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En 2010, Parental débutait sa carrière dans la musique hip-hop avec l’album éponyme du trio qu’il forme avec son frère et Le Makizar, Kalhex. Dix ans plus tard, à l’approche de la trentaine, le beatmaker parisien présente une discographie fournie : il a aidé les membres de son groupe dans leurs projets solo, fait des disques instrumentaux et a surtout collaboré avec de nombreux artistes internationaux. Et très récemment, Parental a frappé un grand coup : il a sorti Godfather Don de sa retraite rapologique et produit pour lui Osmosis, premier disque enregistré par cette figure historique de l’underground new-yorkais depuis une vingtaine d’années. Retour sur cet épisode capital dans la carrière de Parental, ainsi que sur tous les faits d’armes qui l’ont précédé.


Abcdr : Comment découvres-tu à la musique hip-hop ? 

Parental : Mon père est ingénieur du son. Il écoutait du Quincy Jones, Herbie Hancock, Steely Dan et beaucoup de jazz/funk. J’ai grandi avec ça. À la fin du collège, je commence à écouter IAM et MC Solaar, via L’École du micro d’argent et Cinquième As. Puis je m’intéresse au rap américain et au Wu-Tang Clan en premier lieu. En regardant les featurings, les noms des beatmakers, je découvre d’autres artistes, d’autres albums, qui eux-mêmes m’amènent à d’autres œuvres. Très vite, j’ai été attiré par le sampling, le fait de retrouver les morceaux originaux utilisés dans les productions qui m’ont marqué. Je me suis construit une culture comme ça, au fur et à mesure.

A : Quand as-tu commencé à composer des beats ? 

P : J’ai commencé à produire mes propres instrus autour de 2006, d’abord sur Traktor, qui est un logiciel de mix pour DJ. Je mettais un break d’un côté, un sample de l’autre, en essayant de synchroniser les deux pour en extraire une boucle. Ensuite on est passés sur Magix Music Maker 2006 avec mon frère et on n’a toujours pas lâché ce logiciel !

A : Comment se forme le groupe Kalhex ? 

P : Mon frère Lex et moi avons deux ans d’écart, et nos goûts sont les mêmes. En 2009, on a rencontré Le Makizar à la Maison du Hip-Hop, dans le onzième arrondissement de Paris. Il produisait et rappait, comme mon frère. Moi j’étais et je suis toujours uniquement beatmaker. Le Makizar et nous étions sur la même longueur d’ondes et avions les mêmes références : former un groupe s’est donc fait naturellement. On côtoyait d’autres artistes en parallèle, notamment Venom et Square Lohkoh. À cette époque-là, ils bossaient sur leurs premiers projets et nous ont expliqué les démarches pour créer un label et sortir des disques. Nous avons créé le label Akromégalie Records en 2009 et sorti le premier album de Kalhex dans la foulée. En 2012 nous avons sorti un maxi avec Grap Luva et Rob-O, du groupe InI. C’est notre dernier projet en date au nom de Kalhex. Par la suite, chacun est parti sur ses projets personnels et a fait son chemin, mais nous avons continué à avancer ensemble, à s’aider les uns les autres sur nos disques respectifs. Mon frère a sorti son premier album instrumental Perfect Picture en 2011, Le Makizar a travaillé son album solo Schéma de Vie, sorti en 2016 et qu’on a produit tous les trois. Moi j’ai commencé à produire pour d’autres artistes.

A : Tu n’as jamais rappé ? 

P : Non, j’ai dû poser quelques couplets au début de Kalhex, rien de plus.

A : Kalhex en tant que groupe a été mis entre parenthèses ou c’est fini ? 

P : Non là on bosse sur un album qui est quasiment fini et devrait sortir très prochainement, dix ans plus tard. J’ai poussé mon frère et Le Makizar à faire un deuxième album pendant des années. Mais on était tous pris par nos projets solo et on voulait être sûrs de ne pas faire deux fois le même disque. Le Makizar a également déménagé, il s’est installé à Montréal. Il y a eu la distance, les pannes d’inspiration, les aléas de la vie… et nous avions besoin de temps, chacun de notre côté, pour assouvir nos propres envies et faire évoluer nos styles respectifs. Mais nous sommes toujours en lien, humainement de fait et musicalement, notamment à travers le label. Celui-ci sert surtout à faire vivre notre musique, plus qu’à produire des artistes extérieurs à Kalhex ou à notre entourage.

