Il avait de très bonnes idées, commençait à sortir de très bons flows, mais il se cherchait encore dans la mise en écriture. Et la mise en écriture, elle est aussi jaugée par rapport à celle des autres membres du groupe, ce qui met la barre assez haut. C’est La Rumeur quoi ! Je pense que Mourad est l’un de ceux qui a dû le plus se battre car on mettait la barre vraiment haut. Plusieurs fois, il a dû réécrire ses textes. Mais d’un point de vue musique, Mourad et nous, les beatmakers, avons été particulièrement en phase. C’est le plus âgé des MC, il n’a que deux ans d’écart avec moi. Son grand frère était avec EJM et DJ Fab. Il s’appelait Rachid, c’était le seul rebeu du truc. Moi, je le connaissais car on a le même âge et il était de Maurepas, donc il y avait cette proximité géographique. Il traînait avec les Furious Boyz de Trappes.
DJ Fab : Rachid, le frère de Mourad, était danseur avec EJM. À l’époque, je voyais Mourad enfant, qui ne rappait pas encore. Et c’est bien que le vécu de son frère, avec EJM et dans État de choc, le pousse au rap. Il y avait des connexions. Je suis dans EJM, il y a la signature sur la compilation Rapattitude, donc je n’avais pas le temps de me poser des questions sur le devenir de Mourad. J’étais lancé et je vivais un peu un rêve. Mais quand je l’ai revu, j’ai adoré le voir là, avec La Rumeur.
Kool M : Mourad a grandi avec les références de son grand frère, qui sont les mêmes que les miennes. Et c’est clairement le plus hip-hop des quatre rappeurs de La Rumeur, car il aime autant la danse, le graff, le rap, le beatbox, ou le son. Mourad aime tout et il a beaucoup de références communes aux miennes et à celles de Soul G.
DJ Duke : Dans l’EP du Bavar et de Mourad, il y a de nouveau ce côté breakbeat propre à Kool M et Soul G. Et encore une fois, la complémentarité est excellente, que ce soit entre les MC et les beatmakers ou entre Le Bavar et Mourad. L’un a un flow très droit, l’autre qui rebondit beaucoup plus, presque chanté. C’est street avec une énergie. Ça marchait super bien.
Kool M : Le Bav’, lui, il faut toujours que ça pète et que ça tourne. Il aime les tourneries. Donc, travailler avec eux deux, c’était très facile musicalement car il y avait vraiment beaucoup d’atomes crochus musicaux. Soul G et moi, on écoute du rap depuis 1983. Mourad est à peine plus jeune que nous, et Le Bavar a une bonne notion du groove, il aime les samples qui tournent bien.
Thomas Blondeau : Dans la production, les sons, le troisième volet est un disque plus sucré que ses prédécesseurs. Il y a moins de mélodies, plus de boucles. Mais c’est sûrement lié aux influences du Bavar et du Paria. Il y a un côté plus fleuri, plus soleil, surtout après le maxi d’Hamé qui est très sombre, sinistre. C’est sûrement lié aux influences du Bavar et du Paria.
Marc Nammour : Les volets font partie de l’époque où La Rumeur utilisait encore des mots de prolo. « En vulgaire patois de prolo », comme disait Le Bavar. J’aime le fait de revendiquer explicitement une conscience de classe, prolétaire, fils d’ouvrier et fils d’immigré. Et je pense que cette conscience de classe était très forte dans les trois volets. Ça me parle énormément et c’était les seuls à revendiquer cela. Étant moi-même fils d’ouvrier, ça me touche beaucoup. Je me demande même s’ils ne sont pas les premiers à utiliser le mot prolétaire. Kabal l’avait peut-être fait avant, mais j’étais moins fan.
Kool M : Le Bavar a sa condition d’enfant métis et un côté street. C’est le plus street de La Rumeur. Lors du premier EP, il galérait un peu plus. Mais durant les trois ans qui ont séparé l’EP d’Ekoué du leur, il s’est mis à écrire tous les jours. Que ce soit lui ou Mourad, je les ai vus travailler leur écriture, notamment Le Bavar. Mais avant même de retravailler leur écriture, j’ai envie de dire que je les vois réapprendre à lire. Quand Hamé est arrivé… C’était le bibliothécaire! [Rires] Les mecs ont senti qu’il fallait se mettre à la page.
Marc Nammour : Le Bavar est celui qui a les plus belles rimes, les plus travaillées, les plus complexes, quand Hamé et Ekoué mettent peut-être plus d’importance dans le déroulé de la pensée que dans la rime.
