1 Boutiques et Vinyles
Kool M : Je suis un enfant des Yvelines, né au Val Fourré à Mantes-la-Jolie et qui déménage à six ans à Plaisir. Mon père est d’origine marocaine, ma mère d’origine polonaise. À la maison, ils écoutaient de la musique, du coup j’ai baigné un peu là-dedans. C’était surtout de la musique classique, mais aussi de la musique arabe. J’ai toujours eu ce côté rythme, morceaux arabisants, et je pense l’avoir hérité de l’ambiance musicale qu’il y avait à la maison. Mon père aimait également bien les standards de James Brown et mes frères et sœurs, plus âgés que moi, baignaient dans le rock, celui des seventies, parfois même ce rock un peu fusion ou progressif, qui allait de Hendrix à Santana.
À Plaisir, je rencontre Soul G. Il est un peu plus âgé que moi. J’ai sept ans à l’époque. On grandit avec ce qu’écoutaient les grands, les parents. C’était les seules choses qu’on pouvait entendre en dehors de ce que proposaient les rares radios nationales autorisées telles que RTL ou Europe 1. À la télévision, il n’y avait que la variété de Maritie et Gilbert Carpentier. Pour tous les gamins des années 1960 dont je suis, la proposition musicale est verrouillée, à l’exception de ce que tu peux entendre dans ton entourage proche. C’est alors qu’arrivent la funk, d’abord, puis les radios libres.
Au début, la funk pour nous, ça a plutôt été le disco. Ça a été une mode incroyable, qui a tout ravagé, un peu comme le RnB de maintenant. Ce disco, il est accompagné d’une funk de boîte de nuit avec ses gros standards comme Kool & The Gang ou Oliver Cheatham. C’est un courant musical qui a vachement imprégné les quartiers, en parallèle du reggae, chose qu’on a tendance à oublier. D’un côté, tu avais les mecs qui étaient à la cool, un peu défoncés, qui écoutaient le reggae ; ils ne bougeaient pas trop, restaient plutôt dans leur coin. Et de l’autre, tu avais ceux qui bougeaient, tous les mecs qui allaient en boîte, et pour eux c’était la funk. Moi j’adorais danser, donc la funk me plaisait bien. Quand « Rapper’s Delight » a débarqué, pour nous, c’était un peu le même phénomène que le « Happy » de Pharrel Williams ces dernières années. Sauf que c’était la première fois qu’on entendait ça. Pour nous, c’était la chanson funk avec un mec qui parle. La funk a vachement pris auprès de la jeunesse des grands ensembles construits pour Talbot ou Renault au sein des Yvelines. Au point que le département s’en est vraiment imprégné. Ça se ressentira plus tard dans son rap, je pense notamment à Expression Direkt.
Quand les radios libres arrivent, là ça part dans tous les sens. Il y avait de la musique partout sur la bande FM, tout le monde s’en nourrissait. Des émissions spé’, des DJ en live, il y avait des émissions de funk partout, notamment sur Radio Show, Tropique FM ou Radio 7. Un jour, en 1983, Soul G vient me voir et me dit qu’il y a un mec qui fait une émission avec du rap et que c’est trop mortel. C’était Sidney qui faisait une émission radio tous les soirs à 20h. Il me donne la fréquence, le soir je me branche et le premier morceau que j’entends c’est « Jam On It » de Newcleus. Là je me prends une claque : qu’est-ce que c’est que ce truc ? La grosse basse, le beat, je n’avais jamais entendu ça. Dans la même émission tu avais « Change the beat » de Fab 5 Freddy, je reprends une autre claque.
À partir de là, tout s’enchaîne. Sidney récupère son créneau à la télévision, on voit du breakdance dans des reportages. Quand on voit ces gens qui dansent par terre, on hallucine. C’est à la fois irréel et trop stylé. Toute cette culture qui débarque, c’est un peu comme si on assistait à un débarquement d’extraterrestres. Puis il y a Beat Street, que je vais voir avec ma mère au cinéma. Au moment de la scène où il y a le frère du danseur qui mixe chez lui, derrière ses platines, je me dis : « c’est ça que je veux faire. » On est allés directement chez un disquaire et j’ai acheté le disque de Beat Street et là c’est parti, je commence à collectionner des skeuds.
Au début, je suis un collectionneur qui veut mixer ses disques. Avec Soul G, nous commençons à faire des soirées. En fait, ce n’était pas vraiment des soirées car c’est l’après-midi! [Rires] J’ai quinze ans et nous allons voir le service des fêtes de la mairie pour faire des boums. Avec des amis, on s’est mis à faire des fêtes dans les maisons de quartier, où l’on passait nos disques sur les platines à courroie de la municipalité. Avec ces soirées, on gagnait un peu d’argent qu’on réinvestissait dans des disques.