A : Justement, peux-tu expliquer le nom de votre label, Akromégalie Records ? 

P : Les gens pensent souvent que c’est une référence à l’acromégalie, la maladie, mais ça n’a rien à voir. En fait c’est une référence à une bande dessinée de Kkrist Mirror, qui a été le premier prof de dessin de mon frère. Lex aimait bien le nom et le logo, donc c’est un hommage à cette BD et à son auteur. Et puis il y avait l’idée d’une expansion, de s’élever, de grandir au fil du temps grâce à la musique et les rencontres qu’elle nous permet de faire.

« Le Makizar, mon frère et moi étions sur la même longueur d’ondes : former Kalhex s’est donc fait naturellement. »

A : En 2012, tu commences à produire pour des artistes hors Kalhex. L’une de tes premières productions placées, c’est pour le rappeur anglais Melanin 9 dans l’album Magna Carta.

P : Oui, le morceau s’appelle « Cosmos », il a bien fonctionné et j’ai eu de bons retours dessus. Mais au final je n’ai jamais rencontré Melanin 9. À l’époque, il n’a pas vraiment tenu les producteurs au courant de ses intentions… D’ailleurs la version instrumentale de Cosmos qui figure sur l’album vinyle n’est pas la version finale. Ça s’est un peu fait à l’arrache mais je suis plutôt content d’avoir participé à ce projet. Je remercie Seïsme et Azaia, qui, à l’époque, m’ont branché avec lui.

A : Dans la foulée tu commences à collaborer avec le rappeur américain Pete Flux. La particularité c’est que vous formez vraiment un duo, qu’au fil des années vous avez sorti plusieurs disques ensemble et fait des scènes. Vous vous rencontrez comment à la base ? 

P : Après Kalhex, je cherche à bosser avec d’autres artistes, notamment américains. Je traîne sur SoundCloud et tombe sur la page de Pete Flux, où il pose sur des faces B de Pete Rock, 9th Wonder, Large Professor… Tout ce que j’écoute et qui m’a influencé dans ma musique. Je lui envoie un message et il me répond assez vite. Lui de son côté cherche des productions, donc ça tombe bien. Je lui envoie des instrus et on se met d’accord pour faire un ou deux morceaux, voir comment ça fonctionne. Il commence à enregistrer et, manifestement, il y a quelque chose qui se passe, une osmose entre nous. Sa voix passe bien sur mes prods et il aime beaucoup ce que je fais. Il décide de venir à Paris quelques temps après. Il reste un mois et on enregistre notre premier EP, Traveling Thought. Par la suite, tous les ans il vient une partie de l’été en Europe. On passe quelques semaines à Paris à travailler ensemble, puis on part à l’étranger pour faire des scènes, à Berlin, à Vienne notamment… On a des contacts en Allemagne et en Autriche qui nous permettent d’avoir ces opportunités. C’est vraiment le rappeur avec lequel je suis le plus à l’aise pour faire de la musique, on se comprend, humainement et artistiquement. Quelle que soit la prod que je vais lui donner il va s’adapter et ne sera jamais monotone. Là on a un nouvel album qui est prêt, il faut que je finisse de le mixer. D’ailleurs, c’est pour cet album qu’on a pris contact avec Godfather Don. On a fait un son avec lui, que j’ai remixé pour le mettre en bonus sur Osmosis. C’est un peu bizarre de sortir le remix avant l’original. [Rires] Mais ça s’est déjà fait, je pense notamment à Showbiz & A.G. avec le remix de « Next Level » par DJ Premier si mes souvenirs sont bons.

A : Quelques-uns de tes disques sont sortis en collaboration avec le site allemand de vente en ligne HHV.de. Concrètement, comment se passe votre partenariat ? 

