Tag Archives: Rap français
En seulement deux ans, Tiakola est devenu une tête d’affiche du rap français avec sa musique entre rap, R&B et influences afrobeats et congolaises. En septembre, il revenait avec BDLM VOL.1, une mixtape collective pour affirmer un genre musical qu’il a créé. Comment définir la “mélo” et que penser de cette sortie ?
S’il est “disque d’or mais pas mainstream”, La Fève est aujourd’hui une figure phare du rap français, pour ses expérimentations ou ses explorations du son trap d’Atlanta. Sans prévenir, il dévoilait à la rentrée BIGLAF, une mixtape dans la veine de son dernier album qui aura créé des débats chez ses auditeurs. À tort, ou à raison ?
À RETROUVER DANS CE PODCAST
- 00:00:00 Générique
- 00:01:12 Partie 1 : Tiakola, Mélo king
- 00:32:11 Le coup de coeur de Juliette : Jungle Jack – JUNGLE DES ILLUSIONS VOL 2
- 00:34:29 Le coup de coeur de Binetou Sylla : Rema – HEIS
- 00:38:08 Partie 2 : La Fève, retour à Atlanta
- 01:13:47 Le coup de cœur d’Inès : Jolagreen23 – 360TrickShot
- 01:17:29 Le coup de coeur de Brice : DEELEE S – Saison chaude
- 01:18:55 Conclusion
DIFFUSION
CRÉDITS
- Un podcast animé par Brice Bossavie avec la participation de Inès Ouzerout, Juliette Bujko et Binetou Sylla (Wèrè Wèrè Music, Def Jam Africa – Afrique Francophone)
- Enregistré le 08 octobre 2024 chez Jocelyne
- Moyens techniques : Shkyd
- Enregistrement et réalisation : Sémi
- Visuel : Sébastien Le Gall
- Photo de Une : Ilyes Griyeb
Des années que la même soupe est servie. Des plateaux télé aux Unes des journaux, la politique est devenue un divertissement cynique plus qu’un espace d’échange et ses acteurs sont pour la majorité des carriéristes avec autant de casseroles au cul qu’une voiture de mariés. Une carotte au goût amer et qui ne rend plus aimable, faisant par la même occasion, chaque jour un peu plus, le jeu de l’extrême droite. Avec, ou plutôt sans, une gauche incapable de (se) fédérer, il ne resterait plus que la droite ultra libérale de Macron, remplaçant peu à peu les services publics par des entreprises privées soucieuses de faire du chiffre, ou le grand épouvantail du RN, et son habile remaniement novlangue. Le 9 juin 2024, l’extrême droite fait un raz de marée aux élections européennes. Prévisible et immonde. Mais encore : les gouvernements récents de Macron ne sont-ils pas déjà dans une idéologie d’extrême droite ? Ont-t-ils écouté les gilets jaunes avant qu’une pandémie mondiale ne les arrête ? Ont-ils entendu la jeunesse des quartiers prétendument prioritaires, meurtrie par une police toujours plus violente ? N’ont-t-ils pas autorisé des défilés néo-nazis en plein Paris alors que des manifestations pro-palestiniennes face au massacre en cours au Moyen-Orient étaient remises en question, voire carrément criminalisées ? Les lignes éditoriales des grandes chaînes d’information en continu, BFM, CNews, LCI, ressemblent de plus en plus aux « deux minutes de la haine » du roman 1984.
