Isha, raison funèbre
Marqué par la mort et les doutes, Labrador bleu ouvre un nouveau chapitre de la discographie d’Isha, après sa période d’augmentation vitale.
« Tu peux tricher de ton vivant. On verra qui sont les gens contents à ton enterrement. » Isha aurait pu être l’auteur de cette phrase rappée par Oxmo Puccino et Dany Dan il y a un peu plus de vingt ans. Mais comme il aime aussi les points de vue légèrement décentrés, le rappeur belge inverserait probablement la syntaxe en évoquant plutôt ceux qui ne sont pas présents à la cérémonie funéraire. Labrador bleu, son premier album, est justement parfois à propos de ceux qui étaient et qui ne sont plus, éloignés par les chemins de la vie ou de la mort. Et des enseignements que l’on tire de ces disparitions.
Vingt ans en arrière, Isha commençait à rapper sous un autre nom, multipliant les freestyles et améliorant ses techniques. Au milieu des années 2010, il a décidé de « prendre [son] destin en main » et « trouvé la force de jeter [sa] canette de bière » (ainsi ouvrait-il « Domamamaï »), et adoptait son vrai prénom en nom de scène. Après quatre EPs, dont trois volumes de La Vie augmente à la fois intimes et généreux, sur lesquels il a consolidé toutes ses bases et expié son passé, Isha est enfin prêt à clore ce chapitre de sa carrière et sortir un premier album. Celui pour lequel il était jusque-là attendu, au point de titrer avec humour Faites pas chier j’prépare un album l’EP qui lui a ouvert la voie l’an dernier.
Il a beau être de dos sur la pochette de Labrador bleu, Isha ne s’est jamais autant présenté à visage découvert que sur cet album, moins un dévoilement de l’intime que d’une conscience sur lui-même. Conscient de ses erreurs, doutes et remises en question, et sûr de ses valeurs, c’est un artiste serein qui présente son « meilleur karaté ».
Abcdr du Son : Labrador bleu commence avec une mise en scène de naissance, avant de se clore sur l’achat d’une pierre tombale. Est-ce que toi-même tu as vécu la création de cet album comme une forme d’accouchement ?
Isha : Oui. J’ai ce rapport avec tous mes albums. Je disais dans un morceau [« Justifié”, sur LVA2, NDLR] : « Je sors un CD, j’ai le baby blues. » J’ai l’impression de livrer un bébé. Et là encore plus comme il y a ce contexte de naissance et de mort. Il y a ce rapport-là.
A : Tu sors d’une série d’EPs, les trois La Vie augmente et Faites pas chier j’prépare un album. Cet album, tu l’as pensé différemment des ces sorties précédentes, avec des exigences autres ? Ou c’était finalement un processus de création similaire, dans la continuité ?
I : Pour l’album, j’ai essayé de me renouveler en matière de flow, de technique. Je trouvais ça important de ne pas rester dans ma zone de confort. Je pense à « Royauté » où je rappe beaucoup plus vite, je n’avais jamais rappé comme ça. Dans « La Réincarnation de Biggie », sur le premier couplet, ce sont des placements que je n’avais jamais faits. Pour certains morceaux, ce ne sont pas les mêmes constructions de couplets. La grande différence, c’est que je n’écris plus. Avant, j’avais ce truc de cérémonie où j’étais chez moi, j’écrivais mon texte, je le répétais, je le mettais en note vocale et j’allais en studio l’enregistrer. Maintenant, comme je n’écris plus, je rentre directement en cabine et j’enregistre phrase par phrase. Ça m’a donné un juice et forcé à changer de flow. J’ai réalisé que quand tu as une méthode de travail – parce que ça fait presque vingt ans que je rappe – à un moment donné, c’est normal de chercher… à te retrouver. En changeant ta méthode de travail, tu changes ton rapport au rap. Et ça t’amène à faire autre chose.
A : Comment tu es arrivé à ce changement de méthode ?
I : Je crois que je tournais en rond. Et comme je suis tourné vers la nouvelle génération, parce qu’on produit et on conseille, [il montre son manager et backeur, Stan, NDLR] j’ai vu que c’était une méthode qui venait des Cainris, d’Atlanta, et que tous les mecs qui font de la trap l’utilisent.
A : Déjà Lil Wayne procédait comme ça, on le voyait dans le documentaire The Carter enregistrer des bouts de phrase, y réfléchir, puis continuer.