P : Mon frère a vécu à Berlin quelques mois au moment de la sortie de son premier solo. Il y a rencontré l’un des créateurs de HHV Records, la branche label du site. Ils nous ont proposé de sortir une version vinyle de l’album de Kalhex. On apprécie leur sérieux et respecte leurs choix musicaux. On sait qu’en passant par eux on aura un suivi rigoureux et un résultat qualitatif, alors dès qu’on sort un projet qui peut les intéresser on leur propose. Ça a été le cas pour les albums avec Zaïd, Horror City et Carta’ P, et tout récemment le disque avec Godfather Don. On travaille en licence avec eux, ils pressent nos disques, les distribuent et nous filent une parties des exemplaires qu’on peut revendre via notre site et notre réseau.

A : Votre musique est particulièrement bien reçue en Allemagne. Comment tu expliques ça ? 

P : En France on va vite nous coller des étiquettes, hip-hop old school, son à l’ancienne. Bien sûr, on a des influences qui remontent aux années 1990, mais on ne peut pas non plus nous réduire à ça, on essaie de faire de la musique intemporelle. En Allemagne, on a la collaboration avec HHV qui joue pour nous mais je pense également que les gens sont plus ouverts à ce style de musique. Il y avait déjà une scène beat et jazz-hop il y a dix ans, ce qui nous a permis d’y trouver notre public plus rapidement. Pareil pour le Japon. Mon frère y a été plusieurs fois. Pour son deuxième album Full Cycle, il a invité le rappeur Shing02 ce qui lui a permis d’attirer l’attention de Takumi Koizumi, manager de Hydeout Productions, le label de Nujabes. [NDLR : décédé en 2010, le beatmaker japonais Nujabes est une figure vénérée de la musique hip-hop instrumentale] Après la mort de Nujabes, Takumi a développé son propre label Rockwell Product Shop et il s’occupe maintenant des sorties de Lex : Satori, Cairn, et le 45 tours Blue Nile/Changing Child. Ils ont tous très bien marché. Sa musique était même diffusée dans les konbinis, les épiceries japonaises !

A : Tu as eu une année 2019 particulièrement chargée, avec notamment deux albums collaboratifs, l’un avec Carta’ P. d’Adagio! et l’autre avec Horror City. Quel bilan tires-tu de tout ça ?

P : Je n’ai jamais été aussi productif, effectivement, même si la plupart des disques que j’ai sortis étaient prêts depuis quelques temps et qu’en fait tout est un peu tombé à la même période. Depuis quelques années, je fais beaucoup de collaborations avec les rappeurs qui m’ont influencé et surtout que personne n’a cherché à retrouver. Ça a été le cas pour mes trois derniers projets. J’essaye de faire redécouvrir au public ces artistes qui, selon moi, sont tombés dans l’ombre trop tôt. J’ai également sorti quelques singles sur des labels lo-fi / jazz-hop comme Hip Dozer ou encore Golden Ticket Tapes qui ne font que des sorties instrumentales. C’est Alcynoos, un autre beatmaker parisien, qui m’a initié à ça.

« Pete Flux et moi, on se comprend, humainement et artistiquement. »

A : Il y a quelques semaines, tu as donc sorti un projet avec Godfather Don. Qu’est-ce que le personnage représente dans ton parcours d’auditeur de rap ? 

P : C’est l’une de mes plus grosses influences. Avec Pete Rock, c’est l’un de ceux qu’on a le plus écoutés avec mon frère. On a essayé de trouver la plupart de ses vinyles, notamment la série de ses disques d’instrumentaux Hydra Beats, et quelques maxis. Je voulais me procurer The Nineties Sessions en CD mais je me suis réveillé trop tard. Au niveau du flow et côté productions, il est très fort. Il sait créer une vraie atmosphère. L’album de The Cenobites avec Kool Keith, c’est une telle ambiance sombre, façon Organized Konfusion… Ça ne ressemble pas forcément à ma musique, moi on trouvera plutôt que je suis dans un registre smooth, plus calme. Mais j’avais vraiment envie de bosser avec lui.

A : Comment le contact s’est-il noué ? 

