Demain c'est loin
IAM
("L'école du micro d'argent", 1997)
Flows métronomiques, instrus au rythme mécanique que rien ne semble pouvoir troubler... Certains morceaux de rap sont comme des trains. Celui de 'Demain c'est loin' ne traverse que des paysages désolés : carcasses de voitures désossées, forêts de ciment, nuées de mômes shootant dans un ballon à l'ombre des tours. Depuis douze ans, le décor ne change pas. Pourtant on ne peut s'empêcher d'y remonter, presque comme un rituel, pour faire le même trajet de neuf minutes en neuf minutes, inlassablement.
"'Pousse au milieu des cactus, ma rancœur' et 'Demain c’est loin' ont été écrits à quelques jours d’écart, à New York, pendant l’été 1996. Au départ, j’avais écrit un texte qui s’appelait ‘Tour de béton’. Quelques mois plus tard, en décembre, j’arrive au studio où nous enregistrions, à Suresnes, et je vois Jo [Shurik’N, NDLR] en train d’écrire sur une instru à lui. Le morceau était celui qui allait s’appeler ‘Demain c’est loin’. Jo me montre ce qu’il a écrit et me demande : "Ça te dirait pas d’enchaîner derrière ?" Moi je lui dis : "Justement, j’ai ce texte, là, 'Tour de béton', c’est dans le même esprit" Et hop !, comme pour ‘Nés sous la même étoile’, le lendemain ou le surlendemain c’était enregistré ! Jo a enregistré son couplet en une prise, je crois, et moi en deux blocs – je fonctionne toujours comme ça : en général j’enregistre d’un trait mais jusqu’à dix fois, et ensuite je compile les meilleures phases. D’ailleurs si tu écoutes bien certains morceaux, tu pourras remarquer des différences de raccord, c’est presqu’imperceptible…
Il n’a jamais été question d’inverser nos couplets, ils fonctionnaient très bien comme ça. Et puis la prod de Jo était au poil, linéaire et cyclique, entièrement au service de la parole… Sur le moment, nous n’avons pas eu la sensation d’enregistrer un classique, mais à l’écoute il n’y avait pas photo : ‘Demain c’est loin’ avait un truc ! Il est vite apparu évident que c’était sur ce morceau que l’album devait se terminer.
En l’écrivant, nous n’avions pas vraiment de modèles en tête. En revanche, depuis, il y a plusieurs morceaux qui me semblent s’inscrire dans le même état d’esprit : je pense au morceau ‘Who killed hip-hop’ de Joe Budden, à ‘Dontgetit’ de Lil’ Wayne… De notre côté, ‘La fin de leur monde’ en 2006, c’est clairement la suite de ‘Demain c’est loin’, une décennie plus tard. Après le microscope, le télescope. Les téléchargements du clip se comptent en millions ! La seule différence, c’est qu’en concert, il est plus facile d’enchaîner après ‘Demain c’est loin’ qu’après ‘La fin de leur monde’. L’un est un constat devenu un hymne, l’autre est reçu comme une prise de conscience, une claque. Il faut deux à trois chansons pour que le public se remette dans l’ambiance… 'Demain c’est loin', nous avions d’ailleurs cessé de le jouer sur scène à une époque, mais c’est le public qui a fini par nous le réclamer, alors depuis deux ans nous l’avons réintégré. De temps à autre, nous nous amusons à "muter" sur quelques couplets. Le tout dans ce cas-là est de ne surtout pas se regarder l’un et l’autre dans les yeux, sinon c’est le fou rire. Nous l’avons joué si souvent… Avec le temps, nous avons compris que pour la nouvelle génération, c’était devenu un morceau de référence. Et ça c’est une très grande fierté."