I : Exactement. Et comme je me cherchais, je me suis dit « autant essayer. » D’abord sur un couplet : j’ai vu que ça marchait, ça va plus vite et ça m’a donné de la confiance. Je pense que je me suis dit : « je suis un rappeur, je fais ça depuis autant d’années, je n’ai plus besoin d’échauffement, de construire minutieusement. » C’est mon nouveau challenge : « tu vas voir si t’es un vrai rappeur. » C’est en ça que ça m’a aidé. Mon rap a toujours été très spontané mais l’écriture me forçait à être trop… scolaire. Je voulais ramener un peu de folie, ne pas savoir ce que je vais faire. Même l’instru, je ne sais pas laquelle je vais choisir. Je m’assois, j’écoute et on y va. Et c’est encourageant parce que tu commences ton couplet mais tu ne sais pas comment tu vas le finir. En même temps, tu peux changer ton flow en temps réel : « j’ai fait quatre mesures comme ça… Maintenant je vais changer de flow, je vais accélérer ou ralentir. » Ça m’a donné beaucoup de force, j’ai eu l’impression de renaître artistiquement.
A : Est-ce qu’en tant qu’auditeur et rappeur, depuis longtemps, tu idéalisais ce premier album ?
I : Oui, parce qu’il faut savoir que la trilogie devait mener à un album. Mais on ne savait pas que la trilogie allait marquer une partie de mon public, avec des gens qui se tatouent « LVA »… Ça met une pression aussi. Quand tu vois que ton intro est déjà vue comme une pièce maîtresse, en tout cas en termes de succès d’estime, tu te dis « qu’est-ce que je vais faire après ? ». C’est pour ça qu’à un moment donné, j’ai jeté un album, en ne gardant que quelques titres. C’était au tout début du confinement, quand il y avait la folie des lives Instagram. J’avais fait un live avec Mehdi Maïzi et je lui avais dit : « je vais super bien, je fais plein de morceaux. » Mais quelques mois plus tard, je me suis rendu compte que ces morceaux n’étaient pas terribles. Je faisais LVA 4, pas un album. Du coup, j’ai dû essayer de repartir sur un nouveau truc, je devais marquer une différence. On a aussi été minutieux dans les arrangements. On avait des premières versions de morceaux, mais on a ramené Lamsi, un gars d’Amsterdam qu’on édite chez North, pour sublimer les morceaux. On a vraiment upgrade des morceaux, ce qu’on ne faisait pas pour La Vie augmente.
A : Tu disais que c’était un plan de sortir d’abord des EPs. Tu sentais que tu avais besoin de les sortir pour te sentir prêt ?
I : Je pense que ce qui est difficile pour un artiste, c’est de savoir ce que le public attend de toi. Je ne sais pas si c’est un défaut ou un qualité mais je suis capable d’aller dans plein d’endroits différents en termes d’instrumentaux. Quand j’ai été voir Hatik, il voulait le Isha de « Durag ». Quand je vais voir Georgio ou Scylla, ils veulent un autre aspect. J’avais besoin de savoir dans tout ce panel ce que je devais garder ou jeter.
A : Et tu penses leur donner ce qu’ils veulent ?
I : Ce que je dis à nos artistes, c’est que, pour moi, l’intelligence artistique, c’est un compromis entre ce que les gens veulent et ce que tu aimes faire. Je pense qu’il y a une réalité économique. À mon âge, j’ai des responsabilités. On veut rester nous-mêmes, faire notre musique, mais aussi faire plaisir aux gens. « La Réincarnation de Biggie » est né parce que j’ai vu qu’on me parlait trop de « Durag », même s’il n’était pas spécialement celui qui streamait le mieux. Pour tout un public, Isha c’est « Durag ». Quand j’ai entendu l’instru de « La Réincarnation de Biggie », je me suis dit « ok, c’est ça. » Pour moi, ce sont presque les mêmes morceaux, même si « Durag » est plus fort en termes d’écriture.
A : Et en même temps, « Durag » avait une rythmique très droite, « La Réincarnation de Biggie » est plus bounce. L’écoute de cet album confirme une forme d’art du contre-pied musical chez toi. Comment tu l’expliques ?