P : Je me suis dit qu’il n’avait rien fait depuis des années et que j’allais tenter le coup : « On verra bien, si ça se trouve il ne me répondra pas. » À la base, je voulais l’inviter sur mon prochain album avec Pete Flux. Je réussis à le retrouver sur les réseaux sociaux. Il m’envoie son mail et on parle longtemps. On accroche bien mais il demande beaucoup d’argent pour que ça se fasse. Ça me casse un peu. J’étais en tournée à Vienne à ce moment-là avec Kalhex et Pete Flux, j’en parle à Pete qui me dit : « vas-y laisse tomber. » Je lui dis d’attendre, que je vais insister, lui écrire et lui expliquer ma démarche. S’il était resté sur sa position, bien sûr on aurait laissé tomber. Mais finalement il a revu ses tarifs. On fait le son pour l’album avec Pete Flux et ce que je kiffe vraiment c’est le fait qu’il n’ait pas changé, que sa voix soit restée la même, qu’il ait gardé son énergie. Je me dis qu’il faut que j’essaie de faire un disque avec lui. Je lui propose et il est partant. On fait donc ce mini-album. Et quand j’en parle à HHV Records, ils sont hyper enthousiastes et me proposent de faire deux pressages, un premier avec des vinyles colorés jaunes et un second avec des disques noirs. On fera peut-être une version CD avant la fin de l’année, puisque beaucoup de gens le demandent.

 

A : Quel est le positionnement de Godfather Don par rapport au rap actuellement ? J’avais l’impression qu’il était parti vers le jazz et qu’il avait complètement tourné le dos à ce qu’il faisait avant. 

P : Effectivement, aujourd’hui il est saxophoniste dans un groupe de free jazz, The Open Mind. Après je crois qu’il n’a jamais arrêté d’écrire. Mais c’est vrai qu’il ne cherchait plus vraiment à sortir quoi que ce soit, il attendait une éventuelle opportunité mais sans chercher à provoquer les choses. Je crois qu’il a connu plusieurs déceptions par le passé. Des labels ont sorti des projets sans son accord et ça l’a un peu dégoûté. Il est resté méfiant, c’est pour ça qu’il m’a demandé une somme importante au départ, pour un simple featuring. Je n’ai jamais dû autant négocier qu’avec lui, mais nos relations sont très bonnes.

A : C’est un peu le cliché des rappeurs américains en quelque sorte…

P : Oui, un peu, leur côté businessman je crois. C’est pareil avec Kool Keith, je voulais qu’il fasse un interlude sur le disque, un truc de trente secondes. Le mec me demande une somme astronomique donc j’ai laissé tomber. Certains d’entre eux tentent de cette façon, ils se disent « c’est un petit Européen, il doit avoir de la thune, s’il veut m’avoir il va raquer. » [Rires]

A : Ça ne te décourage pas d’être confronté à ce genre de comportements ? 

P : Parfois, si. Mais je me dis aussi que c’est le prix à payer pour avoir ces mecs-là. Godfather Don, c’est une référence mais peu de gens ont essayé de bosser avec lui, donc je suis passé outre, tant que ça restait dans la limite du raisonnable. Après, quand tu écoutes sa musique, tu t’imagines à qui tu as affaire. C’est un mec de rue, tu peux t’attendre à ce genre de réactions. À côté de ça, il est cool. Mais par exemple, j’ai demandé un remix à Large Professor pour mon album solo et lui était très froid par mail, il m’a juste envoyé son tarif sans un mot de plus, j’ai été un peu déçu, même si je sais que ce n’est pas toujours évident de communiquer à distance. C’est plus cool de travailler avec quelqu’un comme Pete Flux, où tout est plus simple et où la musique prend le dessus sur l’argent.

A : Comment avez-vous conçu le disque avec Godfather Don ? Est-ce que tout s’est passé à distance ou il y a eu une rencontre à un moment ? 

P : Non, on ne s’est jamais rencontrés, je ne sais pas si on se rencontrera un jour. Peut-être que je le verrai si je vais à New York mais lui ne viendra certainement jamais à Paris. Tout s’est fait par mail. Il me répond quand je lui envoie un message, mais il n’est pas très à l’aise avec Internet. Il n’a pas de réseaux sociaux, à part un SoundCloud.

A : Il a un certain âge aussi j’imagine, son premier album est quand même sorti en 1991.

P : Oui, il ne doit pas être loin de la cinquantaine.

