Tag Archives: rocé
Les membres de l’Asocial Club, on en parle sur l’Abcdr depuis des années. Casey, Al, Vîrus, Prodige (comparse de Casey au sein d’Anfalsh) sont des noms récurrents dans nos colonnes. Fatalement, l’annonce d’un projet les réunissant ne pouvait pas passer sous notre radar. Entretien fleuve – sans Al mais avec DJ Kozi- centré autour de l’album Asocial Club à venir : Toute entrée est définitive. Et sur plein d’autres choses. Ne vous fiez pas à leur nom de scène, l’émission est pleine de sourires et de bons moments.
Les rappeurs hexagonaux ont pris l’habitude de fustiger les médias généralistes, leur reprochant légitimement de passer sous silence la plupart des sorties de rap français. En ce début d’année 2013, c’est presque le reproche inverse qui pourrait leut être fait, tant les journaux, les magazines et les émissions de télé ont pris un malin plaisir à commenter les différents événements entourant le clash Booba/La Fouine qui a littéralement phagocyté les nombreuses bonnes surprises survenues récemment. Mise en lumière sur quinze morceaux qui ont particulièrement retenu notre attention au cours de ce premier trimestre.
Hype ft. Roro - « Pierre tombale »
Hype, qu’on a l’habitude d’entendre avec son compère Sazamyzy, décide ici de se lâcher complètement sur la prod de Roro, autre membre de l’entité GB Paris. Rappeur incisif, Hype est le genre de MC dont on guettait toujours avec intérêt la prochaine rime mais auquel on pouvait parfois reprocher un manque de prise de risques. Reproche complètement obsolète avec ce « Pierre tombale », morceau halluciné au cours duquel le rappeur de Bondy menace l’intégralité du rap français avec un sourire narquois. Épatant. (La mixtape Charles Pasqua Money Vol 2 est disponible en téléchargement gratuit sur le blog Fusils à pompe.)
Kaaris - « Zoo »
En à peine une année, Kaaris s’est imposé comme le Bill Butcher du rap français : un mec grossier à outrance, sans pitié et capable de fulgurances inouïes. Si la sortie de Z.E.R.O avait alimenté les comparaisons avec Booba l’année dernière, le temps indique clairement que Kaaris n’a rien d’un énième ersatz du Duc de Boulogne. « Zoo », dont on imagine qu’il est le premier extrait de son album à venir, impose un univers et un lexique à part. Morceau phénomène, il a déjà été brillamment parodié par Willaxxx.
Wilow Amsgood - « Sale négro »
S’il était un projet de qualité, porté notamment par des productions rigoureuses et appliquées, Marchand de rêves, le premier EP de Wilow, voyait parfois les textes du rappeur Picard tomber dans la facilité et casser l’effet de certains morceaux. 2013 l’a vu prendre une bonne résolution puisque son écriture est désormais plus épurée, preuve en est avec ce « Sale négro » entêtant. (La mixtape collégiale #NoCracks est disponible en téléchargement sur le site de Wilow.)
Aelpéacha - « En avance sur moi-même »
Pendant que 80% des rappeurs français sortent un album tous les trois ans, Aelpéacha, sans prévenir personne, a décidé de livrer un énième album pour débuter l’année. Déroutant par son appellation mais également par certaines de ses orientations, Ride hivernale est un disque aux accents mélancoliques, à des années-lumières des hymnes ensoleillés aux barbecues auxquels le rappeur de Splifton nous avait habitués. Il n’empêche qu’avec l’album de Rocé, il s’agit de la meilleure sortie 2013 à ce jour, portée avec brio par « En avance sur moi-même », sorte d’egotrip second degré au groove imparable.
Ride hivernale est disponible en écoute sur le bandcamp de Aelpéacha.
Rocé - « Assis sur la lune »
On aurait pu choisir « Actuel », morceau phare du dernier album de Rocé qui le voit collaborer avec succès avec le mystérieux JP Manova (anciennement connu sous le nom de JP Mapaula). Après réflexion, le choix d’avoir clipé « Assis sur la lune » est presque évident tant il fait parfaitement le lien entre les derniers albums plus expérimentaux du rappeur et ce Gunz N’ Rocé qui le voit revenir avec brio à ses premières amours.
Maître Gims - « Meurtre par strangulation »
En 2008, comme beaucoup d’autres spectateurs du paysage rapologique français, nous avions été impressionnés par l’arrivée de la Sexion d’Assaut, la fraîcheur du groupe s’inscrivant dans un cadre inédit et presque anachronique à l’époque. Deux albums en major plus tard et nous nous sommes fatalement éloignés du groupe parisien, ayant parfois des difficultés à nous remémorer ce qui nous avait tellement séduits dans Le Renouveau. Avec « Meurtre par strangulation », l’autre premier extrait de l’album solo de Gims avec le mitigé « J’me tire », le phénomène de la Sexion nous rappelle qu’il est incontestablement un des rappeurs hexagonaux les plus doués. Naviguant entre le chant et le rap, flirtant avec les flow irrités de Meek Mill ou d’Eminem post-Relapse, Gims a su immédiatement regagné notre intérêt. C’était franchement pas gagné.
Hyacinthe - « Cheveux rouges »
« Rien à foutre de la tradition littéraire en France ». Plus qu’un simple effet d’annonce, la phrase fait figure de carte de visite pour Hyacinthe qui s’échine pendant 14 morceaux à déformer l’amour sous toutes ses formes, à commencer par son orthographe qu’il malmène dès le titre de son projet. Sur la route de l’Ammour succède à Des Hauts, des Bas et des Strings et retrouve le rappeur parisien là où on l’avait laissé l’an dernier. Obscène, irrévérencieux et arrogant à l’extrême, Hyacinthe continue de chanter la légèreté et de célébrer l’immaturité, en profitant au passage pour élargir considérablement sa palette de rappeur. (Sur la route de l’Ammour est disponible en téléchargement sur le bandcamp de Hyacinthe.)
Sadek ft. Meek Mill - « Pay Me »
Les Frontières du Réel est un album contrariant. En même temps qu’il voit Sadek confirmer le potentiel qu’on avait déjà deviné chez lui, il est trop largement pollué par des morceaux qui lorgnent maladroitement vers le grand public. Étonnamment, le moment le plus naturel de l’album intervient lorsque le rappeur du 93 invite Meek Mill à l’occasion d’un « Pay me » surprenant. Alors que la plupart des collaborations franco-américaines ont généralement débouché sur des morceaux ordinaires, « Pay me » voit naître une véritable complémentarité entre les deux MC’s qui ont en commun le même côté gueulard et remuant. Dommage que le reste de l’album ne partage pas la même spontanéité.
Joke - « PLM »
Kyoto, EP sorti l’an dernier chez Golden Eye Music, a presque vu Joke renaître, lui qu’on avait un peu oublié depuis son passage chez Institubes et la sortie de Prêt pour l’argent. Une signature chez Def Jam France et quelques centaines de milliers de vues plus tard, le rappeur de Montpellier fait presque déjà figure de valeur sûre. « P.L.M » s’inscrit exactement dans le chemin tracé par « Triumph » et « Scorpion remix » et sert de parfait teasing pour Tokyo, le nouvel EP à venir.
Starlion - « Danse ou j’tire »
Lorsque nous avions rencontré Grems fin 2011, celui-ci nous avait dit le plus grand bien de Starlion, rappeur originaire de Reims et dont le nom faisait lui aussi partie de la liste des innombrables membres composant le collectif la Fronce. Peu étonnant que Starlion se soit par la suite greffé à l’entité PMPDJ et qu’il ait participé à l’excellent Haterville sorti l’an dernier. C’est désormais en solo qu’il refait son apparition avec Jailbreak, un EP de très bonne facture. Le premier extrait, « Danse ou j’tire », montre l’étendue de son potentiel et démontre que, lui aussi, se situe musicalement entre les codes rap traditionnels et un penchant assumé pour les sonorités électroniques. (Jailbreak est disponible en téléchargement sur le site de Starlion.)
Bandit ft Metek & Wacko - « Elle »
L’instrumental lancinant et vaporeux de Myth Syzer, le flow aérien de Bandit, les placements Time bombesques de Metek et les références improbables de Wacko (Kierkegaard, Houellebecq et Doc Gyneco dans le même couplet, ça force le respect). Autant d’éléments qui font de « Elle » un succès et une pièce assez unique dans le rap français tant sont rares les morceaux hexagonaux qui auront réussi à retranscrire cette atmosphère planante si prisée de l’autre côté de l’Atlantique depuis quelque temps.
Infinit - « Building »
Depuis les percées neurasthéniques de Sako, peu de rappeurs issus du 06 étaient parvenus à réellement faire parler d’eux. Si on devait miser sur un poulain pour inverser la tendance, Infinit serait indiscutablement celui-là. Il est en effet assez rare de voir un jeune rappeur tenir facilement la distance sur plus de vingt titres comme c’est le cas sur Ma vie est un film, sa mixtape sortie en début d’année. Mieux, les nombreux invités (parmi lesquels on compte Alpha Wann, Veust Lyricist ou encore Aketo) ne réussissent jamais à lui faire de l’ombre. Un mec à suivre. (Ma vie est un film est disponible en téléchargement sur le site de Denbasfondation.)
Seth Gueko - « Dodo la Saumure »
Sur Neochrome Hall Stars game, le projet réunissant Zekwé Ramos, Al-K Pote et Seth Gueko, on avait trouvé notre gitan favori un peu en dedans, comme si la présence de ses deux compères l’avait empêché de se dépasser. Bad cowboy, son troisième album solo, devrait le voir sous un meilleur jour si l’on en croit « Paranoiak » et surtout « Dodo la saumure » qui, dans l’esprit, nous renvoie quasiment à l’époque Barillet plein. Bonus coquin : la sympathique Anna Polina fait une apparition remarquée dans le clip.