Le vainqueur du vote de ces élections européennes, et des nombreuses élections précédentes, profite aussi de l’aversion des Français pour la politique. Un système électoral dans lequel les électeurs votent contre quelqu’un et non pour un programme devrait-il être encore considéré comme adapté ? Nous ne sommes pas dans un épisode de The Wire, bien que la série soit au plus près de la réalité, mais une citation de l’œuvre vient à l’esprit. En V.F : « Le jeu est truqué. Mais tu ne peux pas perdre si tu ne joues pas. » Oui, mais voilà : on ne peut pas gagner non plus, et en l’occurrence, on a beaucoup à perdre si on ne joue pas. La situation oblige à prendre le chemin des bureaux de vote, pour glisser dans l’urne un bulletin Nouveau Front Populaire, en se bouchant le nez peut-être, en serrant les dents sûrement, mais il le faut. Auditeurs de rap français, journalistes culturels, acteurs associatifs, et tous les autres profils qui constituent l’équipe de l’Abcdr poussent aujourd’hui le site à donner sa voix et ses voix. Sans enthousiasme, et avec lucidité quant à ce que la gauche de gouvernement a fait subir au rap, aux minorités et aux jeunes. Si David Simon et George Orwell cités plus haut restent des maîtres d’écriture, certains rappeurs français ont eux aussi des traits d’esprit mettant le doigt sur les troubles politiques d’un système sclérosé. La rédaction de l’Abcdr a décidé, plutôt que de se contenter de donner une consigne de vote, de faire ce qu’elle a toujours fait avec passion : parler du rap français et le faire parler. Pour faire front, mais aussi voir plus loin dans un avenir aux contours menaçants.
La rédaction
Retrouvez notre playlist « Élections législatives : la parole au rap français » sur Spotify et Deezer.
Médine – Médine France (2022)

« Le morceau « Médine France » est le premier titre de mon dernier album du même nom, et j’y réfléchissais depuis une bonne année. C’est toute l’atmosphère post-Covid, post manifestation d’infirmières, post gilets jaunes qui m’a amené à écrire ce morceau. Et comme dans le quinquennat d’après il y a eu autant d’injustices et d’ingérences, il a eu une résonance très actuelle. Le morceau parle de l’extrême droite, mais aussi de ses sympathisants, et de comment leur discours a fini par être épousé par la majorité, voire parfois même par une partie de la gauche. Il y a ce qu’on appelle le bloc bourgeois qui reprend aisément les idées d’extrême droite et qui, au final, se ligue derrière la critique de l’islam, des musulmans, parfois même de l’immigration, en utilisant la défense de la laïcité. Et ce bloc-là va aujourd’hui de la gauche jusqu’à l’extrême droite.
Sur le morceau, je parle aussi des aides-soignantes et des professeurs parce que ça faisait partie des problématiques qui étaient présentes dans le débat public en 2021-2022. Ce sont des sujets d’urgence, des endroits qui ont été désertés par les pouvoirs publics et les autorités, et qui sont même sujets à de la répression. C’est assez représentatif de la considération que le gouvernement porte à ces citoyens-là. C’est « faites ce qu’on vous dit », notamment chez les professeurs, qui ne sont jamais alertés des nouvelles mesures, et à qui on balance ensuite une espèce de polémique épouvantail dans les pattes. Pour reprendre les termes de Macron, on leur envoie des grenades dégoupillées dans les jambes avec la question de l’abaya à la rentrée plutôt que de les aider sur le manque de professeurs et de moyens. Il n’y a plus de dialogue social, on ne peut plus échanger dans l’apaisement, et on envoie tout de suite la police ou les CRS pour intimider et faire en sorte que les gens soient effrayés et ne se prononcent plus sur des sujets tels que la réforme des retraites ou d’autres qui ont été violemment réprimés ces derniers temps. On n’est plus dans une logique de démocratie de consultation, mais plutôt dans un rapport de force où un bloc impose sa vision à un autre.