A : Actuellement vit-il de sa musique et du saxophone ? 

Je crois qu’il n’enregistre pas mais il fait beaucoup de concerts dans des clubs de jazz. J’avais vu une photo de lui qui circulait sur Instagram, en train de jouer dans le métro. Il fait également de la peinture mais je ne suis pas sûr qu’il vive de tout ça, il doit faire des petits boulots à côté.

A : Sur le modèle des albums communs avec des rappeurs américains, qui est le mec avec qui tu rêverais de bosser ? 

P : Lord Finesse. C’est ma troisième grosse influence après Pete Rock et Godfather Don. Je voulais aussi bosser avec Ran Reed, mais il demandait trop d’argent. C’est un mec qui n’a pas sorti grand-chose au final, je trouvais ça un peu indécent.

A : Tu as un album solo en préparation, il devrait sortir cette année. 

P : Oui, il s’appelle Life Mission. J’ai invité plein de rappeurs à poser sur mes productions : El Da Sensei, J-Live, Shabaam Sahdeeq, Epidemic et d’autres. Je suis dessus depuis des années mais j’ai un peu de mal à le terminer. Ça prend tellement de temps : la musique, le mixage, la pochette… Parfois tu es obligé d’attendre des mois pour avoir suffisamment de recul, c’est un long processus. Et quand tu en as fini avec cette première étape, il reste la promo à gérer, à déposer les disques. On essaie de tout faire nous-mêmes, mais c’est parfois compliqué.

A : Tu as déjà un peu parlé de tes autres projets à venir, notamment l’album de Kalhex et celui avec Pete Flux. As-tu d’autres choses qui vont sortir prochainement ? 

P : J’ai aussi un album instrumental qui sort le 7 mai en collaboration avec Alcynoos, Shapes, sur un sous-label de HHV qui s’appelle Beat Jazz International. Ça fait deux ans qu’on bosse ensemble. Lui bosse sur Maschine [NDLR : groovebox logicielle développée par Native Instruments], moi sur ordinateur et on essaie un peu de mélanger nos styles, de faire des compositions à deux. C’est une belle rencontre, ça m’aide niveau inspiration et on apprend beaucoup l’un de l’autre. Je prépare également un album avec Pudgee Tha Phat Bastard et un autre avec Mattic, qui a notamment bossé avec Wax Tailor.

A : Tu officies également en tant que graphiste, sous le blaze RVB. Peux-tu nous en parler ? 

P : J’ai fait des études de graphisme et j’ai baigné dans une culture de l’image avec mon frère et à travers la musique : pochettes de disques, bandes dessinées, design, dessin… RVB, c’est à la fois mes initiales [NDLR : Raphaël Vahé Besikian] et bien sûr une référence au codage informatique des couleurs. C’est moi qui fais mes pochettes. Pour le label je fais aussi des flyers pour les concerts par exemple, et j’aide des potes à l’occasion.

A : J’ai vu que tu bossais à Radio France. Quel est ton poste là-bas et comment conjugues-tu ta vie professionnelle et ta carrière de beatmaker ? 

P : Mon boulot et le beatmaking sont deux choses à part pour moi. Je travaille aux droits d’auteurs pour France Culture. Je suis en relation avec la SACEM, la SCAM et les autres sociétés d’auteurs. Le cadre de Radio France est super mais le métier que je fais en lui-même n’est pas passionnant. J’ai essayé de candidater pour trouver un poste, notamment, à la discothèque de Radio France, pour essayer de mêler ma vie artistique et ma vie professionnelle : faire de la numérisation et de la restauration de vinyles. Ça aurait bien collé avec ce que je sais faire, avec mes centres d’intérêt. Mais c’est une petite niche,  donc il n’y a pas de recrutement et la situation économique est compliquée. Donc ce n’est pas pour tout de suite. Je ne m’en plains pas car c’est un travail qui me laisse le temps de faire de la musique à côté. Je n’ai jamais voulu faire de la musique mon taf à proprement parler non plus. Il faut être surproductif, sortir des projets régulièrement. Ce n’est pas ma démarche, je ne fais pas de la musique sur commande. Ce que je sais c’est qu’à mon échelle, je n’arrêterai jamais de produire des mecs et de faire des instrus. Avec mon frère, avec d’autres artistes… Au-delà d’essayer de faire plaisir à un public, c’est surtout une énorme passion pour moi.