I : Je pense que je m’ennuierais si je bossais toujours les mêmes formats ou avec le même beatmaker. J’ai besoin de voyager, j’aime les albums qui voyagent. Mais je pense que c’est un de mes défauts : j’écoute beaucoup d’albums que je trouve sur le même ton. On en parlait avec Stan, qui préfère les albums avec une ambiance générale. Limite tu pourrais prendre le texte de là et l’instru de là, et ça resterait cohérent. Mais je suis de l’école des années 2000, où tu pouvais avoir un morceau dancehall avec J. Mi Sissoko puis un autre morceau plus posé où tu parlais de la société, puis un morceau bête et méchant, puis un autre de démonstration… J’ai grandi avec ces albums-là.
« La mort, c’est comme un nuage gris au-dessus de ma tête. Mais je vis avec, ça ne m’empêche pas d’être heureux. »
A : Ces dernières années, pour marquer la différence entre mixtape et album, certains artistes développent un concept tout au long de leur album, ce qui n’est pas le cas du tien. Ça se joue donc plutôt pour toi sur le niveau d’exigence, les arrangements dont tu parlais ?
I : Oui, le sens du détail. Je pense que ceux qui connaissent la musique vont capter et se dire « ah, là ils ont fait quelque chose. » On avait commencé dans « Maudit » : à un moment, il y a une montée de violons. C’est ce genre de détails qui amène de l’émotion. Il fallait plus de musicalité. Des titres comme « Modou », « Balle dans la tête ».
A : « Modou », c’est un sacré contre-pied justement. Un titre avec Limsa d’Aulnay, dans cette teinte musicale-là, c’est inattendu.
I : On a ce point commun : Limsa pourrait faire des morceaux avec des gars de l’électro, des choses très différentes. C’était son morceau préféré, et comme je le voulais sur l’album, j’ai dit oui. Comme il est important pour moi, je l’ai laissé poser où il voulait, et il a fumé l’album, son couplet est incroyable.
A : Comment s’est faite la connexion entre vous ?
I : J’ai connu Limsa à une date à La Maroquinerie. [Le 2 octobre 2018, NDLR] Sopico était l’un des premiers rappeurs qui m’avait encouragé sur les réseaux et il était venu au concert avec Limsa. Et moi j’avais eu le temps de voir les Grünt et d’écouter ses couplets. C’était vraiment une plume du ghetto : le mec qui a vécu, qui connaît et qui arrive à te décrire le ghetto avec une précision impressionnante. On s’est liés d’amitié et je pense que c’est l’un de mes rappeurs favoris. Je me rappelle qu’un jour, je voulais travailler sur les arrangements de sa musique mais que je n’avais pas pu le faire. Et puis, il y a un an, je lui ai dit : « viens on fait un projet gros ! ». J’en avais marre de rapper en solo, il y a une grosse charge de travail de faire à chaque fois des morceaux de trois minutes. En fait, j’en rêve depuis des années, de trouver un gars qui fait le refrain, moi je fais mon couplet… et du coup, ça va un peu plus vite. On a fait huit morceaux, on a commencé il y a des mois déjà. Là, on a arrêté d’enregistrer pour se concentrer sur nos projets mais on va retourner en studio. L’alchimie fonctionne de ouf, on n’a même pas besoin de s’écouter, je peux partir, revenir, il peut faire pareil et on voit qu’il y a des choses qui matchent dans les deux couplets, c’est vraiment impressionnant. Et puis le morceau qu’on a fait avait bien fonctionné à notre niveau quand même. [« Starting Block« , NDLR]
A : Pour revenir à ton changement de méthode, est-ce que ça a eu un impact aussi sur ta manière de faire des choix finaux dans les titres à placer dans la tracklist ?
I: Oui, c’est l’autre grande différence pour cet album. Avant, pour un dix titres, j’en maquettais douze ou treize. Là, c’est la première fois de ma vie que j’ai enregistré de manière presque industrielle. Je me levais en me disant « ok je dois faire deux maquettes aujourd’hui ». Un ami m’avait dit que je devais essayer de faire trente ou quarante maquettes et sélectionner. Du coup j’ai essayé plein de trucs, du bon et du mauvais. Je n’ai jamais autant jeté, mais ça m’a fait du bien.
A : Du coup, tu n’as jamais autant écrit. Comment tu as trouvé l’inspiration ?
I : Ce nouveau système de création n’a pas trop de limites. Une fois, on a fait quatre morceaux en un jour. Les trois premiers ont été jetés, et le dernier était « On sourit pas sur les photos ». Parce que ce n’est plus une corvée d’écrire. Comme c’est spontané, tu peux essayer des choses. Et comme c’est en temps réel, tu peux effacer la phrase et trouver autre chose. Ça n’est pas figé. Parfois tu écris chez toi et en arrivant au studio, ça ne sonne pas comme tu l’avais imaginé.