"'Demain c’est loin' a été écrit en décembre 1996, au cours de la session de réenregistrement de "L’école du micro d’argent", puisque nous n’étions pas satisfaits de la première session réalisée l’été précédent à New York. Je me souviens que le studio, ce jour-là, était séparé en deux : d’un côté tu avais l’ingé son qui mixait l’album, et de l’autre, derrière la vitre, tu avais Freeman, Le Rat Luciano et moi qui écrivions… Ça a été une session de dingue. Sans mentir, je crois que ce jour-là nous avons écrit 24 h d’affilée ! Je bossais déjà pour mon album solo. Les instrus tournaient, le studio était enfumé, j’écrivais depuis le matin… C’est en fin d’après-midi que j’ai attaqué le couplet qui allait devenir ‘Demain c’est loin’. Je l’ai terminé le lendemain matin, quasi sans avoir levé la tête du papier. En fait je me suis arrêté lorsque l’inspiration s’est arrêtée, tout simplement… Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce couplet est un premier jet, je ne l’ai jamais retouché et je l’ai posé d’un bloc, le surlendemain. Entretemps, Chill a passé la tête par la porte, il a kiffé le son et le thème, et m’a dit qu’il avait un couplet qui ferait une suite parfaite au morceau, il avait juste à le retravailler un peu….
A l’enregistrement, j’ai dû bafouiller une fois au milieu de la première prise, une fois à la fin de la deuxième, et la troisième a été la bonne. Il faut bien savoir qu’au départ, je pensais écrire deux fois plus long, toujours dans l’idée de le sortir sur mon album solo. Mais l’enchaînement avec Chill fonctionnait bien et puis, tu sais, chez nous, nous avons une règle tacite : les morceaux, il faut les sortir quand ils sont frais ! Quand l’équipe a écouté, tout le monde l’a trouvé terrible. Nous ne pouvions pas ne pas le mettre sur "L’école" !
Le coup de rebondir en début de rime sur le dernier mot de la rime précédente, c’est venu comme ça. J’ai conservé ce gimmick jusqu’à la fin, sans calculer. Quand j’y repense, c’était presque mystique. Je crois que quand tu t’immerges comme ça pendant des heures, quelque part tu entres dans un état qui s’approche de la transe… Après, moi j’ai toujours aimé écrire sur une atmosphère. Cette instru, une fois encore, était destinée à "Où je vis". C’est pour ça qu’elle est si dépouillée, minimaliste, répétitive. Je crois beaucoup à ce côté simple et hypnotique, qui te permet de garder l’attention de l’auditeur. Le choix du sample influe aussi beaucoup sur l’émotion que je ressens et le thème que cette émotion m’inspire… Les bruitages qui jalonnent 'Demain c’est loin', c’est aussi notre marque de fabrique, à IAM : rendre la musique visuelle, tout ça. C’est plein de petits détails de ce type !
En concert, au fil des années, ‘Demain c’est loin’ est devenu notre morceau fétiche, celui sur lequel le concert se termine. Aujourd’hui, c’est vraiment un moment en famille, parce que nous le rappons toujours assis sur le banc, et c’est à ce moment du concert que les potos, la famille ou les invités nous rejoignent sur la scène… En proportion, ‘La fin de leur monde’ – qui est en quelque sorte le passage du micro au macro de ‘Demain c’est loin’ -, est plus glaçant pour le public, d’autant qu’il est plus parlant lorsqu’il s’accompagne du clip et que, techniquement, ceci n’est pas toujours possible… De toute façon, il est délicat de caser deux morceaux fleuves comme ceux-ci dans une même soirée. Du coup, 'La fin de leur monde', nous l’avons un peu mis de côté pour l’instant mais nous le rejouerons peut-être…
Quoi qu’il en soit, nous sommes fiers que ‘Demain c’est loin’ soit devenu une référence. Au début il y avait des réticences car le morceau était hors format. Mais, quelque part, le hors format, c’est un peu notre spécialité ! [Rires] Notre challenge, c’est la performance, la densité, faire passer cette rage positive. A titre perso, avec ‘Lettre’ et ‘Samurai’, c’est l’un des trois morceaux dont je suis le plus fier… Et puis de savoir que Nas a par la suite récupéré l’instru pour poser un couplet, même si c’était sur un bootleg, eh bien ça fait plaisir ! C’est une forme de reconnaissance, non officielle certes, mais au fond de moi je sais. C’est bien là l’essentiel, non ? [sourire]"