Mala - « Première sommation »
Si vous êtes un fan de rap de longue date, vous avez forcément été déjà confronté à cette étrange situation où une de vos connaissances néophyte vous demande de lui donner quelques clés d’entrée. Une chose est sûre et certaine : Mala ne sera jamais une de ces « clés d’entrée ». Pour l’individu lambda qui pense souvent que le rap est avant tout une histoire de mots, difficile d’expliquer ce qu’il peut y avoir d’aussi jouissif chez un rappeur aux tournures de phrase aussi invraisemblables. Maintenant, on aimerait une suite à Himalaya s’il vous plaît.
Georgio ft Hologram Lo’ - « Saleté de rap »
L’an dernier, Georgio s’était fait remarquer avec « Homme de l’ombre », habile tirade cafardeuse dont « Saleté de rap » pourrait être la deuxième partie. Premier extrait de Soleil d’hiver, EP conçu en commun avec l’ultra-productif Hologram Lo’, le morceau annonce la couleur d’un projet qu’on imagine partagé entre espoir de grandeur et désenchantement amer. On vous reparle très rapidement de Georgio avec qui on a récemment eu l’occasion d’échanger quelques mots.
« Vous voulez jouer aux mots, à la finesse et aux strophes, mais n’aimez pas perdre le pot face au rappeur philosophe. » (« J’rap pas pour être sympa »)
Le rappeur philosophe : la formule est sacrément foutraque. Mais derrière ce grand clin d’œil à un certain âge d’or et au Teacha KRS-One, il y a une symbolique. Et un résumé de l’approche adoptée par Rocé pour son quatrième album. Les conceptuels Identité en crescendo et L’être humain et le réverbère derrière lui, Gunz N’ Rocé marque un retour à la genèse et aux fondamentaux. Avec un son épuré et une approche plus directe, plus en phase avec le séminal Top Départ, il est avant tout porté par la rythmique, par le claquement des breaks. Ceux qu’il a lui-même choisis et calés, puisqu’une nouvelle fois Rocé est derrière la plupart des productions de son album. Le fidèle DJ Karz et les deux duos Gwendal Douet-Yoan Leichnig et Baron Retif-Concecion Perez viennent compléter une structure musicale brute sans être uniforme, où les cordes côtoient les cuivres, et les boucles quelques bouts de compositions.
« Actuel ok, mais pas à la mode. » (« Actuel »)
La nuance est de taille et elle est répétée – voire martelée – sur le refrain d’ »Actuel ». Gunz N’ Rocé déborde de nuances et de contradictions. Ils sont autant de fils sur lesquels son auteur joue les équilibristes, sans jamais tomber à plat. À la fois inscrit dans l’actualité et dans la tradition du rap hexagonal, dans la critique tout en étant divertissement, il aspire à dribbler les tendances pour plonger dans une tradition du contre-courant. Celle qu’il évoquait déjà sur « Changer le monde » (Top Départ), posé sur son BMX et slalomant entre les tours d’immeubles. Un peu rêveur mais avec les deux pieds sur terre, un œil subversif et un sens de la formule certain, il s’attaque aux formats comme au formatage, du rap aux médias, des bancs de l’école aux soirées mondaines. Une foultitude de saillies nourries par la haine et des cellules grises, entrecoupées de quelques rares respirations.
« Tu travailles ton élocution, moi la révolution. » (« Assis sur une pierre »)
Avec un égotrip assuré et une imagerie enrichie de références éparses, Rocé dévoile une écriture plus dépouillée, plus rentre-dedans, chargée de ce sentiment d’urgence perceptible tout au long d’un album dense mais succinct. Sûr de son verbe et obsédé par cette volonté d’être le caillou dans cette godasse trop étroite, il œuvre seul mais pas isolé, parfois esprit solitaire comme « assis sur la lune. »
Si les mots sont choisis, les compagnons de parcours le sont tout autant. Les apparitions de JP Manova et Manu Key ne manquent pas de sens. Le premier oeuvre toujours en dehors des chemins balisés, continuant à creuser son propre sillon tout en jouant avec les attentes, déposant ici un nouveau couplet marquant. Le second est un phare dans le parcours de Rocé, à l’origine d’une partie de ses débuts, ici à la fin de « Magic », ultime morceau. Une conclusion en hommage à DJ Mehdi, grand absent de Gunz N’ Rocé. Une pensée indispensable qui éloigne un peu plus cet album de l’éphémère. Après tout, les absents c’est l’éternité.
Abcdr Du Son : « Qui nous protège » était sorti en maxi vinyle avant l’album via Chronowax. Approche traditionnelle à l’époque, quasi-complètement disparue en 2012. Comment tu vis ce changement d’époque ?
Rocé : J’ai continué à suivre cette démarche jusqu’à très récemment. Après, je pense que plus on trouvera des chemins directs, avec peu de moyens, mieux ce sera. Faire un morceau, un clip et le balancer sur Internet, je considère que c’est une solution très efficace. Si le morceau défonce, ça défonce. Il n’y a pas d’histoire, de pistons, de moyens. Le côté objectif, c’est ce que j’aime fondamentalement dans l’art. La meilleure promo, c’est la qualité du morceau. À ce titre là, je trouve l’époque que l’on peut vivre extrêmement intéressante.
A : JL est le seul rappeur invité sur Top Départ – en dehors du morceau caché où figure Manu Key. Pourquoi un seul véritable invité annoncé et pourquoi JL ?
R : Sans que ce soit réfléchi, pour moi, c’était logique que mes deux invités ce soient ces deux personnes là. Quand je suis arrivé sur Paris, le premier rappeur que j’ai rencontré c’était JL. C’est un ami de longue date aujourd’hui, et à l’époque c’était l’invité classique.
Manu Key, c’est autre chose. C’est quelqu’un qui m’a appuyé et encouragé dès le début. Jusqu’à me donner l’opportunité de mettre le morceau « Respect », mon premier morceau, dans son album La Rime Urbaine. C’est un aîné et le giron dans lequel j’ai commencé à évoluer, c’était le sien. Quand je passais chez lui et que je lui faisais écouter mes maquettes, ça représentait quelque chose. Comme quand il me disait qu’un morceau défonçait et qu’il fallait que je le sorte. Venant de lui, c’était une forme de validation. Alors qu’il décide de le sortir, lui, ça allait encore au-delà de ça.
Pour ce qui est de cacher un morceau, à l’époque, c’était assez à la mode de faire ça. Ça fait un peu morceau non-assumé, mais ça n’a pas du tout été fait avec cette idée en tête.
A : Ton frère Ismaël produit plusieurs morceaux, dont « Qui nous protège ». Bosser avec ton frère ça t’a semblé comme une évidence ?
R : C’est lui qui m’a clairement mis dans le rap. Je l’ai beaucoup mimé, lui qui a toujours été intéressé par le DJing et la production. Ça m’a permis de voir comment il bossait, de toucher un sampleur très tôt. Plus que faire quelques productions, je considère qu’il a fait un vrai boulot de réalisateur sur cet album. Avec Dave1, ils ont partagé ce rôle.
« J’ai toujours considéré que faire des productions, c’est comme faire de la photo. À un moment, tu as cadré une image que tu trouves belle, si tu peux éviter de faire des retouches, n’en fais pas. »
A : DJ Mehdi produit également plusieurs titres sur Top Départ – « On s’habitue », « Ricochets ». Tu te souviens du contexte dans lequel vous aviez collaboré pour ces deux morceaux ?
R : Mehdi me faisait écouter pas mal de sons quand je passais chez lui. Mais au lieu de me faire écouter plein de trucs et de me demander de choisir, il m’orientait vers un ou deux instrus précis. Quand il me faisait ces propositions, je sentais qu’il aurait été trop déçu si je prenais d’autres sons.
Le problème quand tu es producteur, c’est que c’est dur de te créer ton propre univers quand les rappeurs ont écouté le dernier Mobb Deep et vont te demander de faire un son similaire. Cette démarche là, elle tend à effacer ta marque de producteur. Mehdi essayait de me faire comprendre ça. Il savait que j’allais aimer tel son ou tel autre, mais il m’a toujours demandé d’en prendre d’autres. Et cette démarche, j’ai toujours essayé de la respecter.
A : Tu as également produit quelques morceaux sur cet album…
R : J’ai essayé de mettre mon égo de côté quand il s’agissait de la production. J’étais déjà omniprésent sur le disque. Avec le recul, je me dis que, déjà à cette époque là, je ne ressentais pas le besoin de prouver que je savais faire du boom-bap. Je sais le faire comme tout le monde sait le faire. J’ai toujours considéré que faire des productions, c’est comme faire de la photo. À un moment, tu as cadré une image que tu trouves belle, si tu peux éviter de faire des retouches, n’en fais pas. Sinon, tu fais du zèle.
Un morceau comme « Plus d’feeling », j’ai pris le sample tel quel. Et c’est comme ça que je trouvais la prod’ bien. Et j’ai eu exactement la même démarche pour « Changer le monde ».
A : Le caractère ultra-épuré est un des traits très marquants de Top Départ…
R : Je resterai toujours marqué par certains morceaux de KRS-One, ou le « Top Billin’ » de Audio Two où le mec fait un tube sur un simple breakbeat. Ce que j’aime dans la musique, c’est aussi que tu balances une énergie. Si elle est bonne : ça marche. Sinon ça ne marche pas. Peu importe ce que tu mets dedans. Un breakbeat, un bon flow et une ambiance, parfois ça suffit. « Plus d’feeling », c’est exactement ça. Le son c’est juste un gros sample que j’ai mis à + 8.
A : « Plus d’feeling » reste un des morceaux les plus marquants de l’album. Tu as plusieurs phases très fortes, je pense notamment à « me demande pas d’être réel, je préfère sortir des phrases belles » et « j’ai beau parler au mic, putain, j’reste un beau parleur, une putain. » J’ai perçu ce morceau comme une façon de relativiser la portée et le poids réel de l’artiste. Une forme de contre-pied à cette tendance à déifier l’artiste.