C’est l’époque où le Top 50 règne en maître. Du coup, dans ces fêtes, on passait forcément des trucs généraux, d’autant plus que lorsqu’on essayait de passer du rap, personne ou presque ne comprenait ce qu’on faisait. On se procurait nos disques à la FNAC Montparnasse. Mais à côté des rayons où il y avait les tubes, ils avaient un rayon funk mortel, avec pas mal de rap dans les bacs. Un jour, dans ce rayon, on voit un renoi, casquette Adidas, t-shirt Run-D.M.C, qui y est vendeur. Ce mec, c’est DJ Fab, alias Fab Lover, qu’évidemment on ne connaissait pas. C’est lui qui achalandait le rayon, qui commandait les disques. Sa sélection était géniale, au point que le rayon de la FNAC Montparnasse est rapidement devenu un point de rendez-vous pour les DJ. Pas seulement pour les disques car, à l’époque, il n’y avait pas internet, pas de médias dédiés au rap, tout fonctionnait par le bouche à oreille et il y avait énormément de rumeurs. Le seul endroit où tu pouvais obtenir des infos était chez certains disquaires. La FNAC de Montparnasse a été, à cet égard, un énorme point de rencontre.
DJ Fab : La FNAC Montparnasse a été la première à faire de l’import rap. Je me rencardais notamment via les sélections de Dee Nasty et ce qu’il faisait avec Karamel. Du coup, le rayon rap était bien, mais il fallait être vraiment connaisseur, sinon tu passais à côté de plein de trucs. Rapidement, tout le monde a su qu’on avait des imports de rap et des DJ de tous les coins sont venus à la FNAC Montparnasse, c’était devenu la source, pas seulement de disques, mais aussi d’infos. À cette époque, le milieu est encore intégralement underground, et quand tu as affaire à un milieu underground, il faut aller chercher l’info. Du coup, des gens et des DJ venaient juste pour se tenir au courant, même s’ils n’avaient pas un rond pour acheter des disques. Ils venaient voir si des flyers avaient été déposés, quels étaient les derniers arrivages, ou même juste pour croiser des gens.
‟ Avec les imports, des DJ de tous les coins sont venus à la FNAC Montparnasse. C’était devenu la source, pas uniquement de disques, mais aussi d’infos. ”
DJ Fab
Kool M : On y croisait d’autres mecs de Paris. On retrouvait les flyers pour les après-midi organisés à La Chapelle, que Dee Nasty déposait probablement lui-même dans les bacs. Pour ma part, je ne suis jamais allé au terrain vague, mais on sentait bien qu’il se passait quelque chose. C’était très underground. Après la fin de l’émission de Sidney, l’engouement public pour le rap était retombé mais, en allant chez les disquaires, on constatait qu’il se passait un truc. Toutes les connexions se faisaient toujours par le on-dit et les flyers. On allait pas mal sur Paris, pour chercher les gens en vérité, savoir ce qui se passait. En plus de s’approvisionner en disques, les disquaires servaient à se tenir informé.
Guts : Tous les vendredis, en fin d’après-midi, on allait à la FNAC Montparnasse. C’était le rituel hebdomadaire. DJ, beatmakers, passionnés, tous venaient choper de la news, de la nouveauté américaine, car les imports arrivaient le vendredi en fin de journée. Être là-bas permettait de rencontrer tous les DJ, les kiffeurs de vinyles, les mecs à la pointe de la nouveauté, tous ceux qui avaient l’obsession de la dernière info ou de la dernière sortie.
DJ Fab : Avant que la FNAC importe plein de trucs, c’est Champs Disques, dans la galerie commerciale des Champs-Élysées, qui a été le premier à le faire. C’était un paradoxe total : le rap se vendait dans une galerie de bourgeois. Le gars de chez Champs Disques était le seul à faire occasionnellement de l’import, tu étais obligé de passer par lui. Quand la FNAC s’y est mise, elle a eu les moyens d’une grande firme. La FNAC Montparnasse et Champs Disques font vraiment partie des points émergents de l’époque. Il y a eu ensuite Discoparnasse dans la galerie sous la tour Montparnasse.
Max (Fun Radio) : À l’époque, comme beaucoup, j’adorais passer du temps dans les magasins, à écouter des disques et fouiller les bacs. Il y avait la FNAC, mais c’est surtout Champs Disques et Discoparnasse où il y avait ces bootlegs, des medleys rap et funk. À l’époque, il y avait des disquaires à tous les coins de rue, mais tous ne faisaient pas de rap, loin de là. Même dans le coin de Plaisir il y avait un magasin de disques, dans la zone industrielle. Le mec vendait beaucoup de disques d’occasions, j’y ai acheté des kilos de Melba Moore, de Herbie Hancock, des George Duke, des Earth Wind and Fire. On avait la chance d’être assez fournis dans les Yvelines, et cette boutique, dont je ne sais plus le nom, était dingue. Des mecs de Trappes, Saint-Quentin ou Maurepas venaient. C’était un rituel et des lieux de rencontre. On y passait des après-midi entiers. Les disquaires connaissaient ton style et te mettaient des disques de côté, tu croisais d’autres DJ. Aller chez un disquaire, c’était un rituel.