Comme le fond de l’air l’exprimait, je m’attendais à une percée du Rassemblement National aux Européennes. Mais je ne m’attendais pas à cette dissolution, qui nous a tous un peu coupé les jambes, j’ai l’impression. Donc j’étais un peu abattu le lendemain des résultats. Je voyais le match retour qu’on a tant vu se répéter, d’abord en 2002, puis ensuite en 2017 et 2022. Je pense en tout cas que la lutte est importante, et qu’il faut se mobiliser tout au long de l’année. Ça passe bien sûr par le vote, mais aussi par la lutte dans les actions sociales, dans la présence dans les manifestations, ou dans les prises de parole politiques et publiques. Le vote est un instrument de cette lutte globale mais ce n’est pas assez par rapport au problème qu’il y a aujourd’hui. On ne peut pas juste aller voter et ensuite se dépolitiser. Bien sûr qu’on fait notre devoir, mais on est dans la réaction. Alors qu’en réalité il ne faut céder aucune ligne à l’extrême droite. Il faut faire bloc et ne rien céder. Et ça, c’est tout au long de l’année. Pas que pendant les échéances électorales. »
Prince Waly – Messe (2022)

« J’ai toujours eu à cœur de parler de la condition des jeunes des quartiers populaires et des minorités. Pour « Messe », comme pour tous les morceaux où j’en parle, c’est un thème qui m’est venu naturellement, il m’a suffi de regarder autour de moi, d’observer le monde pour avoir besoin d’en parler. Je suis un jeune, mes origines sont africaines, je suis musulman et noir. Cela suffit à inspirer un titre comme celui-ci. J’ai besoin de parler du racisme parce que j’ai l’impression que la situation empire. Je me sens malheureusement de moins en moins à ma place dans ce pays, comme beaucoup d’autres personnes qui me ressemblent, alors que nous sommes français : « Pères africains font des fils français. » À travers le regard de certains, qu’il s’agisse de personnalités politiques ou de gens du quotidien, on ne se sent plus français et on est stigmatisés. Ces gens sont des égoïstes et des ignorants. Nous ne sommes pas arrivés ici par hasard, c’est l’histoire qui a fait qu’aujourd’hui, il y a tant de communautés différentes dans ce pays. Oublier un morceau de l’histoire, ça les arrange.
Je crois à l’union, il ne faut pas se laisser diviser, et essayer de nous organiser. Même dans le rap, on a des gens de l’extrême droite qui s’approprient le truc. Des morceaux plus anciens comme « Kidnappe le président » ou « Soudoyer le maire » abordaient la politique, ses manigances et sa corruption, avec un angle cinématographique et de la dérision, pour ne pas paraître chiant, et ça a toujours fonctionné. Récemment, sur mon titre « Charm-El-Cheikh », j’ai fait une phrase directe : « Fuck Jordan, qu’il se barre de là. » J’ai mis un peu plus les pieds dans le plat. J’ai eu quelques mecs qui m’ont dit ne pas être d’accord avec ça, prétextant que je n’avais pas à parler de politique. Vous êtes fous ? C’est du rap, les mecs ! Mes grands frères écoutaient Grandmaster Flash et N.W.A, je pourrais dédier ma vie à cette lutte. Cette musique est devenue tellement populaire, on l’écoute partout. Et alors que j’ai grandi en écoutant des rappeurs qui crachaient à longueur d’albums sur les racistes, sur le FN et sur tout ce système qui nous méprise, aujourd’hui, il y a de plus en plus de rappeurs qui se veulent apolitiques, voire même qui sont de droite avec un rap méga capitaliste. Ils ne prônent que l’oseille, l’individualisme, la concurrence à outrance, le besoin d’écraser l’autre, c’est le capitalisme. Donc finalement, des mecs de droite et d’extrême droite peuvent se retrouver dans les textes de certains rappeurs.