R : Je considère qu’on a ici une vision très occidentale de ce que peut être la musique et un artiste. Quand un DJ joue quelque part, les gens ont tendance à le regarder au lieu de danser. Comme si c’était un Dieu. Et du coup, le DJ peut finir par être aliéné par ça et commencer à lever les bras en l’air pour être idolâtré. Tu vas dans d’autres pays, en Afrique, au Maghreb, le musicien est une personne comme les autres. Il apporte une ambiance pour que tout le monde participe. Celui qui va frapper dans les mains ou danser participe autant à l’ambiance que le musicien lui-même. Au-dessus il y a Dieu, sur terre, le musicien reste un terrien. Ici, le besoin d’icônes, de valeurs et de croyances a fait remplacer les icônes religieuses par celles du star system. Et les rapports entre la star et ses fans sont déséquilibrés, douteux. Dans « Plus d’feeling » je parle d’un mec qui fait juste son job d’artiste en France.
A : Tu dresses un constat très sombre sur ce morceau. La première fois que je l’ai entendu, je me suis dit qu’avec une vision aussi noire, tu allais faire un album et disparaître.
R : Pour revenir à « Plus d’feeling », je l’ai écrit quasiment d’une seule traite. Je me suis laissé aller par la musique et ma vision. C’est une histoire où je me suis mis dans la peau de quelqu’un d’intégré. Quelqu’un d’intégré au système qu’on lui propose. Quelqu’un qui joue de son petit statut d’artiste pour se valoriser. Dans les années cinquante, quelqu’un qui avait un fort caractère, quelqu’un de droit et de solide c’était quelqu’un qui ne se laissait pas aller a ses émotions. A partir des années soixante-dix, c’est devenu tout à fait l’inverse. Jusqu’à aujourd’hui. De Gainsbourg à Joey Starr, ce que les gens kiffent chez ces artistes c’est qu’ils mettent en avant leurs humeurs. Plus ils vont jouer de ça, plus les gens vont kiffer, les respecter et les considérer. Notre société est très perverse, et dans le voyeurisme elle en demande toujours plus.
C’est ce que je veux dire quand je dis « C’est sexe et drogue qui me rend down, et a tout le monde je daigne parler avec de la poudre dans l’zen, j’aurai cru qu’ça aurait déplu, mais j’les entends dire qu’ça fait in, ça leur mystifie leurs artistes au public et aux magazines« .
Joey Starr, Gainsbourg, Johnny, tout ça ce sont des gens qui font rêver, t’aimerais toi aussi pouvoir dire « je vous emmerde » en te levant tous les jours. Mais non, tu te lèves tôt, tu vas bosser et tu fermes ta gueule. Donc tu fantasmes sur eux. Eux c’était pour de vrai quand ils étaient ados, mais maintenant c’est un spectacle bien rôdé qu’ils t’offrent parce que tu t’y attaches. Ils le font sans feeling. Et surtout ils ne comprennent pas pourquoi tu les trouves surhumains et dignes. C’est toi, avec une famille, des mômes et un boulot qui est courageux. C’est toi qui es digne. Drôle de monde, drôle de société dans lequel on vit. Voilà ce que j’ai ressenti en écrivant « Plus d’feeling ».
A : Tu as fait trois albums, et tu prépares en ce moment le quatrième ?
R : Oui, en ce moment, je suis sur Gunz N’Rocé. Prévu pour 2012 aussi. Cet album, ce sera avant tout beaucoup d’énergie et le plaisir de rapper. Tout simplement. Comme dirait JL : « relax, c’est que de la musique. »
A : La démarche que tu décris là, s’annonce à l’opposé de ton deuxième album qui pour le coup allait très loin dans la réflexion, dans le contre-pied.
R : J’ai senti le besoin de faire ce deuxième album, Identité en crescendo. Par contre ce que je fais une fois, je ne le répète pas. Si je devais faire un constat sur ma courte carrière, c’est que je ne sors pas un album tous les ans. Du coup, à chaque fois que j’en sors un, et que je pars dans un style différent, j’entends les gens dire que je me suis enfermé. Le free jazz, c’était un délire. Après, j’ai eu envie de partir sur autre chose. Tu sais, je suis comme tout le monde, ma discographie c’est un voyage à travers différents styles. Et du jour au lendemain, tu peux partir sur un nouveau style. La cohérence là-dedans, c’est que j’ai toujours essayé d’être moi. Je considère que c’est la seule manière d’accéder à la longévité dans la passion qui t’anime.
« Tout un pays débat sur la taille d’un bout de tissu. Jeune issu de quoi que ce soit, pour toi on n’cherche pas d’issue. Une société sans démarche, aucun espoir pour les gueux, donc l’espérance trouve son mac dans la Française des jeux… » 2002, 2006, 2010. Les années de Coupe du monde, Rocé rosse les ânes et découpe dûment. Top départ, en 2002, saluait ironiquement et par anticipation une équipe de France peu aidée pour jouer au ballon. Engoncée dans ses hauts-de-forme, ses monocles, ses queues-de-pie et ses rubis sur l’orteil. Partie bœuf, rentrée grenouille, incorrigible soufflé qui implose à force de grands airs. Sommée de remballer sa deuxième étoile virtuelle faute d’avoir digéré la seule vraie… En 2006, rebelote. Identité en crescendo ou la synthèse des années Dieudonné. Quatre années à pieds joints sur le couvercle de mille boîtes de Pandore, ambiance méthode Coué alors que la base est notoirement vermoulue. Colmatage des fissures, replâtrage des fractures et tâtonnement empirique, jusqu’à l’affaissement final, inéluctable. Le ver était dans le fruit et le jardinier sifflotait. « Zidane y va marquer » chantions-nous d’ailleurs ce matin-là, tous derrière et lui devant. Pauvres mais fiers à la façon des antihéros de Tronchet. Quand une nation ne fait que « comme si », elle ne peut finir que comme ça.
2010. Nous y voilà. « Le soleil est assis du mauvais côté de la mer » observe le fin poète. Longtemps les apparences furent sauves, et pourtant il y a définitivement quelque chose de pourri au royaume des coqs. De facto, l’autruche y est reine et les moutons se portent bien – louanges au berger. Une main, un but, une joie faussée. Une fosse commune, un fossé. Quid de l’honneur ? Toute honte bue, Séville 82 fut un scandale et là non. « J’ai plus les yeux d’un enfant. Je regarde ce pays sans trop le comprendre : c’est pas l’enfer, c’est la France » rappait dès 2008 Le Rat Luciano, prémonitoire et détaché, sur une tape de Joe « Téobaldo » Lucazz… L’être humain et le réverbère vient redonner ce soupçon de dignité à l’ère. Enfin. Douze titres courts dont un morceau fleuve de 3’32. L’alternative absolue à l’opus précédent, ses textes à haute teneur en Djohar « bac + 10 » Sidhoum-Rahal, son free jazz pointu et ses messages de l’ordre de la Radio-télévision des Mille collines – en plus constructifs.
Quand une société marche sur la tête, il y a trois chemins. Soit faire à son tour le poirier, entouré mais seul face à ses renoncements. Soit latter dans le tas – méthode brevetée de longue date par l’Emil Cioran du rap en français, Casey. Soit soupeser l’acte et son incidence réelle, et œuvrer en conséquence, et donc en conséquent. C’est l’angle choisi sur ce troisième LP.
« Si tu n’es pas libre, moi je ne suis pas libre, ton malheur contamine la douceur de mes tréfonds. Ma rétine aspire la saleté qui t’anime, j’aimerais essuyer mon crâne sur le paillasson… » Las de n’avoir jusqu’ici prêché que des convaincus, Rocé choisit cette fois de se concentrer sur l’énergie. Celle qu’il engage dans le projet et celle qui s’en dégagera de fait. Le son est brut, clair, pêchu. La spontanéité devient sa règle, le plaisir son horizon, telle cette entêtante reprise de Jacques Brel sur ‘Les singes’, tellement contemporain près de quarante ans après… Toutes les prods sont de lui exceptée une – ‘L’objectif’, signée Hayet, aux côtés de qui Rocé et son bassiste Sil Matadin forment par ailleurs le combo Hayet et les Captain Swing. Pour le reste, l’intention de défendre cet album sur scène est évidente. Ceci se vérifie dès ‘Carnet de voyage d’un être sur place’. Cette piste s’ouvre comme un cartoon et se poursuit au son d’une flûte hindouisante. L’ensemble permet à Rocé d’y glisser ses obsessions – « Comment aider Yakari à civiliser John Wayne ? » – et ses refrains bègues (« Comprend qui comprend mais qui comprend comprend l’humanité« ).
Le réverbère du titre, c’est un peu le piquet autour duquel broutait Blanquette Seguin. Le loup n’est plus là mais son souvenir est vivace, a fortiori s’il est entretenu. Génération Koh-Lanta, ce n’est pas l’aventure qui paralyse, c’est la projection négative que les hommes s’en font en amont. Rocé, faut-il le rappeler, a des gênes calibrés pour rentrer dans le lard de la mollesse humaine. Le destin inouï de son père, Adolfo Kaminsky, résistant puis militant anticolonialiste aux quatre coins de l’injuste globe, vient de faire l’objet d’une biographie passionnante rédigée par Sarah, petite sœur de Rocé et fille d’Adolfo. « Rester éveillé, cite la quatrième de couverture du livre. Le plus longtemps possible. Lutter contre le sommeil. Le calcul est simple. En une heure je fabrique trente faux papiers. Si je dors une heure, trente personnes mourront. »
Fruit de cette histoire, Rocé peaufine son personnage de Guy Debord du rap en français (‘Si peu comprennent’, ‘Des questions à vos réponses’) et enfourche ses chevaux de bataille fétiches : la mécompréhension des symboles (‘Le savoir en kimono’), les codes du bourgeois gentilhomme (‘Au pays de l’égalité’), le statut de rouage (‘De pauvres petits bourreaux’, ‘Le cartable renversé’) ou la quête wharolienne de reconnaissance virtuelle, depuis Facebook jusqu’à l’Elysée (‘L’objectif’). Surtout, il donne un coup de pep’s à son propos en calant ouvertement son flow sur les BPM de La Caution (‘Jeux d’enfants’) ou de Grems (‘L’objectif’, encore). L’ensemble est un roc, l’ensemble est du Rocé. Fidèle à une certaine idée que le reste du monde se fait de l’intellectuel français.