Kool M : Ce n’était plus de l’écriture où tu écris deux trois petits trucs comme ça, le matin ou le soir. Non, il faut apprendre, apprendre et apprendre. À côté, on faisait déjà pas mal de rencontres, des ateliers d’écriture. Et je pense que ces ateliers ont aussi été un déclic pour les rappeurs. Il faut être au niveau, du coup ça te challenge. Tu n’es plus seul dans ta chambre, tu t’ouvres au monde. Un mec comme Demi Portion, c’est en partie les rappeurs de La Rumeur qui l’ont fabriqué. Demi Portion faisait des ateliers de rap à Sète avec DJ Saxe. Je le voyais apprendre avec nos gars quand il avait quatorze ans.
Demi Portion : La Rumeur, ce sont les seuls grands frères à m’avoir conseillé des lectures : Les Damnés de la terre de Frantz Fanon, des livres sur la colonisation, sur le capitalisme… Des thèmes importants du rap qu’ils ont traités, avec leur façon de faire qu’ils ne changeront jamais je pense. Il y a toujours un engagement chez La Rumeur.
Ekoué & Le Bavar lors d’un atelier rap à Houilles - France Inter (2004)
Kool M : Quand tu es là dans une MJC pendant quatre jours, que tu traînes dans le coin, y manges ton grec, discutes avec les gars, vas en boîte avec eux, les gens te connaissent et te respectent. Quand tu montes sur scène, ils savent qui tu es. Et tu le leur rends, parce que toi aussi tu as passé un bon moment sur place. Tu les fais monter sur scène, tu les dédicaces. Quelque part, oui, c’est du rap de proximité, on est les îlotiers du rap français en fait ! [Éclats de rire] C’est pour ça que Sarko n’a pas voulu de nous. [Rires suivis de quelques mots fleuris]
Demi Portion : Ils ont toujours défendu leur truc jusqu’à la mort, jusqu’à gagner leur procès contre le ministre de l’Intérieur. C’est un truc de fou. La Rumeur n’a jamais mâché ses mots et, au niveau musical, ça s’entendait par la précision des thèmes choisis. Ils savaient les décortiquer. C’était un des seuls groupes à bien revendiquer les choses, avec de la recherche… C’est La Rumeur !
Kool M : Quand on sort le troisième volet, on est contents, presque soulagés, car il a failli ne pas se faire. On tenait vraiment à ce qu’il y ait ces trois visions du rap et le troisième volet a aussi rééquilibré l’ensemble, avec celui d’Hamé qui était très sombre et celui d’Ekoué plus hybride. Ça a aussi mis en valeur les gars.
Thomas Blondeau : Quand le troisième volet sort, je ne suis pas encore journaliste et je ne vis pas à Paris, bref, je ne suis pas connecté. Je ne sais pas encore si c’est un groupe ou un collectif, on commence à peine à identifier les individualités. Et même géographiquement, ils te parlent du dix-huitième et d’Élancourt à la fois. Leur mode de communication était hyper malin, presque underground, ça ressemblait un peu à ce qu’il se passait avec des mixtapes : tu ne sais pas très bien qui est avec qui, qui fait quoi. Au point que je me demandais limite s’il n’allait pas y avoir un quatrième volet, ou même une mixtape. D’ailleurs, à Toulouse j’allais chez LTD, où le vendeur était également DJ à Radio Campus. Je lui demandais s’il y avait des mixtapes de La Rumeur. Lui-même, qui était plus branché rap américain, ne savait pas trop de quoi il était question avec La Rumeur.
Kool M : On a pu être diffusé via les radio étudiantes. Pias, avec qui travaillait Fuas, avait tout son réseau d’indépendants. C’est comme ça qu’on a distribué notre musique. Évidemment, on n’avait pas la mise en place des gros labels, mais on savait qu’on était sur des niches. Et notre vrai truc, c’était déjà les concerts.
Marc Nammour : « Encore plus fort », j’avais pu l’entendre en concert avant la sortie du troisième volet, et il avait mis une ambiance incroyable. « Blessé dans mon égo » aussi avait vraiment foutu le feu : « L’expatrié du coin te parle cousin / trop de putes jouent la carte de l’assimilation. »
Thomas Blondeau : « Encore plus fort » c’est le slogan de La Rumeur quelque part.