On a subi tant d’injustices, tant d’inégalités, en tant que Noirs, en tant que banlieusards, on ne peut pas se laisser faire. Quand j’envoyais un CV ou un dossier pour un appartement au nom de Moussa, ce n’était pas un avantage. Alors qu’ayant grandi avec toutes sortes de communautés, ma culture est extra large, et c’est ce qui manque aux racistes. Pendant longtemps, je voulais débattre avec eux, essayer de les convaincre. C’est fini, maintenant, j’ai juste envie de les insulter. Je suis quelqu’un de très optimiste, mais là je ne vois pas comment on va s’en sortir. D’ailleurs, on parle d’extrême droite, mais je ne vois plus de frontière entre les gouvernements de Macron et l’extrême droite. Je suis clairement de gauche, et quand il a fallu faire barrage au RN avec Macron, je l’ai fait. Si la même situation se reproduit, je me dis : « à quoi bon ? » Ce n’est plus un barrage, puisqu’ils ont les mêmes politiques. Je n’arrive plus à être optimiste. Mais j’utiliserai le rap pour apporter ma contribution à la lutte. »
BEN plg – Les mégots dans le bac à sable (2024)

« La phrase « La madame, elle a dit que j’étais un k-soss » fait écho à tout un tas de comportement dédaigneux vis-à-vis du manque d’argent, y compris par des gens qui eux-mêmes le subissent… Dès l’enfance, on entre dans un cercle vicieux : on se moque de toi car tu n’as pas une belle paire de chaussures, en grandissant tu arrives à te l’acheter et tu fous la honte à ceux qui ne l’ont pas. C’est logique de vouloir de l’argent dans ce monde, mais ça n’implique pas d’adopter une mentalité de grand capitaliste.
Il y a une espèce de conditionnement qui crée un plafond de verre par lequel, au sein des classes populaires, on se dit « ce que je fais, c’est déjà bien. » Des gens de 50 ans ne se sont jamais éloignés du SMIC, par habitude. Ils se retrouvent au seuil de pauvreté, ne sont pas épanouis et joignent difficilement les deux bouts. Ça me révolte et j’ai l’impression que pour réussir à s’élever, il faut sortir du système, à jouer hors de ses règles, sans quoi il te maintient où tu es. Je n’ai pas l’impression que les institutions sont là pour nous montrer qu’il est possible de faire mieux que ce que l’on fait. Il n’y a qu’à voir l’état de l’école, avec des profs en détresse face à des gamins en détresse aussi. Aucun n’est à sa place, et les conditions de travail et d’apprentissage sont déplorables. Ça ne se limite pas à l’éducation, il y a plein de couches institutionnelles qui maintiennent un statu quo qui leur va bien.
Le RN va chercher des voix auprès de ces personnes qui restent toute leur vie dans la même condition, partent en vacances à quelques dizaines de kilomètres de chez eux et ne voient rien d’autre. Et ces gens qui ne regardent le monde que de leur petite bulle autocentrée croient que ce parti leur parle concrètement. Des ouvriers votent RN parce qu’ils ont un collègue de chantier sans papiers qui travaille au black et ça les empêcherait eux de faire des heures supplémentaires pour arrondir le SMIC qui les bloque depuis toujours. Ils ne voient pas plus loin que ça, et en aucun cas ce parti ne changera leur quotidien. C’est un parti raciste, il faut remettre ça au centre et arrêter d’écouter Jean-Michel Éclaté-au-sol qui explique autre chose sur TPMP. Les racistes prennent le pouvoir par la bêtise, et ils sont aidés par des années de politiques pas claires.