A : Ça t’a appris à être plus souple avec toi-même ?
I : C’est ça. Et moins exigeant. Les jeunes me voient comme un mec qui écrit de ouf. Je me suis dit « je dois moins me prendre la tête. » Ce rituel d’écriture prend du temps après vingt ans de musique.
A : En off tu nous demandais si on avait aimé l’album et on parlait du morceau « Une Maman qui pleure« qui ne s’est retrouvé nulle part. Est-ce qu’il y a eu une réflexion autour de ce titre pour ne pas le mettre ?
I : Clairement. Ce n’est pas que je n’assume pas le morceau mais je me suis dit « là, je me perds un peu. » En fait, on voulait ouvrir mais j’ai un peu trop ouvert. C’est à cause de « Magma » et des mélodies, mais je ne me reconnaissais pas trop dans le truc. Je le trouve bien le morceau, mais ce n’est pas ce qu’il fallait faire à ce moment-là. C’est bien aussi de se remettre en question. Ce que je dis aux artistes avec qui on bosse, quand t’as pas les résultats, souvent nous, les artistes, on va chercher des stratégies ou des excuses, mais les rappeurs se disent très rarement : « c’est à cause de moi, de ma feuille et de mes idées. » Ça m’a permis de me remettre en question.
A : Et de trouver un équilibre. Au fur et à mesure des disques, tu as développé cette recherche de mélodies, et là ça s’entend. Un morceau comme « Balle dans la tête » pourrait quasiment être de la chanson et on sent que t’as une sorte de confort dans cette mélodie-là.
I : Ouais parce que les mélos, c’est important de nos jours. Et puis c’est ce que j’écoute, j’adore les mélodies mais je crois que j’ai encore du boulot, il faut que je travaille encore ça pour avoir mon style de mélos, mais c’est du boulot.
Isha - « On sourit pas sur les photos »
A : On sent que tu t’es délesté de quelque chose sur cet album, que tu es plus léger. Même dans tes textes, tu parles moins de toi. Est-ce que tu avais fait le tour à ton sujet ? Et est-ce qu’il y avait une pression à te dire « il faut que je traite d’autres thèmes » ?
I : J’ai tellement parlé de moi que je ne savais pas quoi dire après les trois volumes de LVA. Les gens savent tout de moi. Il fallait trouver autre chose. Avant, l’exercice de style, je trouvais ça un peu naze, je voulais que le public me connaisse. Maintenant, je peux faire un peu plus de démonstration.
A : Il y a pourtant un thème récurrent, celui de la mort. Il y a d’abord ce titre qui fait référence à la couleur d’une pierre tombale, mais il y a aussi un fil rouge dans l’album. C’est le fruit d’une réflexion personnelle sur la mort ? Ou c’est une pure coïncidence ?
I : C’est voulu. Labrador bleu, c’est la couleur de la pierre tombale qu’on a choisie pour mon grand frère il y a trois ans. J’avais cette volonté de parler de la mort – c’est même pour ça que « Maudit » [extrait de Faites pas chier je prépare un album, NDLR] est tourné dans un cimetière, et amène à Labrador bleu. Après, je ne me l’explique pas, c’est un truc depuis petit, je pense souvent à ça. Dans ma famille, les gens meurent tôt. Mon père est mort dans son sommeil alors qu’il était en bonne santé. Quinze ans après, mon frère a eu la même chose. J’ai revécu la même scène. Mon frère avait plein de projets et il s’est éteint, comme ça. L’autopsie n’a rien révélé. Ça arrive, mort naturelle. Depuis petit je pense beaucoup à la mort, mais là, maintenant… parfois, je m’endors, je me dis que je peux peut-être ne pas me réveiller.
A : D’ailleurs dans le dernier morceau, tu racontes ton enterrement.
I : Oui, j’en parle beaucoup, j’imagine qui va me porter, si untel est plus légitime qu’un autre. C’est comme un nuage gris au-dessus de ma tête. Mais je vis avec, ça ne m’empêche pas d’être heureux.
A : Sur les trois LVA, il y avait un fil rouge qui était moins la mort que la violence. Celle dont tu as été acteur ou témoin et avec laquelle tu prenais de plus en plus de distance, notamment dans le troisième volet. Et là sur Labrador bleu, on arrive d’une certaine manière à la finalité de cette violence.