« On reste Dieu merci à la merci d’un lampadaire, d’une douleur endormie, d’un chaste spleen un soir d’hiver, la vieillesse ennemie reste la seule pierre angulaire, quelle aventure, quelle aventure… » En 2009, Benjamin Biolay aura exhumé pour les plus attentifs le lustre désuet du féminin du mot « superbe ». Six mois plus tard, ce même mot féminin s’impose comme le sous-titre naturel du troisième album de Rocé. Une performance en soi, en France, une année de Coupe du monde.
« Nous sommes français en freelance, étrangers en puissance. L’inconscient des gens, même de bonne foi, nous voue méfiance. Ce pays est presque le nôtre – mais seulement « presque », le temps tout simplement d’un changement de veste. »
(Nikkfurie (La Caution), ‘Peines de Maures’, 2005)
« L’Occident laissera-t-il l’universel lui échapper pour devenir enfin ce qu’il est supposé être, ce corpus et ce discours dans lesquels toute l’humanité pourrait se reconnaître ? (…) Les questionnements des Suds, les volontés qu’on y perçoit de faire partie d’un monde qui n’aurait pas été exclusivement pensé ailleurs, font sans doute partie de cette réécriture. Mais, des deux côtés du miroir, les immortels gardiens des temples bougent encore et n’ont pas renoncé à dire ce que le monde doit être, ou à vouloir s’en retrancher. »
(Sophie Bessis, L’Occident et les autres, histoire d’une suprématie, 2001, p. 334)
10.
« Mulâtre a pour féminin mulâtresse (Acad.) : Une jolie mulâtresse.
Adjectivement, on dit mulâtre pour les deux genres : Un domestique mulâtre. Une servante mulâtre (Acad.)
Noir – nègre. – Pour désigner les peuples de race noire, ces deux mots sont synonymes : Un grand Noir. Un pauvre nègre. Une belle négresse. Une servante noire.
Néanmoins, le second terme (nègre) étant considéré par les Noirs eux-mêmes comme péjoratif, on emploie le premier de préférence. (V. aussi INDIEN-HINDOU.)
NOTA. – Il est évident que cette remarque n’est pas valable pour les mots ou expressions figés dans lesquels entre le mot nègre, tels que tête-de-nègre (couleur), faire le nègre, travailler comme un nègre, etc. »
(Extraits du Dictionnaire Larousse des difficultés de la langue française, éd. 2006, ouvrage couronné par l’Académie française)
9.
« Mon ventre est lourd, serré et ma haine reste feutrée, feutrée par l’hypocrisie qui nous entoure. Tant de clichés du ciné à l’artistique alentour, tout est dit même sans discours. Les clichés laissent figé et sur certains pèsent si lourd… J’ai croisé le Roi Lion dans sa savane et il n’y a que le singe qui a l’accent africain ; j’ai croisé Shrek et son âne, c’est l’âne qui a l’accent antillais – je garde ça dans l’âme, si bien que dans ma tête la savane est en feu. »
(Rocé, ‘Besoin d’oxygène’, in Identité en crescendo, 2006)
8.
« J’ai eu l’occasion de retourner en France et je constate toujours que si les Français ont beaucoup oublié, ils n’ont souvent rien appris, rien en tout cas qui puisse les rapprocher de nous. »
(Fadel Dia, professeur émérite de géographie né au Sénégal en 1939, A mes chers parents gaulois…, 2007, p. 12)
7.
« Je m’affirme seul, loin de l’entonnoir intégration qui m’amputerait de mes ancêtres pour que je glisse sans frottement. Détacher ma culture et mon nom pour rentrer dans le rang, c’est l’assimilation et c’est de la mutilation. Et devoir s’intégrer à un pays qui est déjà le sien, c’est flairer, se mordre la queue, donc garder un statut de chien. Quand je ne peux séparer les cultures qui m’ont fait Un, m’en retirer une partie c’est ôter tout l’être humain. »
(Rocé, ‘Le métèque’, in Identité en crescendo, 2006)
6.
« L’Occident s’est créé et s’est infligé deux peurs : le terrorisme et l’immigration. »
(Aminata Traoré, ancienne ministre de la Culture et du Tourisme du Mali, in Bamako d’Abderrahmane Sissako, 2006)
« Terrorisme : terme utilisé pour désigner la violence perpétrée sans l’aval des puissants de ce monde et contre leurs intérêts. »
(Aminata Traoré, Le viol de l’imaginaire, 2002, p. 185)
« Un terroriste ne doit pas être combattu, mais convaincu. »
(Jamel Debbouze, Conversation secrète, France 5, 29 octobre 2006)
5.
« Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a eu au Vietnam une tête coupée et un oeil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette lactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les Gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’oeil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il est sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.
Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est que l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.
Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste. »
(Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950, p. 12)
4.
« La France a des problèmes de mémoire. Elle connaît Malcolm X mais pas Frantz Fanon, pas le FLN ; connaît les Blacks mais pas les Noirs, diffuse les stories cow-boys et indiennes, mais de la tragédie cow-boys et algérienne faut rien savoir.
Il y a des choses indicibles, c’est pas de l’histoire ancienne. Les Kanaks ? Personne l’enseigne. Massacres, Vendée, Bretagne ? Il y a des choses qui datent. Sur l’esclavage et son règne, on débat pas mais on fête et la fête cache les épaves. Tout le monde dit « Plus jamais ça », mais c’est de la com’ malsaine : les processus restent les mêmes à l’heure où tout le monde en parle. Tout le monde en parle comme d’un cas, une exception inhumaine. Ça rend les choses comme lointaines, et la mémoire devient fable… Les Droits de l’homme étaient là, la République était la même, même si son numéro d’enseigne change comme on change de façade. Elle n’ose pas gratter en elle. Elle refoule et elle s’enchaîne, et tout ce qu’on nous enseigne c’est que l’époque était malade. C’est que l’époque était malade ? Mais tu parles, quand bien même la maladie viendrait d’un système qui encore monte en grade. « Plus jamais ça », « devoir de mémoire », hein ! Et puis quoi ? Quand on garde intacts les liens que la gangrène escalade.
Les humains sont comme des arbres : ils ont des racines aux semelles. Pour certains elles sont lointaines et ceux-là ils en ont marre que de leur lointaine histoire plusieurs versions se démêlent : pour atteindre les deux bouts ils font tout seul leur grand écart. Système assimilatoire qui crée des êtres à problèmes, identités en gruyère, orphelins de leur mémoire. Vu qu’on passe à la passoire les causes de tous nos mystères, nos causes partent, restent les problèmes, et tout ça crée des ignares… Intégration à l’entonnoir qui prône un modèle unique, et pour ceux qui ont cette saleté de chance d’être multiples : « Au revoir » ! Système assimilatoire, amputation des tuniques, amputation à l’identique et mise du voile à l’histoire. Mais l’histoire n’est pas unique, sacrée pour un pays qui se dit laïc. Parfaite, sainte, extrémiste : un Dieu auquel faut croire. Le pays a du mal à regarder ses chapitres comme lui-même : pluriels, multiples. Il nous laisse frêles et limites, avec des problèmes de mémoire. »
(Rocé, ‘Des problèmes de mémoire’, in Identité en crescendo, 2006)
3.
« Mais qu’est que tu veux que je dise d’autre que ce que je suis ? »
(Sako (Chiens de Paille), ‘Maudits soient les yeux fermés’, 1998)
« Ils savent pas si j’aurais dû naître ? Qu’ils aillent se faire baiser, moi je veux devenir ce que j’aurais dû être. »
(Booba (Lunatic), ‘La lettre’, 2000)
2.
« Dans la musique que j’aime écouter, j’aime être réveillé par la caisse claire, j’aime quand je ne réussis pas à comprendre une phrase musicale à la première écoute. Alors mon but était de secouer l’auditeur plutôt que de le laisser se couler dans une mélodie facile. Les samples sont très free. Il y a Antoine Paganotti de la nouvelle formation Magma, groupe de rock progressif. Tout cela est très loin de la new soul et des musiques cool. Je préfère ramener le hardcore au goût du jour. Archie Shepp et Jacques Coursil ont des choses à dire à propos des Blacks Panthers. Le fait de les inviter est un symbole, un message. »
(Rocé, interview publiée le 15 juillet 2006 sur le www.bokson.net )
« Aujourd’hui, bien qu’on ait tout un discours contre le racisme, de fait aucune déconstruction n’a été menée à grande échelle. Et tous les mouvements ont tendance à focaliser sur la personne qui est l’objet de discrimination, pas sur la personne qui discrimine et sur le phénomène de la discrimination lui-même. »
(Djohar a.k.a. Raqal le Requin, co-auteure des textes d’Identité en crescendo, extrait de l’interview publiée le 30 octobre 2006 sur l’Abcdr)
1.
« Nos pays lointains sont loin mais fiers comme une mère patrie voyant son enfant parti mais qui jamais ne l’oublie, qui défie l’intégration si d’amnésie il s’agit. Rentre dans la patrie si c’est pour en être grandi… Moi, j’ai des pays cassés et ce ne sont pas des prothèses. Liés par parenté, je ne peux les mettre entre parenthèses. Et personne n’a à me dire le pied sur lequel je danse. Qu’elle m’accepte comme être multiple et je chanterai la France. »
(Rocé, ‘Je chante la France’, in Identité en crescendo, 2006)
0.
« Avec ma tête de métèque, j’attire les ethnophileux à défaut d’attirer les envieux, les ventes, les Skyrockeux. Ils me veulent comme leur bifteck, à force c’est horripileux de converser avec ces malotrus… Du haut de leur école de commerce, ils disent comment je dois être heureux. Pour eux, mon rap est boutonneux, macère dans son pus de sérieux, trop rugueux face à un public heureux. Personne ne voudrait rentrer dans le jeu et quand changera le vent ils me diront : « Mec, sois plus militant maintenant que les gens veulent du grand, du hardcore et du conscient… » Ce qui fait peur c’est que dans un sens ils ont leurs raisons, vu que tout le monde applaudit ce que personne n’entend vraiment. »
(Rocé, ‘Ce que personne n’entend vraiment’, in Identité en crescendo, 2006)
Abcdr : Quel bilan fais-tu de ton premier album, Top Départ ?