Kool M : On n’a jamais lâché ça. Même les périodes où on n’avait pas d’actualité, on nous appelait pour nous proposer de jouer. Dans les périodes creuses, on nous propose trente à quarante dates par an. On a créé notre réseau et en créant ce réseau on a tissé des liens avec des programmateurs. Ils ont vite compris qui on était, et que les gens en auraient pour leur argent. On a toujours mis un point d’honneur à donner la même chose aux gens, que ce soit pour un concert du gouffre devant cinquante pélos ou six mille personnes à la Fête de l’Huma.
Marc Nammour : Le volume du Bavar et du Paria, il clôture cette identité qui s’articule autour de trois thèmes : banlieusard, fils d’immigré, et prolétaire. La Rumeur a réuni ça dans le même groupe et c’était un peu mon identité. Ils le revendiquaient super bien, c’était super léché en termes esthétique et politique et ça a donné du sens à plein de recherches et de questionnements que j’avais à l’époque. Qu’un MC me donne une dignité, c’est ce que j’attends de lui. Quand je suis rentré dans le rap, c’est pour la portée poétique et politique. Pour moi, c’est la particularité du rap et j’attends d’un MC qu’il fasse écho à des réflexions que j’ai, qu’il me donne des clefs de lecture du monde dans lequel je suis, qu’il sache être un miroir de la société. Qu’il soit un haut-parleur de la rue, autodidacte, qui prend la parole et se représente lui-même. La Rumeur a fait cela. Ils ont été subversifs au sens de renverser l’ordre et les discours établis.
Kool M : Le son de La Rumeur est défini dès ces trois EP en réalité, ils ne sont pas une construction au sens où ce ne sont pas eux qui nous ont permis de trouver notre son. Dès 1996, on avait déjà notre identité. Évidemment, elle a évolué, notamment musicalement, car il s’en passe des choses entre 1996 et 2002, au moment où sortira L’Ombre sur la mesure.
DJ Fab : La Rumeur, rien que le nom, tu sais ce que ça annonce. Ça m’a tout de suite parlé. À travers les textes, mais même « sonoriquement. » À chaque fois, ils ont su exprimer leur mécontentement et évoluer, même dans les productions. Ils avaient ce savoir du beat binaire et d’une boucle. Le son de La Rumeur était hyper identifié dès les deux premiers volets. Tu te dis : « ça sonne pareil » mais, en soi, ils ont tellement besoin de dénoncer quelque chose que je ne voyais pas sur quel autre son ils auraient pu le faire. Une bonne boucle recherchée et pas plus de prises de tête sur la rythmique, il faut juste que ça soit pêchu, c’est ça l’identité de La Rumeur. Et ça collait toujours avec ce qu’ils racontaient.
Kool M : On l’a toujours dit : si à cette époque-là on voulait faire un demi-million de ventes, on avait les moyens de le faire. On a été très vite sollicités. La période des trois volets, c’est l’avènement de Skyrock et la période des disques d’or à gogo. Ekoué a été sollicité à plusieurs reprises pour réaliser des albums solo. Quand on faisait le second EP, on en avait vendu 30 000 ou 40 000 du premier, tandis qu’un album de Freeman en faisait 250 000 – le danseur et backer d’IAM vendait 250 000 albums. C’était chaud l’industrie à l’époque! [Rires] Les gens nous regardaient soit avec leur toute-puissance, genre on est un groupuscule, soit ils s’intéressaient vraiment à nous, particulièrement à Ekoué. Rentrer là-dedans ne nous intéressait pas. Et je pense même que c’est ce qui fait que vingt ans après on est encore là, quand d’autres regardent leurs disques d’or dans leurs vitrines en se rappelant du bon vieux temps. Pour nous, quand on a fini ces trois volets, c’était quelque part la fin d’un cycle, un peu comme des shaolins qui ont tous passé la première porte. C’est là et seulement là qu’on s’est dit qu’on allait partir sur un album.
Guts : Le principe de dévoiler le groupe par des EP était malin, mais aussi osé, audacieux. Il y avait un côté contre-pied et évolutif. Les choses s’encastrent pour finir par un album complet, avec tout le monde. C’est quelque chose qu’ils ont fait de façon réfléchie et méticuleuse. C’est leur personnalité, à leur image : eux-mêmes sont réfléchis et méticuleux. Et d’ailleurs, quand j’écoutais leurs disques, je retrouvais exactement les gens que j’avais en face de moi. Avec La Rumeur, je n’ai jamais eu ce décalage entre l’artiste que tu entends sur disque et la personne que tu côtoies en privé. C’est toujours en adéquation.