I : Ouais. Et tu vois, quand je parlais d’arrangements, pour l’intro, la naissance, j’ai demandé à Lamsi d’ajouter un truc un peu ténébreux. Je le voyais en mode « bienvenue ». Quand mon fils est né, on avait fait plein de photos et un pote m’a demandé de faire un montage. J’avais mis une chanson que j’aime beaucoup des Smashing Pumpkins, « Disarm », et le mec m’a trouvé fou : « ton fils vient de naître et tu mets une bande son triste ? » Mais en vrai, quand un enfant naît, le monde est tellement ténébreux, il y a tellement de choses hardcore, si j’avais un truc à dire à un nouveau-né c’est : « bienvenue dans le monde des ténèbres. Les gens vont te faire souffrir, on va se moquer de toi. Faudra être fort mon gars ». Et c’est pour ça que le morceau qui suit l’intro est un des plus dark, « Tueur de dragon ». L’album est un parcours de vie. Il y a les sons des quatre éléments. À l’intro, il y a le vent, le souffle de vie. Après, il y a le péché qui arrive avec les flammes. Puis tu te laves avec l’eau, qui purifie dans plein de cultures – les ablutions, le baptême, etc. Et ça termine par la terre. J’ai voulu placer des indices le long de ce parcours de vie et des morceaux qui vont avec l’ambiance.
Isha - « Gros spectacle »
A : Au-delà de la mort et de l’enterrement, il y a aussi la question de l’héritage. Qu’est-ce que tu laisses. Vers la fin tu parles un peu plus de ton fils. Et il y a aussi un fil rouge sur la méfiance, la trahison…
I : Après tout ce temps, je crois que mon morceau préféré c’est « Gros spectacle ». C’est un des morceaux qui reflètent le mieux mon état d’esprit actuel. Aujourd’hui, la musique, ça fonctionne mieux, on voyage… donc, tu sens certaines frustrations. Et par moments j’étais aspiré par ma musique, et puis je me suis réveillé et me suis dit « les mecs qui étaient là avant, pourquoi ils ne sont plus là ? ». Tu comprends qu’il y a une frustration, peut-être qu’ils ne veulent pas t’accompagner. Il y a des phases où j’explique ça, que ces frustrations ne sont pas de ma faute. Je suis rentré dans un truc où il y a des complications dans les relations humaines, et tu peux voir par-ci par-là des petites réflexions par rapport à ça dans l’album.
A : C’était quelque chose déjà amorcé dans LVA 3 et Faites pas chier j’prépare un album. Tu as une forme de prise de distance avec ton environnement, autant en termes de lieu que de personnes.
I : Il y a des gens, on était tellement proches, mais on est maintenant tellement en décalage, on ne parle plus la même langue. Il y a des discussions et des propos que je ne peux plus entendre. Ça ouvre la vision de quitter ton environnement pour voir autre chose. Quand tu rentres, il n’y pas beaucoup de gens avec qui tu peux parler. Et c’est pour ça que je dis que je ne vois même plus mes potes. Avant on était vingt, maintenant je suis chez moi. Ils ne me nourrissent plus. C’est aussi hardcore pour les mecs qui me voient partir que ça l’est pour moi.
A : Tu as toujours une forme d’empathie pour eux, dans ta manière d’en parler.
I : Bien sûr. Et d’ailleurs je ne suis pas déconnecté. Mais je ne peux plus faire plus d’une heure sur le corner. J’écoute quelques histoires et je me barre. Je vais d’un point A à un point B. Je ne suis plus jamais posté à un endroit.
« Être artiste, c’est être plein de doutes. »
A : Dans « Étage », tu as cette phrase : « J’préfère rouler dans un petit véhicule que de faire un crédit chez les chiens de l’enfer ». Comment le fait d’avancer dans ta carrière professionnelle affecte ton éthique et ta moralité ?
I : Il y a beaucoup de gens qui trouvent bizarre qu’on n’ait pas de signes extérieurs, on ne veut rien prouver. Beaucoup de petits me disent : « Isha, pourquoi t’es en Smart ? » En vrai, je m’en fous. J’ai été éduqué comme ça. Avec la musique, on va plus au resto, et au début je trouvais ça bizarre qu’un mec reste à côté quand il sert une bouteille de vin. [rires] « Pourquoi il reste à côté de nous ? » « Non t’inquiète il fait goûter le vin et après il taille. » Aujourd’hui, j’ai accès aux crédits. Mais est-ce que c’est important ? On voit des potes qui pètent le champagne… Tu viens de t’endetter pour quarante ans, tu ne sais même pas si tu y arriveras. Je me dis que parfois, les gens se mettent un peu la corde au cou. Je n’ai pas de mal à rester raisonnable.