Guts : Dans ce rituel de la FNAC Montparnasse, on avait mis en place une pseudo-organisation pour pouvoir bénéficier de prix préférentiels, c’est à dire qu’il y avait des skeuds qu’on achetait et d’autres qu’on mettait sous le blouson. Avec le peu de sous qu’on avait, on essayait d’avoir le maximum de disques. Comme à l’époque les sorties commençaient à foisonner et que l’argent, lui, n’était pas de plus en plus dense, il a fallu trouver des solutions pour se débrouiller. [Rires] C’était un rituel excitant et solidaire. Après, on se retrouvait et on échangeait entre passionnés sur les derniers disques qu’on avait acquis. Il y avait quelque chose de jubilatoire là-dedans. En plus, on était super fiers d’avoir DJ Fab là-bas. C’est comme si d’une certaine manière, on avait infiltré le saint des saints.
DJ Fab : Tu noues aussi des relations avec tes clients qui sont pour partie des DJ. Ils savent que tu es là, que tu es aussi DJ et que tu pourras les conseiller. Et ils comptent sur toi pour leur mettre des disques de côté. Même si beaucoup enviaient ma place, je pense que la plupart étaient rassurés de me voir là-bas : « oh, c’est un mec du mouvement, c’est un vrai. » Quand certains n’avaient pas de budget, je leur mettais des disques de côté. Ça aussi, ça les rassurait. Plusieurs fois, dans la réserve du magasin, mes collègues m’ont demandé interloqués ce que c’était ces sacs mis de côté dans lesquels il y avait parfois quinze disques… [Rires]
Kool M : En plus de la FNAC, il y avait évidemment Ticaret. Champs Disques a beaucoup compté aussi. Il y a eu Discoparnasse, DJ Momo était là. Puis il y a eu les disquaires dans le coin d’Oberkampf et de La Roquette. Il y avait aussi les Puces, et évidemment Sound Records à Châtelet, qui a été le premier à ne faire que du hip-hop. Chez lui, tout le monde passait. C’est Crazy B qui nous y a emmenés la première fois et tout le monde était là-bas : DJ Joe, DJ Max, tous ces mecs-là. Crazy B, avec Faster Jay, sont ceux qui nous ont fait le plus progresser à l’époque. Ils nous ont montré des disquaires, des trucs pour scratcher. C’est d’abord eux qui viennent nous voir. On faisait partie du crew les BCK et on avait organisé une soirée hip-hop qui avait fait pas mal de bruit, on avait distribué pas mal de flyers. L’après-midi, pendant qu’on préparait la salle, Crazy B, Faster Jay et Doc Fil – qui étaient avec Rapsonic – se pointent en bagnole. On ne les connaissait que de vue via quelques soirées. Ils viennent nous voir parce que c’est la première fois qu’il y avait une soirée hip-hop à Plaisir. On venait d’avoir nos premières MK2, mais on ne connaissait pas encore tous les réglages. Crazy B nous a directement expliqué plein de petites astuces. Le courant est vachement bien passé et au final, ils se sont retrouvés à faire la soirée avec nous. Ça a été le départ d’une véritable amitié.
Max (Fun Radio) : Crazy B et Faster Jay étaient dans l’entourage de Rapsonic. À l’époque, on faisait tous de la Disco Mobile et eux faisaient partie de ceux qui en faisaient de façon plus soutenue. Ils distribuaient leurs flyers, organisaient leurs trucs dans les Yvelines et aux alentours. Crazy B était incroyable dans sa sélection disco et funk. C’était vraiment l’un des DJ du coin qui avait les sélections les plus pointues.
Kool M : Là on était dans la connexion des gars de Plaisir, même si on n’était pas dans les mêmes groupes. En rencontrant des gens comme Crazy B et Faster Jay, on a senti qu’on n’était pas tout seuls. L’engouement pour le mouvement était retombé suite à la fin de l’émission de Sidney. À l’époque, ce qui a tenu les gens, ce sont les disquaires et le graffiti. Le graffiti a vraiment servi de fil rouge quand tout le monde était dans son coin. Ça témoignait d’une présence. Au fur et à mesure, des lieux ou des événements ont commencé à se faire connaître, comme ce qu’il se passait au Trocadéro, à La Grange aux Belles, à Bobino ou lors du premier concert des Mantronix. Mais là où on a compris qu’il y avait du monde, c’est en 1987 quand, coup sur coup, il y a eu le concert de Run-D.M.C et des Beastie Boys au Rex, puis de LL Cool J et Public Enemy à la Mutualité. Là, tout le monde s’est dit : on n’est pas tout seuls. Car on était tous là.
Reportage de Philippe Vandel sur la date de Run-D.M.C et des Beastie Boys à Paris - Radio Nova (1987)