« Écoutez bien, bande de dépravés. Voilà l’homme pour qui la coupe est pleine. L’homme qui s’est dressé contre la racaille, le cul, les cons, la crasse, la merde. Voilà quelqu’un qui a refusé. Voilà… » *

…Venom. Crâne rasé de près, trappu, voix caverneuse. Sweat à capuche noir, baggy jean, baskets sombres. Un mec à l’ancienne sobrement hip-hop, passionné en noir et blanc.

V.E.N.O.M. Derrière ces cinq lettres se cache un homme discret, volontairement flou quand il s’agit de parler de lui. Préférant rester en retrait derrière son personnage, le rappeur parisien laisse les auditeurs faire fonctionner leur imagination. « J’ai jamais aimé les makings-of de films, explique-t-il. Je n’aime pas qu’on me montre les coulisses, qu’on décortique comment tel acteur a préparé son rôle, comment ont été faits les effets spéciaux. Je préfère qu’on me laisse imaginer tout ça : ça fait partie de mon plaisir de spectateur. Pour moi et ma musique, c’est pareil. » Bref, pas de prénom, pas de nom, pas de matricule, pas d’informations précises ; c’est aussi bien comme ça.

Alors on l’imagine, à partir des quelques éléments qui lui échappent parfois. Au risque de se planter – mais tant pis, ça fait partie du jeu. On imagine son QG, le « Vidéosdrome », où a été enregistré et mixé son album et dont la localisation exacte reste secrète : une sorte de grand sous-sol aménagé, rempli d’étagères ployant sous le poids de milliers de comics, de vinyles et de VHS. Des câbles d’alimentation et des prises Péritel courent au milieu de la pièce et le long des murs, recouverts de vieilles affiches de films. Dans un coin, une vieille télé dont l’image tremblote – un homme brun et moustachu marche dans l’allée d’un grand parc, en pleine nuit, serrant quelque chose dans sa poche – pendant que le magnétoscope ronfle bruyamment, menaçant toutes les trois minutes de bouffer la bande. A l’autre bout de la pièce, un ordinateur, un vieux sampler, du matériel d’enregistrement, deux platines et une table de mixage reliées à des enceintes : le son qui s’en échappe tape en sourdine ; sans doute un vieux disque east-coast millésimé du début de la dernière décennie, un des premiers Redman, peut-être.

On les imagine, lui et ses frères MC Zombi (rappeur et producteur) et Médievil (rappeur), enquillant depuis leur enfance les heures devant le petit écran familial à enchaîner les films ; veillant, aujourd’hui encore, jusque tard dans la nuit malgré les journées occupées par un taff « balourd », puisque, tout le monde le sait, le rap ça ne paie pas. S’il dit ne jamais regarder la télévision et devenir dingue lorsqu’il tombe sur un JT, le cinéma a au contraire toujours occupé une place particulière dans la vie de Venom. Avec des goûts plus éclectiques que ce que son album laisse supposer : fan bien sûr des vieux Lucio Fulci, John Carpenter et Dario Argento, il cite parmi ses références les comédies de Pierre Richard et du Splendid, Yves Boisset, La folle journée de Ferris Bueller, Terminator et… Howard… une nouvelle race de héros, production méconnue de George Lucas racontant les aventures d’un canard de l’espace devant s’adapter à la vie sur Terre !

« Il y avait une grosse culture du vidéo club, dans ma famille, se rappelle-t-il. A l’époque, on vivait aussi avec mes oncles dans une même maison. Aller au cinéma revenait trop cher, donc on louait beaucoup de films. Ma passion pour la VHS vient de là« . Une passion virant presque à l’obsession. Pochette réalisée par le graphiste Melki [auteur de nombreuses affiches de films, notamment ceux avec Jean-Paul Belmondo], interludes interprétés par les doubleurs français de Bruce Willis et Whoopi Goldberg, samples de films insérés ici et là comme autant d’hommages… Un justicier dans la ville, son premier album sorti en juin dernier, déborde de détails qui renvoient au ciné des années 80.