A : Est-ce que finalement c’est pas une chance que tu aies eu un début chaotique dans le rap et que tout ça t’arrive que maintenant ?
I : Oui. J’avais 29 ans quand je suis revenu. J’ai agi différemment. J’expliquais à Gutti, un artiste qu’on produit, que pour moi, si tu me mets deux mecs, un avec une grosse Mercedes et qui part à Dubaï tout le temps, et un mec plus sobre mais qui crée de l’emploi, je veux ressembler à celui-ci, pas à l’autre.
A : Justement, vous avez ouvert le studio Papa Shango avec Stan. C’était quoi l’intention, la démarche ?
I : Il y a plusieurs choses. Déjà un rôle de grand frère. Des gens viennent souvent nous voir en coulisses et je pense qu’il fallait officialiser ce truc de donner des conseils. Et il y a aussi l’aspect vitrine, c’est un studio dans lequel on peut voir tout ce qui s’y passe. Je trouvais que ça ne transpirait pas le rap quand tu marches à Bruxelles. Pourtant, on est arrivés fort apparemment. Mais dans les rues de Bruxelles, à part des boutiques avec des Jordan, tu ne vois pas la culture. Je me suis dit « il faut que la culture soit réellement visible dans la rue. » Donc on a fait ce truc où depuis la vitre, tout le monde voit l’intérieur. Ça permet de démystifier le studio, d’enlever cette frontière. Ceux qui n’ont rien à voir avec la musique, la première fois qu’ils rentrent dans un studio, ils sont comme dans une église. Ils demandent s’ils peuvent toucher, comment ça fonctionne. Parce qu’on a tenu ça secret, on enregistrait dans des caves où personne ne rentrait. Si t’avais rien à faire là, fallait pas venir. On a démystifié ce truc-là. Ça ouvre. Il y a des gens qui sont venus enregistrer chez nous leur premier texte. Ça faisait deux ans qu’ils hésitaient à rapper, puis ils ont vu le studio et ça leur a donné accès. D’autres qui voulaient reprendre et grâce à ça, ils ont repris. J’avais l’impression de rendre service à ma ville en faisant ça. Et puis on avait besoin d’une base, d’un QG. Les gens qui sont dans le business de la musique, c’est comme une secte où quand tu n’y es pas, tu n’auras pas d’infos. À Bruxelles, on est les seuls rappeurs accessibles de l’industrie, en vrai. Qui peuvent te parler. Stan prend des gens en stage, on parle de tout devant eux, alors que d’autres ne partagent pas. Pour moi, il y a un truc hyper important dans l’art : la transmission. À partir du moment où tu vends mais tu ne transmets rien, que tu t’exposes et que tu vas juste former un gars à ta gauche, pour moi c’est dommage.
A : Tu aurais aimé qu’on te transmette quoi en termes de business quand tu as commencé ?
I : J’aurais aimé connaître la marche à suivre, savoir ce qui se dit dans les maisons de disques, les nouvelles stratégies. Et pas seulement apprendre en regardant les gens faire, mais être déjà dans les confidences, les coulisses. On a appris des manières de teaser, pour les préventes ; on n’aura pas de mal à l’expliquer à d’autres jeunes. Là où d’autres ne vont rien dire.
A : Est-ce que ce studio a été un endroit où tu as travaillé l’album ?
I : Ouais, j’ai fait 80 % là-bas, ça m’a donné de l’inspi. Parfois j’écoute des sons, puis je regarde par la fenêtre, il y a un truc qui se passe. Et tous les gens qui viennent se disent : « putain c’est chaud. » Il y a vraiment une vibe. J’espère qu’on en ouvrira d’autres des comme ça. Du coup je me sens utile, il y a vraiment des jeunes qui sont venus en mode traversée du désert pour avoir des informations. T’imagines, il y a des gens qui ne connaissent rien et personne, donc ils arrivent, il voit un mec qui est prêt à prendre une demi-heure pour leur expliquer, un mec qu’ils trouvent crédible, ça leur donne une force de ouf. Et du coup ils bossent !
Stan : Il y a des gens qui traversent la Belgique et la France. On a eu un gars, il s’est levé à 10 heures du matin, il est venu de Poitiers. Il est venu pour faire une heure de consulting et une heure de studio.