On a un Président qui a dit savoir ce que c’est que de galérer et de devoir aller manger au McDo… Chez nous, il y en a pour qui y aller, c’est une vraie sortie au restaurant. Personne n’est fier de la France, personne n’aime son gouvernement ni l’État, et on a besoin de se sentir un minimum représentés pour se réapproprier ce pays. Je n’ai plus trop d’espoir en ce système politique, mais j’ai l’impression qu’on est obligés de jouer avec. Nos grands-parents nous ont inculqué qu’il fallait aller voter, car pour eux, le droit de vote était important en soi, donc ils ne se posaient pas la question. Aujourd’hui, c’est tellement le bordel qu’on ne se sent plus concernés, mais il faut saisir l’importance du moment. Je n’arrive pas à imaginer un monde avec le Front National au pouvoir. Non seulement je n’y arrive pas mais en plus je me demande comment les gens vont finir par réaliser : « ça y est, c’est Hunger Games ? » Chacun est concerné. Il faut se réveiller. On est un pays au passé colonial dégueulasse, qui a fait n’importe quoi avec l’immigration. Les générations d’avant ont fait n’importe quoi, nous, on se doit d’être solidaires et se porter garants de la suite. »
Sako – L’oeil et le bras (2023)

« Pour « L’œil et le bras », c’est la situation qui impose d’intervenir. J’ai grandi avec un rap qui était revendicateur. Ma musique est issue de la culture contestataire. Je suis père de deux enfants, je ne peux pas regarder les choses se faire et rester impuissant. Mon truc, c’est d’écrire des textes et de les mettre en musique. Ce qui ne me fait pas plaisir, c’est que mon mode de fonctionnement est tel que je crée en réaction. C’est l’actualité qui impose de prendre position. Aujourd’hui, certains sont arrivés à penser que Jordan Bardella, c’est le genre idéal. Et que le Front National est un parti complètement respectable, alors qu’il est fondé par un Waffen-SS. Sous couvert de brushings et de costumes bien propres, l’idéologie est toujours la même.
« S/O les chaînes d’info, la France s’est Manuel Valls-isée » : il y a 5 milliardaires, Arnault, Bolloré, Drahi, Niel, et Dassault, qui possèdent la majorité des médias du pays. Ce ne sont pas des personnes de gauche, ce sont des personnes de droite et d’extrême droite. Quand tu vois le nombre d’heures d’antenne qui sont données à des gens d’extrême droite, leurs discours sont banalisés. Je sais pertinemment que le rap, ça ne va pas changer la donne. Mais si des fois, dans un texte, j’arrive à amener quelqu’un à aller sur Internet pour chercher une référence que j’ai mentionnée dans un texte, se questionner, ou remettre un raisonnement qu’il a ancré dans sa tête, je me dis que c’est déjà ça. Je t’avoue que c’est même une démarche égoïste, pour extérioriser et dégager toute cette rancœur, cette colère qui sommeille en moi.
Pour ce qui est du Front populaire, c’est très bien, ils ont réussi à s’allier en trois jours, ce qu’ils n’avaient pas réussi à faire pendant des années auparavant. Respectons le truc. Et surtout, l’intérêt, c’est de laisser le moins de place possible à l’Assemblée aux députés du RN. Le Front populaire n’est pas idéal, mais il a le mérite d’exister et d’être le véritable rempart face à la mainmise sur l’Assemblée nationale du RN.
Quand on voit les résultats de ces européennes, je ne peux plus croire que le vote RN, c’est un vote contestataire, un vote de colère. Les gens savent pour quoi ils votent. Parce qu’il n’y a rien à savoir, en fait, dans le vote du RN. Il n’y a pas de subtilité particulière dans le programme. C’est d’ailleurs pour ça qu’il fonctionne bien. Pour eux, les responsables de tous les maux du pays, ce sont les immigrés. Et il n’y a pas plus simple à faire rentrer dans la tête des gens qui ne réfléchissent pas et pour qui la politique est complètement secondaire. »
Theodora – BOSS LADY (feat. Implaccable) (2023)

« Je mets toujours des phrases politiques ou sociales dans mes morceaux parce que je suis née dans un environnement avec des problèmes sociaux et politiques. Mes parents ont dû partir du territoire congolais pour arriver en Grèce, quitter la crise, chercher des papiers, ensuite arriver en France, et essayer d’être naturalisés. Ce sont des choses qui m’ont tellement construite que finalement je vois la nécessité d’en parler dans mes morceaux, ne serait-ce qu’un minimum. Et je parle donc de la Macronie et des femmes qui votent pour lui sur « BOSS LADY » parce que pour moi, ce sont des personnes qui pensent qu’elles ont quelque chose à y gagner, alors qu’en vrai, pas du tout. Pour certains, les gens qui ne sont pas fans de Macron sont des fainéants, ou des bons à rien. Et moi, à ce moment-là, je voulais juste rappeler que non. On n’est pas contents de Macron parce qu’il est super élitiste dans tous les domaines auxquels il touche, que ce soit la musique, l’art, l’école, tout.