Rocé : Un album dont je suis fier : il y a de bons morceaux qui pour moi sont mes « classiques ». C’est entre un album et une compil’ de ce que j’ai fait depuis le début : le premier morceau ‘Pour l’horizon’, ‘On s’habitue’ qui était sur le EP de DJ Mehdi, ‘Ricochets’ qui était mon deuxième maxi… C’est pas facile de faire un premier album, parce que c’est les années de travail que tu as passées avant. Ça regroupait mon frère Ismaël, DJ Mehdi, Ol’ Tenzano, Ajevi, Manu Key… tout un vécu quoi !
Un premier album c’est pas évident à ramener, surtout qu’il y a les concerts qui vont avec, des morceaux qui datent, comme ‘Pour l’horizon’ qui date de 1997 et l’album de 2002, ça fait cinq ans… C’est un album que je devais sortir pour tourner une page, passer du « tout a prouver » au « rien a foutre« .
A : Dans cet album, il y avait déjà pas mal d’originalité dans la construction (la boucle du deuxième couplet sur ‘On s’habitue’…), tu intervenais déjà là-dessus ou c’étaient des choix de producteurs ?
R : Non, j’intervenais… Mon tout premier morceau c’était ‘Respect’ dans l’album de Different Teep et il y avait pas de refrain. Pareil pour ‘Ma face en première page’. C’était ma manière d’écrire, même si je faisais aussi des trucs avec des refrains.
Je voulais déjà à l’époque aller dans un truc qui allait en crescendo, c’est-à-dire un morceau qui soit de plus en plus « énervé ». C’était mon ambition, et c’est un truc qui s’est bien vu sur ‘On s’habitue’. Le thème du morceau est développé et usé jusqu’au dernier mot.
A : Sur Top départ, Manu Key était invité dans le morceau caché. C’était une manière de faire un clin d’oeil à quelqu’un qui avait été important pour toi ?
R : Ouais, il faisait partie des premiers rappeurs que j’ai écoutés, dont j’ai été fan, j’ai un peu suivi l’exemple… Le fait qu’il m’ait invité sur l’album La rime urbaine, c’est quelque chose que j’aurais jamais vraiment imaginé et qui s’est « jamais vraiment vu » : un groupe qui invite un autre rappeur, pas pour un featuring mais pour un morceau qu’on lui « donne »…
C’est quelque chose qui m’a beaucoup touché et que j’ai pas vraiment vu dans les albums de rap. J’avais envie de lui rendre un peu la pareille. A la base, on devait faire un morceau ensemble, mais il avait kiffé ‘Respect’ et voulu le mettre comme ça, en entier.
« ‘Changer le monde’ et ‘Plus d’feeling’, ça montrait ma manière de faire des sons, c’est-à-dire plus un travail de sélection. »
A : ‘Plus d’feeling’, à la fin de « Top départ », c’est le morceau passerelle vers ton nouvel album ?
R : Ouais, on peut dire ça, surtout que c’est moi qui avait, si on peut dire, « fait » le son, sélectionné le son. J’avais aussi fait celui de ‘Changer le monde’. Ce sont deux morceaux sur lesquels je me suis donné une liberté totale. Top départ, c’était une manière de créer mes marques dans le rap français : voilà, je sais faire un album, je sais écrire, faire des sons, rendre la pareille comme sur le morceau avec Manu Key, pareil avec Mehdi, mon frère avec qui j’avais commencé à kiffer le son…
A partir de là, c’est bon, je peux entamer ce que j’ai aussi envie de faire, voir le truc comme j’ai envie de le voir. ‘Changer le monde’ et ‘Plus d’feeling’, ça montrait ma manière de faire des sons, c’est-à-dire plus un travail de sélection. Je suis pas rentré dans un truc en me disant : il faut que je prouve que je sais faire des sons compliqués avec trente samples, etc. : je sais le faire. J’avais plus envie de mettre en boucle un gros truc et de rapper dessus. Au feeling. Pas à la DJ Premier mais peut-être plus à la Evil Dee.
A : Comment as-tu trouvé le titre de cet album ?
R : En fait, il y a un livre que j’avais pas mal aimé, Les identités meurtrières de Amin Maalouf, et je voulais mettre « identité ». J’étais parti sur « carte d’identité » mais ça correspondait pas, je voulais un nom qui soit aussi musical, pas seulement littéraire. « Crescendo » ça le faisait, et vu que j’étais toujours un peu dans ce délire de morceau qui va de plus en plus vite, ça correspondait exactement. Surtout que dans « crescendo » on peut aussi voir le côté « élargi ». C’est pour ça qu’identité est pas au pluriel, parce que chaque identité s’élargit.
Djohar : C’est peut-être aussi le développement d’une identité en crescendo, avec des appartenances multiples, mais ça reste une personne et une identité.
A : L’accélération ça rappelle entre autres des trucs de Blackalicious…
R : J’ai pas écouté, je t’avoue… Mais c’est un truc que j’ai voulu faire depuis longtemps ; dans ‘Plus d’feeling’ le truc monte, comme ça… Dans ‘Ma face en première page’, c’est moi qui commence cool et qui finit énervé… C’est un truc que j’ai toujours aimé.
A : Tu réalises l’ensemble des productions de l’album. C’est une volonté de composer « entièrement » cette œuvre ?
R : C’était deux choses. Déjà, j’adore faire des sons, j’en fais depuis longtemps avec Ismaël, et c’est un truc qui me plait. Et puis aussi, parce que c’est un projet que je pouvais pas expliquer, les gens ne comprenaient pas…
« Bonjour, je fais un projet de rap avec du jazz. »
« Ah oui, comme Common ? »
« Non. »
« Comme The Roots ? »
« Non, du free jazz. »
« Ah, le free jazz, c’est quoi ça ? Nu Soul, Eryka Badu ? »
« Non, encore autre chose. C’est du jazz, mais en plus énervé, ça pourrait plus correspondre à du rock progressif, c’est pas « cool »… »
« On voit pas, si c’est pas The Roots ou Jazzmatazz… ».
En plus, il y avait des projets avec du jazz, comme Hocus Pocus, des trucs comme ça, toujours des comparaisons… L’ambition, c’était de faire quelque chose qui n’était pas fait, et je ne suis ni bleu ni cool. Et surtout, quand tu vas chercher dans le free jazz, pour moi c’est à l’autre extrême de la Nu Soul. Je mettrais plutôt ça en rapport avec du rock progressif, pourquoi pas même du punk ; avec la Nu Soul c’est deux mondes vraiment différents.
Comme je pouvais pas l’expliquer, il fallait d’abord que je maquette le projet et ensuite que je le ramène sur la table, que je le fasse écouter, et là les gens pouvaient comprendre. Je l’ai maquetté tout seul, et au final les maquettes ressemblaient à du définitif. A partir de là, je suis allé jusqu’au bout : au lieu d’expliquer à des producteurs pour qu’ils m’aident, je vais commencer tout seul avec des samples ; au final, j’ai gardé tout ça. Faire les choses tout seul plutôt qu’expliquer.
A : Ce projet, tu l’as présenté à un certain nombre de maisons de disques ?
R : Ouais. Pour moi, c’était un projet musical, pas seulement un projet de rap, surtout avec les invités. Donc je voulais voir du monde, j’ai même pensé à aller voir la maison de disques des Bérurier Noir… L’important c’est la qualité de la musique, pas le genre musical. Des fois, des gens qui n’ont rien à voir avec le rap sont plus à l’écoute de ce que tu dis que des maisons « rap » très jeunes, qui ne connaissent qu’une seule manière de démarcher la musique. Ils n’ont pas l’expérience, ou l’imagination de faire autrement…
Les réactions des boîtes ? Moi, je leur parlais de musique ; eux, ils me parlaient de business. Moi, j’arrivais à faire le pont entre les deux ; eux ils n’y arrivaient pas. Je leur disais que ce que je faisais c’était du rap, mais que ça pouvait intéresser un public plus large, « additionner » les publics ; eux, ça leur faisait peur, parce que ça pouvait peut-être aussi les soustraire… Et surtout, ils sous-estiment l’auditeur.
Ce qu’ils ont appris à faire, c’est de ramener un travail déjà mâché. Ils n’ont pas eu ce vécu, d’avoir écouté NTM très jeune sans comprendre toutes les paroles, ou Assassin… A douze ans on comprend pas tout, mais on comprend l’intention ; à quinze ans quand on écoute Gangstarr ou Public Enemy pareil. Moi quand j’ai commencé à écouter du free jazz y’a pas si longtemps, je comprenais rien à cette musique.
On m’a pas ramené un travail mâché, j’ai dû faire l’effort. Les débuts du Hip-Hop c’était ça aussi, comme au début de n’importe quel mouvement, les gens faisaient un effort, ils n’aimaient pas forcément tout de suite la musique mais ils aimaient l’intention. Quand tu ramènes ce discours à une maison de disques…
Je me suis retrouvé face à des gens qui m’ont dit clairement : tout ça c’est intéressant, mais moi je vends des disques comme je vendrais des jantes de voitures, donc je peux rien faire… Ils avaient raison d’ailleurs, parce qu’ils n’ont pas le pouvoir d’expliquer tout ça à leurs supérieurs.