I : Ouais, Marseille, Suisse, ça vient de partout. Je pense qu’il faudrait démocratiser ce truc de l’élite des maisons de disques dans lequel il faut rentrer sinon t’as rien. Il faut des gens qui sortent et qui briefent un peu. Et il y a un truc auquel ceux qui ont accès aux informations ne pensent pas, c’est qu’on a une vague belge mais qui ne va pas être éternelle. Le Roméo Elvis de demain, la Angèle de demain, a 15 ans aujourd’hui, il ou elle est parmi.e ces jeunes-là. Donc si nous on aime vraiment notre ville et qu’on veut pousser le truc, il faut qu’on transmette pour que ces gens arrivent à se développer et que Bruxelles soit encore là dans vingt ans ; dans cinq ans ça sera peut-être fini. T’as vu Marseille, ça s’est éteint pendant un moment.
A : Est-ce que vous aviez des modèles d’entrepreneurs autour de vous ?
I : Comme j’ai de la famille à Sarcelles et que j’y ai habité, j’aime beaucoup le Secteur Ä. Il y a un peu un truc autour de Kenzy, l’idée que les mecs de quartier comprennent l’importance d’avoir des mecs de quartier qui ont été à l’école, qui peuvent s’asseoir avec des gens qui ne sont pas du quartier, qui maîtrisent les deux pôles, qui ont tous les codes. Moi, d’ailleurs, c’est grâce à ça que je fais attention à comment je parle à certains moments, c’est parce que j’ai vu des mecs comme ça. Je sais que ça ouvre, il faut de tout, des voyous, des rappeurs, des mecs instruits, et ça fait des labels. Après il y a Nipsey. Il y a eu une hype après sa mort mais nous on connaît son hustle depuis longtemps. Ce sont des mecs comme lui qui ont prouvé qu’en ne vendant pas beaucoup de disques, en n’étant pas très connus, tu pouvais être quelqu’un et être reconnu des plus connus. Tu vois les Jay-Z, P. Diddy, Young Jeezy, en vrai Nipsey n’a rien à faire là en termes de chiffres mais il impose un respect.
A : Contrairement à ces mecs-là justement qui ont pensé à investir très haut, Nipsey c’est typiquement le mec qui a investi chez lui…
I : Et ça l’a tué malheureusement.
A : Il y a un parallèle avec votre démarche d’ouvrir un studio chez vous.
I : Oui c’est ça. Et l’accessibilité aussi. Parce qu’il y a plusieurs façons de fonctionner. Tu peux être inaccessible et créer un mythe autour de toi qui fonctionne, mais il ne faut pas penser qu’être accessible va t’empêcher de créer quelque chose. Tu peux jouer avec le fait d’être hyper accessible et ça peut t’amener beaucoup de choses. Et Nipsey était accessible, il était devant son magasin, il n’avait pas de sécurité… ouais, ce sont des modèles comme ça.
A : Ce côté accessible se ressent dans ta musique, tu as dévoilé des choses très personnelles, intimes, sur toi dès LVA 1. Parfois, on a même l’impression d’être avec toi dans ta cuisine. Tout ça brise une barrière avec l’auditeur…
I : Clairement. Je ne pourrais pas être inaccessible parce que je me nourris des gens. Si demain je ne suis qu’avec une même équipe, comme beaucoup d’artistes, qu’on reste enfermés et qu’entre les gens et moi il y a trois mecs… je ne peux pas vivre comme ça.
A : Tu te nourris des gens mais tu semble solitaire. Il n’y a que toi sur tes pochettes par exemple…
I : Ça prend beaucoup d’énergie. Parfois, je sors, je rentre chez moi, je suis épuisé alors que j’ai juste discuté avec des gens. Je crois que j’ai appris à me connaître, je sais à quel moment ça me fait du bien d’aller me nourrir et peut-être même d’aller nourrir d’autres personnes, et à quel moment j’ai besoin de rester chez moi et réfléchir à tout ça.
A : Tu es à la fois méfiant mais très généreux en même temps, avec de l’empathie. On était d’ailleurs présents en 2018 à un concert au Hangar à Ivry-sur-Seine et il y avait un mec complètement déchiré qui est monté sur scène et pour qui vous avez eu un geste tous les deux : « tiens, prends le tabouret et assieds-toi. » D’autres artistes auraient pensé à leur concert…
I : C’est l’éducation. Moi je connais sa maman, [en parlant de Stan, NDLR] il connaît la mienne, on est comme ça nous, on ne s’en rend même pas compte, c’est tellement normal.