Je parle aussi sur le morceau du concept de Boss Lady, que je différencie de celui de « Girlboss ». Pour moi, la Boss Lady, c’est faire des choix en adéquation avec ta vision du monde, et les suivre jusqu’au bout. Ce n’est pas être allée faire telles études ou passer tel examen. Tu n’as pas ton bac, tu as arrêté l’école en CM2, je m’en fous, tu peux très bien être une Boss Lady. Et je pense que c’est là où ça se démarque de la droite. Je ne base pas ce concept sur des clichés comme les diplômes ou la place au travail.
Quand j’ai appris les résultats des Européennes, j’étais déçue, mais pas non plus surprise. J’ai beaucoup changé de lieux de vie quand j’étais petite, j’ai vécu à la campagne, j’ai vécu en ville, et j’ai l’impression que beaucoup de gens que j’ai pu connaître, notamment dans certaines campagnes où je suis passée, auraient pu voter RN. Ce qui m’a vraiment déçue, c’est le manque d’implication des gens. Autour de moi, je connais beaucoup de personnes qui n’ont pas voté. Et ils le justifient en disant que c’est une autre forme d’engagement, parce que les gouvernements en place et les gouvernements qu’on nous propose ne sont pas adéquats. Je l’entends complètement, et je suis d’accord, mais le problème c’est qu’à droite, ils n’oublient pas d’aller voter. Du coup, même si ces gens sont dans une pensée plutôt d’anarchie, il y a des fois où il faut savoir faire pression et se dire « Ok, je n’aime pas voter pour différentes raisons, mais là je vais le faire ».
Je suis née en Suisse, ma sœur est née à Paris, j’ai vécu au Congo, à la Réunion, en France métropolitaine, c’était beaucoup de va-et-vient pour trouver un endroit où l’on peut se poser convenablement et avoir une vie comme les autres. Donc oui le score du RN m’a touchée. Et quand les gens parlent du Rassemblement National, des immigrés qui ne veulent pas travailler, ce sont des personnes qui n’ont jamais vu d’immigrés en vrai. C’est pour ça que je trouve important de renseigner les gens, peut-être par touches, dans ma musique. Dans le public qui m’écoute, certains viennent sans doute d’une campagne où ils n’ont jamais vu de personne noire de leur vie, et je suis peut-être la seule figure noire qu’ils apprécient. À côté de ça, il y a beaucoup de récupération politique à la télévision, qui est pour beaucoup de gens le seul moyen de s’informer. Donc j’ai ce devoir de dire : « Les gars, en vrai, ce qu’on vous dit, c’est des mensonges. » »
JP Manova – Is Everything Right (2015)

« J’ai écrit ce texte suite à une prise de tête avec Guru de Gang Starr. J’étais avec Flynt à La Maroquinerie, à la fin des années 2000. Guru me disait « Ici, j’arrive à faire aboutir mes projets. Aux États-Unis, il y a trop de racisme, alors qu’en France, c’est génial, je suis accueilli à bras ouverts. » Mais non, ce n’est pas aussi simple. Le ton est monté, je lui ai fait comprendre que c’était son statut et sa renommée qui lui ouvraient des portes. Les artistes étrangers fantasment beaucoup la France, et en particulier Paris.