« Les réactions des maisons de disques ? Moi, je leur parlais de musique ; eux, ils me parlaient de business. »
A : Tu penses pas que c’est la façon stéréotypée de vendre du rap, comme s’il n’y avait qu’une façon. Aujourd’hui à 95%, c’est très ciblé, une population jeune… C’est pour ça, j’imagine, que tu es allé voir des maisons de disques qui ne vendaient pas forcément du rap…
R : C’était un pari. J’aurais pu avoir un fonds de commerce et faire un disque comme mon premier ; mon pari, c’est d’arriver avec quelque chose de nouveau. Si ça marche, d’autres suivent ; si ça marche pas, ça marche pas. Les maisons de disques fonctionnent comme ça : après Pierpoljak, t’en as dix autres qui arrivent, etc. Moi j’arrivais avec ce projet…
A : Pas faire un énième sous-Booba…
R : Voilà. C’est pas que les gens n’étaient pas intéressés, mais ceux qui l’étaient n’avaient pas le poids, le pouvoir ; quand t’es directeur artistique t’as pas le pouvoir de prendre ce risque. Je suis allé m’adresser à des maisons de disques qui étaient plus dans cette politique, les choses se sont passées de manière plus simple, et le disque est sorti chez No Format/Universal Jazz.
Mais tout ça juste pour dire que c’est plus facile d’être dans le consensus, dans le cliché, que de construire quelque chose de neuf, qui chamboule, surtout dans le milieu Hip-Hop, parce que dans ce milieu on trouve énormément de conservateurs du cliché, vu que c’est un véritable fond de commerce.
A : Au niveau du son de l’album : il n’y a pas de scratches, alors que sur le premier ils étaient assez présents : ça cadrait pas ou ça s’est fait comme ça… ? C’est un des aspects un peu sauvages ou hors normes de cette musique…
R : Il y a pas de véritable raison réfléchie… Ça s’est pas fait même si j’aime bien les scratches, il y a pas eu de cahier des charges ; simplement sur aucun morceau on y a pensé donc il n’y en a pas eu…
A : C’est Basile qui a pas voulu ?
R : [rires] Non, lui il a beaucoup participé au premier album, pas au deuxième, même s’il était quand même là parce que je faisais les scènes avec lui… Il y a pas vraiment de raisons.
A : La liste des invités est plutôt prestigieuse et pas du tout classique pour un album de rap : comment se sont faites ces rencontres ?
R : Archie Shepp, ça faisait 3-4 ans que je pensais à lui, pour des raisons évidemment esthétiques, et aussi parce que ça permet de rendre plus clair un projet et l’ambition de ramener une musique comme le free jazz dedans et le discours qui va avec, pour bien expliquer que ce n’était pas un énième projet « rap et jazz ».
Ça reste du rap – j’improvise pas du tout – mais ce que m’a apporté le free jazz c’est surtout dans les messages et la posture… Ça expliquait en accéléré l’idée. Archie Shepp, c’est quelqu’un qui a toujours eu conscience de ce que pouvait apporter la musique dans le combat politique. Vu que je voulais beaucoup en parler dans ce disque là, il m’a permis de m’apporter de l’oxygène sur ce genre de thèmes.
C’est un exemple, donc c’était pour que les exemples du « public rap », ce soit pas seulement Dieudonné : ça peut être aussi Archie Shepp. Ses interviews valent encore le coup d’être lues, elles sont toujours d’actualité et les discours qu’il tenait dans les années 60 donnent énormément de leçons à la corporation hip-hop. Il peut garder la tête haute et continuer à faire ce qu’il fait ; c’est pas une musique de jeunes, c’est de la musique, c’est tout, et ses discours, il les assume.
Je m’en veux pas « héritier », loin de là, mais ça m’a apporté des choses. Pareil pour Jacques Coursil, qui a accompagné des gens comme Pharoahe Sanders, Sun-Ra… C’est des exemples. Antoine Paganotti, je le connaissais, j’avais déjà joué avec lui…
A : Magma, c’est une référence pour toi ?
R : Ouais, bien sûr. Le rock progressif, c’est pas une musique facile : quand tu entends une ligne de basse qui se répète, tu te dis pas qu’elle va se répéter tout le morceau, ça part sur autre chose… Pour moi il y a plus de fond dans ces trucs là que dans d’autres musiques.
Pour Potzi de Paris Combo, je suis pas très guitare mais j’avais scotché sur lui parce qu’il avait une dextérité de psychopathe et qu’il jouait avec une aisance hallucinante…
A : La réception du public et de la critique… Il y a plein de louanges puisque l’album est très bien, or il est aussi fait pour déranger. Est-ce que c’est pas inconfortable s’il y a un consensus, même s’il est sincère ?
R : Le but de ce disque, c’était de faire quelque chose qui chamboule, j’aime quand les gens se disent secrètement que c’est trop spé’ pour que ça marche ; rien que la pochette, y’a pas de visage en gros plan alors sur le plan marketing… Le free jazz c’est pas une musique qui vend.
Le pari, c’était de prendre tout à contre-pied, pas que pour me faire plaisir : les gens de ma génération manquent de quelque chose, ils sont un peu orphelins de quelque chose, le rap français à une époque on en a été fan, et aujourd’hui moi je me retrouve avec plus rien.
J’aime bien la langue française dans la musique, le rap américain me suffit pas, surtout qu’il y a pas grand-chose aujourd’hui qui va me renverser… Je suis orphelin d’un truc, il y a quelque chose que j’attends. Le rap, c’est aussi ce qu’on en fait : j’ai voulu faire ce que moi j’avais envie d’écouter. Se faire plaisir, il y a que comme ça que tu peux faire quelque chose qui va tuer, et ensuite éventuellement plaire à d’autres. C’est parce c’est différent et qu’on l’attend pas que ça peut marcher.
Le formatage ne vient pas seulement des médias, mais aussi et surtout des artistes eux-mêmes ; en réalité c’est par l’auto-formatage que tout commence. Vu que leur éducation musicale est elle-même formatée, surtout quand tu es un artiste jeune…
D : Je voudrais répondre aussi parce que cette question me préoccupe… En fait, il y avait la logique de : « c’est parce que c’est différent que ça va pas marcher« , mais je m’attendais à ce que notre démarche soit beaucoup plus dérangeante, et que les gens la prennent plus violemment.
J’ai été étonnée, voire… pas « déçue » mais… circonspecte face à l’accueil qui jusqu’à présent a été assez élogieux. Honnêtement, d’un côté ça me fait plaisir, je me dis qu’on a peut-être réussi notre travail, qui était de proposer en acte une alternative et pas seulement de critiquer, de montrer vraiment qu’on peut faire et créer autrement. D’un côté c’est une réussite, mais d’un autre je me demande parfois si les gens comprennent vraiment…
A : C’est le morceau ‘Ce que personne n’entend vraiment’ ! Dans l’album revient beaucoup le thème de la fausse subversion, de la récupération, ou de l’anticonformisme qui devient lui-même un cliché…
D : C’est un peu le mec avec un t-shirt Che Guevara qui te dit : bravo, c’est génial… Et toi tu te dis : c’est pas possible, il y a un truc qui va pas… C’est aussi une question de niveaux de compréhension et d’adhésion : certains sont touchés par certains morceaux et pas par tous, ou par la démarche sans forcément adopter toute l’analyse qui va avec et la posture qu’on essaie de créer…
C’est vrai que c’est un gros problème, avec des gens que je considère comme des adversaires politiques (parce qu’il y a une résonance dans le milieu du rap mais ailleurs aussi, chez des gens plus ou moins liés à des milieux « politiques ») chez qui il y a une résonance que je ne comprends pas. Il y a vraiment des trucs qu’on a écrit « contre eux », à la limite du règlement de comptes à distance, pas personnels mais par rapport à une certaine histoire, des gens du PS ou du PC par exemple, bon…
C’est bizarre de voir ces gens te dire que ce que tu fais c’est génial, alors que toute leur vie ils l’ont consacrée à faire un peu tout ce qu’on déconstruit…
A : Djohar, quel était ton rôle d’ailleurs ? Tu es créditée pour les textes… Comment s’est passé votre travail en commun ?
D : Ça s’est passé de façon assez naturelle. On est souvent ensemble et on discute de beaucoup de choses, de là sont venues des idées de thèmes, sachant qu’on part pas forcément du même point de vue. Au fil du débat, des arguments se dégagent, des idées d’ensemble, des thèmes…
Ça devient très difficile de dire qui a fait quoi, car c’est un travail interactif de quatre ans, où ça n’arrêtait pas de débattre. Quand l’un a une idée, il en parle à l’autre, qui critique, rajoute quelque chose… comme un mille-feuilles d’écriture…
R : Si par exemple elle n’aime pas un son, elle va me le dire, ça va me faire réfléchir… sa participation va jusqu’à l’artwork…
D : … J’ai donné des avis sur tout, mais c’est vraiment sur l’écriture que j’ai activement participé, le reste c’était davantage de l’ordre du oui/non, plus/moins…
R : Jusqu’à maintenant, sur la façon dont évolue et continue à vivre le projet, ça se fait à deux.
D : On s’est vraiment créé un univers, on a un projet en commun : la décision de quitter Chronowax, les démarches dans les maisons de disques, les embrouilles juridiques, les choix de presse et d’apparitions… pour qu’il y ait une cohérence.