A : Une image m’est venue en écoutant ton album, c’est celle de Malcolm X avec un fusil regardant par la fenêtre. C’est encore cette méfiance, ce regard vers l’extérieur et la protection des tiens.
I : Moi je suis de nature à raconter les choses mais je crois qu’après un certain moment, je me suis dit que j’ai tellement raconté… En fait, tu comprends que tu deviens une cible, une proie facile, que tu t’exposes mais tu t’en rends compte qu’après. Au début, tous les mecs qui veulent faire de la musique ne se rendent pas compte qu’ils sont publics, ce n’est pas évident tout de suite. Tu fais de la musique mais à un moment donné tu te dis « ah ouais, peut-être qu’il y a des gens qui ne m’aiment pas », tu vois certains commentaires. Pourtant moi je trouve que ça va, les gens m’aiment bien en général, il y a très peu de mauvais commentaires. Mais ça met une petite méfiance quand même. Tu te dis « si les gens qui sont proches de moi arrivent à me détester parce que ça marche, imagine ceux qui ne me connaissent pas. »
A : À la fin du morceau « Décorer les murs » en 2020, tu disais : « J’sais pas pourquoi je n’arrive jamais à savourer mes victoires. Je pense tellement à la prochaine période de crise. » Deux ans après, c’est toujours le cas ?
I : Il est là, le nuage. Avant, j’attendais qu’il parte mais aujourd’hui, je sais qu’il sera là tout le temps. Mais je suis reconnaissant, je sais que j’aurais pu être ailleurs mais savourer une victoire, je ne peux pas dire ça. Peut-être par exemple quand ça concerne Green Montana, le voir s’accomplir comme ça, c’est plus une victoire, c’est plus festif que quand moi j’ai des bons résultats ou des belles choses.
A : C’est parce que vous êtes proches mais aussi parce que tu as participé à cette victoire en travaillant dans l’ombre ?
I : Ouais c’est pour ça. Être artiste, c’est être plein de doutes. On avait des convictions autour de lui, les gens disaient de lui : « on ne comprend rien à ce qu’il dit, il n’articule pas. » Et que tu leur dis : « c’est ça l’avenir du rap. » Comme dit Stavo : « bientôt ils vont comprendre. » Et que finalement il pète le score, que les gens commencent à comprendre petit à petit la grandeur de ce qu’il fait, c’est une grosse victoire ! On se revoit, on était là, il n’y avait rien ni personne et aujourd’hui on entend qu’un tel adore la musique de Green, l’autre veut faire ci ou ça avec lui. Pour ça je peux péter le champagne mais pas pour mes trucs à moi, je ne sais pas pourquoi.
A : Du coup, c’est toi Stan qui pètes le champagne pour Isha ?
S : Non même pas, c’est vrai qu’on ne le fait jamais. « Qu’est-ce qu’il faut faire maintenant ? Quel album sort ? C’est quoi le prochain move ? », en fait on ne sort jamais d’un truc à faire.
I : Là on va faire une release party. C’est un peu festif tu vois. [rires]
S : Et le lendemain, ça repart.
A : Est-ce que finalement la victoire ce n’est pas de rester en vie ?
I : Ouais, c’est de rester en vie. Je pense que c’est de voir le sourire chez les tiens. Et d’être – je le dis modestement – un modèle pour les jeunes, parce qu’ils me le disent. Financièrement, ce n’est pas un chiffre de ouf, les scores ne sont pas ouf mais je suis conscient que c’est notre salaire : on est devenus des exemples alors que les gens ne donnaient pas cher de notre peau, ils disaient qu’on allait mal finir. Je le vois dans le visage des gens que je ne connais pas ou des gens que je n’ai pas vus depuis dix ans… Un jour, il y avait un mec qui traînait au parc, là où je traînais quand j’avais vingt ans, il jouait au basket quand on racaillait, il est venu me voir et me disait qu’il m’observait avant et que le changement était ouf. Et c’est ça notre salaire, on dort mieux comme ça et j’espère que ça va continuer. Un jour, Stan me demandait : « c’est quoi ton but dans la vie ? ». Et je lui ai dit : « c’est juste qu’on ne m’oublie pas quand je meurs », qu’on se rappelle de ce que j’ai fait et j’oeuvre pour ça. Et ce ne n’est pas que les CDs et la musique, c’est écouter les gens, retenir leurs prénoms.
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