« En exagérant un peu, je dirais que j’ai quasiment appris à lire dans les magazines Strange. »

Passionné de rap new-yorkais des 90’s – auquel il rend régulièrement hommage en mixant lors des soirées de son collectif Golden Years – et de cinéma d’action, Venom est également fan… de comics. Ouf, la sainte trinité rapologique est respectée. « En exagérant un peu, je dirais que j’ai quasiment appris à lire dans les magazines Strange. Même, bébé, alors que je savais pas encore lire je regardais déjà les images [rires]. Là encore, il y en avait beaucoup qui traînaient chez moi, et j’ai rapidement été fasciné par l’univers Marvel qui, et je l’assume complètement, a pas mal influencé ma vision du Bien et du Mal. » Au point de nommer son propre label Marvel Records et d’opter pour le pseudonyme de Venom, super-héros pour le moins ambigu des Guerres Secrètes. « C’est un personnage qui a toujours été mal perçu et que j’ai toujours adoré. Pour beaucoup, il incarne le Mal, mais en réalité Venom ne tue jamais d’innocents. Par rancune personnelle, il poursuit Spiderman, puis cesse quand il se rend compte que ce dernier défend lui aussi la morale et les faibles. Alors il devient à son tour un justicier. »

Justice, lutte du bien contre le mal, morale… On touche là au cœur des préoccupations de Venom, et à la thématique centrale de son premier album. Car malgré ses faux-airs de péloche de série B, naviguant entre le polar urbain et le thriller horrifique, Un justicier dans la ville tient plus du « cri social » que de la simple fiction divertissante. La forme, narrative à l’extrême, est au service du message. « Je sais qu’une partie des auditeurs risque de ne pas capter réellement le délire. Mais, comme dans Invasion Los Angeles de John Carpenter, mon album délivre une vision de la société, exprime une inquiétude. » Pessimiste, voire nihiliste, Venom ? Plutôt, oui. Derrière ses métaphores de zombies, ses personnages de drogués, de caïds et de super-héros, se cache une critique de la société de consommation. Pas tant du système capitaliste en tant que tel, sur des critères économiques et politiques, mais plus de la passivité qu’il entraîne chez les gens.

« J’aimerais que les gens se réveillent et se défendent par eux-mêmes au lieu d’attendre, de se laisser faire. Ce disque-là, c’est toute la noirceur que j’ai dans l’âme. C’est toute la frustration, l’anxiété qui sont en moi. » D’où ce personnage de Justicier, protégeant les plus faibles, traquant les violeurs et les pédophiles, prônant la self-défense et le « vigilantisme »… « Quand je me définis comme justicier, ça veut dire que si demain je vois une femme se faire agresser dans la rue, je vais pas remettre mon walkman et passer. Je suis pas là à traquer le mal comme un dingue, mais s’il se passe quelque chose devant moi, j’agirai. La plupart des gens, non : dans cette société, tout t’apprend à avoir peur, à rester dans ton coin. » Venom, lui, a « débranché », comme il dit : éteint sa télévision, refusé l’abrutissement publicitaire. Sans non plus songer à l’engagement associatif ou politique : son combat passe par l’art.

Pas étonnant qu’avec une telle vision des choses il avance – presque – en solo. Seuls ses deux frères, MC Zombi et Médiévil, et la rappeuse/chanteuse Félicia l’accompagnent sur Un justicier dans la ville. Pour le reste, Venom s’est débrouillé seul. Il a composé lui-même les beats (à l’exception de celui de ‘V.I.L.L.E.’ dont s’est chargé MC Zombi), écrit tous les textes – y compris ceux des interludes -, effectué tous les scratches. « C’est pas que je sois contre les featurings, les participations extérieures ou le fait d’avoir des instrus d’autres producteurs, mais cet album a vraiment été réalisé dans un délire particulier, qui correspond complètement à mon état d’esprit et à celui de mes proches. Et je ne vois pas qui d’autre aurait pu s’y intégrer. » Le prix, assumé, de sa singularité.

* Citation extraite d’un monologue de Robert de Niro dans Taxi Driver, réalisé par Martin Scorsese, 1976