« Le danger, c’est de prendre des personnages qui ont eu un parcours et un discours « exemplaires », d’enterrer tout ça et de ne laisser qu’un nom qui devient une marque : une casquette avec un X, exactement comme une casquette Nike avec un autre logo. »
A : Il semble qu’il y ait deux cibles : d’une part l’histoire officielle, lisse, d’autre part une histoire faussement subversive. Quand le rap essaie de faire subversif, il fait du t-shirt Che Guevara. Là il y a des références qu’on ne retrouve pas dans le rap, à part un peu Fanon : les Black Panthers, Edward Saïd, même Olympe de Gouges…
D : On s’est pas dit qu’on allait placer absolument tel ou telle, c’est juste qu’on passe notre temps à réfléchir là-dessus et qu’on en est imprégné, dans la discussion on va être amené à penser à un propos de Saïd par exemple… C’est quelque chose qui nous travaille et nous pose vraiment problème, on y pense relativement naturellement. On mûrit le truc sans s’en rendre compte, les bouquins qu’on lit ou les films qu’on voit, dont on parle, ils vont ressurgir dans les textes…
Il y a tout un travail périphérique dont on ne s’est pas d’abord rendu compte. On ne s’est pas dit : on va faire une dédicace à Saïd. Mais il nous a énormément nourris, il nous a aidés à formuler certaines idées de façon rigoureuse, et notre grille de lecture est imprégnée notamment de cet auteur, donc forcément on va être amenés à dire : la culture est impérialiste…
R : C’est pas un tic de donner des références littéraires, on fait de la musique, mais dans un morceau comme ‘Je chante la France’… On aurait pu faire dans la facilité et mettre Gandhi, Martin Luther King et Che Guevara… Saïd n’est cité dans aucun morceau, mais un mec comme lui ou Fanon, ou Olympes de Gouge, restent des gens un peu « tabous ». Dans les pays anglo-saxons, les gens connaissent Fanon et Saïd, or toute l’histoire de Fanon a été traversée par des conflits qui ont traversé la France…
C’est bien d’en parler : parler d’Edward Said ça dérange une certaine politique bien française ; Olympes de Gouges, on te parle du machisme dans le rap, tu montres qu’il existe dans la société française aussi… Il y a des raisons, c’est pas simplement montrer des références…
A : En fait, je pensais à « La France a des problèmes de mémoire, elle connaît Malcolm X mais pas Frantz Fanon, pas le FLN, connaît les blacks mais pas les noirs… » (‘Des problèmes de mémoire’). Il y a aussi des personnages subversifs qui sont devenus des icônes pour t-shirts…
D : C’est tout le grand jeu du capitalisme, là où il est fort : il a une capacité de récupération qui est telle, soit par l’ironie, soit par la banalisation, qu’au bout d’un moment ces icônes de contestation, ça ne veut plus rien dire…
A part que « les noirs doivent aimer Malcolm X« , on sait pas grand-chose d’autre. Et même l’exemple de Malcolm X : autant à la fin de sa vie il a des choses intéressantes et a été d’un courage politique admirable, autant au début il disait pas mal de conneries aussi…
C’est étrange qu’on mette en avant un personnage sans qu’une critique soit faite, alors qu’on pourrait le faire, c’est vraiment une façon de le vider de sa substance.
Et pour Olympes de Gouges, effectivement c’est une figure du féminisme, mais c’est aussi un des premiers individus français blancs qui a pris position contre l’esclavage. Or, il y a parfois une certaine tendance à la reproduction du sexisme par des gens qui peuvent être victimes du racisme, et du racisme par des victimes du sexisme etc., ces idéologies discriminantes divisent les dominés entre eux.
Olympes de Gouges c’est un personnage intéressant de ce point de vue, puisqu’elle était à la fois féministe, anti-esclavagiste… Elle est pas du tout mise en avant, alors qu’on va nous dire que la société française d’aujourd’hui n’est pas raciste, pas sexiste, égalitaire… C’est le personnage parfait, mais comme par hasard, elle n’est pas mise en avant.
A : Il y avait une illustration concrète avec certaines images que tu décris dans le premier clip de l’album : comment est venue cette idée de récupérer des images « historiques » de la France d’une certaine époque ?
D : Il y a aussi des images d’aujourd’hui. Le gros, c’est de l’imagerie officielle coloniale, mais il y a des images type Zoubida, ou Poelvoorde déguisé en noir dans Le Boulet, ou une couverture de « L’Express » sur « l’invasion de l’Islam« , etc.
L’idée, c’était bien de montrer qu’on n’en est pas du tout sorti et que c’est pas avec des merguez, des kermesses et des concerts SOS Racisme qu’on va s’en sortir. Il y a une vraie déconstruction à faire.
R : Le danger, c’est de prendre des personnages qui ont eu un parcours et un discours « exemplaires », d’enterrer tout ça et de ne laisser qu’un nom qui devient une marque : une casquette avec un X, exactement comme une casquette Nike avec un autre logo… Les discours qui vont avec n’existent plus.
Pour le clip de ‘Besoin d’oxygène’ : dans une société comme la nôtre, si on lutte contre l’aliénation et qu’on se rend compte que tout ce qu’on voit dans la culture est insultant et humiliant, on voit que tous les jours on se prend plein de coups, et au bout d’un moment, on étouffe sous ces coups-là. C’est ce qu’on a voulu montrer en images, le systématisme d’images qui font partie de la culture, de la consommation, de la publicité…
Quand on en voit juste une, on se rend pas compte. L' »archive » Banania, finalement elle est toujours en vente… Tout ça mis bout à bout, il y a un truc qui ne va pas. Et que ça parle de noirs, de juifs ou de maghrébins, quel que soit « l’Autre », ça en parle de la même manière, toujours des images d’invasion…
Parce que ce sont des schémas du capitalisme qui petit à petit font partie de la culture, avec toujours le même mécanisme pour vendre, et ne montrer que des gens qui font rire ou qui font peur.
D : La question qu’on a essayé de poser aussi, c’est la nécessité qu’apparemment a eu l’Occident, en tout cas la France, de se construire un Autre qui est interchangeable, avec toujours les mêmes éléments, le nez par exemple, qui est toujours bizarre etc.
Pourquoi l’identité européenne s’est construite avec ce besoin d’un Autre comme miroir déformant et horrible, comme un danger qui serait « nécessaire » au bon fonctionnement du système ? Le problème pour nous, c’est aussi de résister au jeu de trouver un Autre, de pas rentrer dans cette dichotomie violente de « nous » et des « autres » qui mène forcément à l’affrontement. Et on alterne : aujourd’hui c’est les Roumains, les Tsiganes… et on se sent obligé en face de dire que les noirs sont gentils, ou que les Algériens sont pas si méchants que ça…
Mais c’est pas ça le problème ! Le problème, c’est pourquoi on a « besoin » d’un autre. On a tendance à nous faire croire que le combat qu’on doit mener est « communautaire », chacun sauve sa peau : c’est très dangereux. On justifie, on explique, on légitime la présence de l’Autre, bref on en est encore à le tolérer. On se focalise sur l’objet de la domination au lieu de saisir la dynamique, le mouvement, la logique même de cette domination.
Aujourd’hui, bien qu’on ait tout un discours contre le racisme, de fait aucune déconstruction n’a été menée à grande échelle. Et tous les mouvements ont tendance à focaliser sur la personne qui est l’objet de discrimination, pas sur la personne qui discrimine et sur le phénomène de la discrimination lui-même. La République se pose en protectrice ponctuelle et en arbitre, mais à géométrie variable selon les communautés. C’était une façon de montrer qu’on n’est pas dupes de ce jeu qui consiste à monter les sujets de l’Empire entre eux ; cette division on la retrouve au niveau des communautés…
A : Tu as suivi, je crois, le procès de La Rumeur… et celui de Monsieur R ?
R : Pour moi c’est pas du tout la même chose. Le procès de La Rumeur a l’avantage de vouloir changer les choses ; les phrases imprimées de Hamé sont justes et je trouve ça courageux d’aller jusqu’au bout et de les défendre même au procès, pas de se justifier mais de continuer le combat commencé quand il les a écrites. C’est quelque chose de construit et de sensé de A à Z, un discours assumé.
Le procès de Monsieur R je l’ai pas du tout suivi. L’affaire Grosdidier, etc., ça m’a donné un peu d’inspiration pour ‘Je chante la France’, pas plus.
A : Est-ce qu’il y a une volonté de casser une opposition toute faite entre « egotrip » et « rap conscient » ? Il y a aussi de l’egotrip dans ton album…
R : Ce que je vais dire est prétentieux, mais je me sens au-delà de ça : quand j’écris, j’écris. Après, tu mets ce que tu as envie de mettre. Si ta phrase super egotrip, à un moment elle rentre exactement comme une pièce du puzzle à côté d’une phrase qui a énormément de message, c’est qu’elle rentre là. C’est aussi ça l’art, dire ce que tu as envie de dire au moment où tu as envie de le dire…
D : Ces catégories, tu les as pas du tout en tête quand tu écris, de la même façon que tu penses pas à qui va recevoir le « message » ; tu fais par rapport à tes émotions et de tes réflexions…
R : Je connais aucun rappeur « inconscient ». Même les rappeurs les plus egotrip que j’ai pu rencontrer se prenaient vraiment la tête sur ce qu’ils disaient. Il y a toujours ce côté « coquet » quand tu écris. Tu réfléchis toujours à ce que tu écris, même la pire des conneries, il y a toujours une raison derrière.
« Le rap est complètement intégré à la société française, et aujourd’hui le Hip-Hop est un beau vivier de conservateurs… »
A : Musicalement, tu disais tout à l’heure qu’en matière de rap tu étais un peu orphelin ; il y a quand même quelque chose qui t’a un peu remué dernièrement ?
R : Je t’avoue que je suis un peu à l’ouest en rap en général. Ce qui me fait un peu l’effet d’un EPMD ou d’un Rakim d’époque, c’est par exemple un mec comme MF Doom. Je me suis rendu compte plus tard que c’était le mec de KMD, un ancien, je trouvais qu’il avait un truc, un charisme…
Par exemple, des mecs comme Dilated Peoples que j’ai vu en concert à New York, leur son est super beau, propre, les mecs rappent bien et tout… mais ça me fait pas le même effet que Big L sur scène, qui a un son plus crade et est peut-être moins pointilleux sur certaines choses, mais qui rien qu’avec son flow en a capella va tout défoncer. Pourquoi ? Sans doute parce qu’ils ont pas commencé à la même époque. Les Dilated Peoples arrivent avec certaines références mais ne sont pas des acteurs à la même échelle.
A : Tu es un peu nostalgique du son crade d’une certaine époque, plutôt qu’un son policé…
R : Peut-être qu’il y a de ça. Je pense que c’est aussi dû à la personnalité du rappeur, à ce qu’il dégage. MF Doom dégage pas la même chose que Dilated Peoples, pour reprendre cet exemple, ou 50 Cent. Ça me fait pas le même effet. Mais c’est pas grave, je suis pas si nostalgique que ça, je crois pas qu’il faille rechercher un âge d’or…
J’écoute mes disques de rap comme j’écoute mes disques d’autres musiques, voilà. J’ai des potes qui vont me faire écouter des choses et je vais trouver que ça tue, sans forcément connaître le nom et suivre le truc à la trace.
A : Pour revenir à la récupération, tu penses pas que le rap rentre plus que jamais dans cette catégorie, que tu as beau gueuler fort des trucs violents, les gens n’écoutent plus ? Le rap comme un fantasme, une usine à rêves…
R : Le rap, ce n’est qu’un reflet de la culture d’une époque. Et ça évolue de plus en plus vite, ne serait-ce que par rapport aux années 80, la façon d’écouter la musique a changé, les formats sont pas les mêmes…
Quand on écoutait les premiers albums de NTM, des Little…, on avait le temps d’écouter de A à Z, et on connaissait les paroles par cœur. Aujourd’hui, pour connaître un album par cœur… C’est possible, mais il y aura moins de phrases dans une mesure et moins de mesures. A l’époque, mine de rien, tu avais des couplets de vingt mesures, avec des refrains immenses, pour écouter ça il fallait le vouloir ! Et puis le vocabulaire se réduit. Mais c’est pareil pour les films, ça joue sur toute la culture, pas seulement dans le rap.
D : J’ai quand même l’impression que ça retrouve de façon particulièrement polarisée dans le rap, la survivance des clichés, du racisme, du nègre qui fait rire ou qui fait peur, des slogans…
A : Les clichés changent aussi : la définition du pauvre gars il y a quinze ans correspond au cador d’aujourd’hui…
D : Bien sûr, le rap est complètement intégré à la société française, et aujourd’hui le hip-hop est un beau vivier de conservateurs… Sarkozy, s’il jouait mieux son jeu, franchement il aurait des supporters… Il y a des choses qui se développent et n’existaient pas du tout avant, comme les « rappeurs blancs » : je me suis jamais dit que Kool Shen était un rappeur blanc…
On nous gonfle avec ça mais c’est récent, c’est lié à des exacerbations en dehors du hip-hop. Quand tu compares le discours « viriliste » dans le Hip-Hop aujourd’hui et le discours politique d’un Sarkozy, il y a quand même des corrélations… C’est parfois assez drôle d’ailleurs, de voir les mêmes postures… Il me semble qu’il y a dix ans c’était plus positif, que ça se mélangeait plus… Mais ça reproduit ce qui se passe dans la société en général, les rappeurs sont des Français comme les autres…
R : Ça dépend aussi du contexte dans lequel tu vis. Aux États-Unis il y a « East Coast » et « West Coast« , en France je peux te faire une comparaison entre le rap du nord et du sud de Paris. Les politiques de la ville ne sont pas les mêmes, dans les années 80 la gestion de la mixité était différente… En fonction du groupe de rap et de l’endroit d’où il vient, tu peux remonter de son discours à la politique de la ville…
D : Les rappeurs sont conservateurs, et dans le discours, ils n’ont rien inventé, ils ne font que reprendre. C’est vraiment la phrase d’Ekoué : « On est devenus ce qu’ils disaient de nous« .
R : On ne peut plus parler d’un « mouvement Hip-Hop ». Un mouvement, c’est une vague qui vient casser un consensus. Aujourd’hui, on peut parler de « corporation » hip-hop, ça fonctionne avec le piston, les relations intestines, les écuries de potes, comme dans le reste de la culture française quoi. Le cinéma avec ses « fils de un tel ». Et ce qui est venu se greffer c’est que les rappeurs « doivent » jouer un rôle social dans les banlieues, c’est les sous-éducateurs.
C’est l’idée : l’art n’a pas d’utilité, mais le rap, qui n’est pas un art parce qu’il est pas une musique « noble », a alors une utilité, ou inversement. C’est un peu présenté comme ça dans les médias, le rap peut « dégager une énergie positive », « exprimer son mal-être », au final c’est pas considéré comme une musique à part entière ou un art. D’où : « je fais du rap pour m’en sortir« …
D : Il y a aussi la conviction qu’un rappeur qui va réussir va « emporter » sa cité avec lui, avec des gens qui suivent. C’est un phénomène étrange, une légende urbaine : si un rappeur s’en sort, tout le monde s’en sort…
A : Ça reproduit aussi un modèle américain…
R : C’est quelque chose qui a aussi existé dans d’autres musiques, les musiques « pauvres », où ça fait partie d’une culture de la représentation ; une manière d’exister c’est de représenter pour ceux qui sont derrière.
A : Tu disais qu’un projet pouvait en amener d’autres, comment as-tu accueilli la signature d’Oxmo sur Blue Note ?
R : J’ai trouvé ça bien. J’apprécie ce que fait Oxmo. Disons que maintenant un label ne fait plus le son de l’artiste ; avant, tu avais toujours les mêmes noms derrière le label, tel ingénieur du son, tel batteur, tel guitariste… C’est plus ça donc l’important, c’est ce qu’il va faire plutôt que le label, j’attends d’écouter le truc.
A : Il y a un virage…
R : Pas vraiment un « virage » : je trouve que chez Oxmo avec les prods de Seck ou de Mars les prods qu’il a eu jusque là ont toujours été assez jazz, avec une connotation Blue Note. Je fais « confiance » à l’artiste, c’est lui qui porte son projet.
A : Tu as fait des trucs avec Kourtrajmé, notamment (co-)écrit le scénario de Funk Hunt ; tu as eu aussi un rôle sur Easy Pizza Riderz. Quels souvenirs tu gardes de ces expériences ?
R : Le Funk Hunt, je l’avais écrit à la base pour DJ Mehdi, sur l’instrumental sur lequel ont posé 113 ensuite et est devenu ‘Les Princes de la ville’. On a refait ensuite un son qui pour moi est moins bon, mais par contre ils ont vraiment bien réussi le court-métrage : quand ils m’ont montré les images, j’étais super content. Ils savent travailler, c’est clair. Ils avaient aussi fait mon clip ‘Changer le monde’ et j’ai trouvé que c’était une réussite aussi.
Après, ils ont participé à pas mal de trucs, mais j’ai de moins en moins apprécié ce qu’ils faisaient, à cause du côté cliché/fonds de commerce, aller filmer les cités comme si c’était des zoos, jouer des clichés et des souffrances. voilà… J’ai d’autres projets pour continuer mon chemin dans ce milieu « audiovisuel »…
A : Mot de la fin ?
R : Disons que Top départ, c’était un album, Identité en crescendo c’est un projet, une démarche. On va emmener ça encore plus loin…
En 2001 son maxi Qui nous protège (incluant les titres ‘Qui nous protège’, ‘Le dernier des derniers’, ‘Plus d’feeling’) avait déjà plutôt bien préparé les foules en délire à ce qu’allait être l’album de Rocé…. Top départ. Intro sobre, pas de temps mort, la rythmique lourde installe l’ambiance sans fioriture sur fond de scratches « top départ« , « top départ« , « top départ« … Un démarrage sur deux minutes, qui laisse ensuite juste le temps à des cuivres pharaoniens d’ouvrir la route à Rocé pour le premier morceau : « Je pars sur les chapeaux de roue, les pieds dans la grosse boue, nerveux, distant mais toujours prêt à aller au bout… »
Pour qui ne le savait pas encore, le concept est clair : un beat net, une basse ronde, occasionnellement des scratches, le tout parsemé ci et là de samples se fondant dans les ambiances épurées de tout artifice superflu. C’est sur cette base que Rocé délivrera ses textes qui, à l’image des instrumentaux, ne s’embarrassent pas trop des clichés rapologiques et autres formules inutiles qui polluent le rap français. Tous les titres suivront à peu près cette ligne de conduite jusqu’à la fin de l’album, lui conférant ainsi une certaine légèreté mais également un côté parfois excessivement austère. Cette sobriété n’est d’ailleurs pas sans rappeler le premier album de Rocca (Entre deux mondes) dans un genre différent bien sûr.
Au fur et à mesure des morceaux, Rocé bâtit son édifice patiemment, instaurant diverses ambiances : tendue comme sur ‘Pire que la fiction’ ou ‘Le dernier des derniers’, teintée d’amertume sur ‘On s’habitue’ ou encore planante comme sur l’instrumental ‘Ça se passe dans l’espace’. Pour ce qui est de l’esprit global de cet album, on peut dire que sa caractéristique première est principalement sa positivité, en particulier avec des titres comme ‘Changer le monde’, ‘Qui nous protège’ ou encore ‘Dix sur dix’. Positivité toujours consciente de l’état de notre société, des mentalités qui y sévissent, mais positivité malgré tout, qui résiste à tout aigrissement. C’en est d’ailleurs la composante remarquable. Car encore une fois, le disque reste très sobre, aucun dérapage racaillesque, aucune complainte pleurnicharde, bref Rocé maintient son discours intact dans sa cohérence. On retrouve ‘Qui nous protège’ avec un certain plaisir, notamment du fait de la bonne prestation de JL (le seul featuring de l’album, en plus de l’invité surprise). Le titre sur lequel le MC se démarque le plus semble néanmoins être ‘Pour l’horizon’. Instru musical très bien mis en place, où une certaine symbiose est atteinte entre le flow, le texte, le beat et les samples. C’est là un des meilleurs titres du disque. ‘Pour l’horizon’, ainsi que ‘Ricochets’ étaient en fait déjà sortis en 1998 sous forme de maxis. Et puis enfin, l’album s’achève sur ce qui ressemble d’avantage à un track de St-Germain qu’à autre chose. ‘Plus d’feeling’ pourrait également faire penser à ‘Good morning heartache’ de Ol’Dirty Bastard, mais sur un instru de cet acabit, limite parodique, poser un texte au premier degré sérieusement comme le fait Rocé, peut friser l’autoparodie, bien que l’originalité de la démarche soit tout à son honneur.
En conclusion, le disque est loin d’être désagréable, et à défaut de « changer le monde » il apporte indéniablement une touche de fraîcheur à nos oreilles. Musicalement, un certain aboutissement est atteint en dehors de toute extravagance, le flow un peu monocorde de Rocé pouvant toutefois lasser au bout d’un moment. En somme, un opus attendu en 2002 qui à défaut de révolutionner le genre apporte sa pierre à l’édifice du rap français.