« Loin des Etats-Unis qui votent massivement pour Obama
Je vis la France où l’on agite une Taubira ou Rama »
Il y a en France, une forme d’invisibilisation des personnes noires, et également une instrumentalisation, du genre « regardez, on est pas raciste, on en a une. » [Rires] Il y avait un coté alibi de la femme noire dans tel ou tel parti politique. C’est de l’hypocrisie pour faire taire les critiques. C’est très français. Ensuite, l’Histoire des États-Unis et celle de La France ne sont pas les mêmes, mais il y a des convergences dans l’histoire des luttes. Ce qui s’est passé avec Black Lives Matter a eu une résonance avec ce qui se passe ici. Assa Traoré, c’est le premier personnage public au discours hautement politique qui n’est pourtant pas issu de la classe politique, et avec autant d’impact médiatique. On n’a pas beaucoup de leaders d’opinions issus du peuple dans l’Histoire de France récente. Ce genre de personnes existaient déjà dans les années 80 et 90, mais elles n’avaient pas voix au chapitre. Ceci étant, en politique comme dans les médias, les personnes noires sont encore très peu visibles en France. Quand certains sur les réseaux sociaux confondent la journaliste Rokhaya Diallo et la députée Obono, ça en dit long sur le problème. [Rires]
« La famille Le Pen n’m’a jamais déçue dans son blabla
Beaucoup m’avaient dit qu’on était potes, avec eux au moins ça va »
Concernant ce qui se passe actuellement, je pense que ça fait plus de 20 ans, voire 30, que la politique française joue un jeu dangereux. Depuis Mitterrand, le RN, c’est ce qui peut arriver de pire à la société française. Parallèlement, ça fait des années qu’on dédie un ministère important (qu’est celui de l’Intérieur) à la politique du Rassemblement National, et ça quel que soit le gouvernement en place. Ce ministère est depuis longtemps propre à satisfaire l’électorat d’extrême droite. Colombe, Castaner, Darmanin, le ministère de l’Intérieur définit clairement la politique de La France sur la question de l’immigration, mais aussi du traitement des minorités et des quartiers populaires. Quand Sarkozy disait qu’il allait supprimer la police de proximité, parce qu’elle n’était pas censée faire des matchs sportifs avec les jeunes le dimanche, c’était un non-sens absolu de la part d’une personne qui ne connaît pas la réalité du terrain, mais qui conforte un certain électorat. »
Lujipeka – Putain d’époque (2020)

« J’ai écrit « Putain d’époque » alors que le mouvement Black Lives Matter battait son plein, autour de l’affaire George Floyd. C’est de là qu’a pu naître une phrase comme « Martin Luther avait un rêve, vaut mieux pas qu’il se réveille… » Mais le texte aurait pu être écrit plus tôt, et il est encore d’actualité. Malheureusement c’est raccord avec 2024 comme ça l’était avec 2020.
J’ai vu la montée du racisme et de l’extrême droite depuis que je suis petit. Pas seulement dans le monde politique, mais aussi dans la banalisation des idées racistes et dans l’adoucissement de l’image des racistes. Quand je parle des comédies racistes au cinéma, ça en témoigne. Les films qui fonctionnent le mieux parmi les comédies françaises, ce sont ceux qui jouent avec le racisme, pleins de clichés. Ça met des graines dans la tête des petits qui regardent ça, et en France, maintenant, un enfant peut grandir là-dedans. À côté de ça, les hommes politiques racistes se donnent une image plus lisse avec les réseaux sociaux notamment. Et tout ça arrive au moment où les petits écoutent le plus de rap, donc on se retrouve avec des gens déconnectés qui peuvent écouter du rap et regarder des TikTok de Bardella. Voire même des TikTok de Bardella qui récupèrent la musique de Jul, or ça, c’est incompatible. Soutenir le RN et écouter du rap en même temps n’est pas possible. Je ne parle même pas de valeurs du hip-hop ou autre, c’est simplement ce qui se dégage de cette musique, son histoire. C’est incompatible à 300% d’être raciste et d’écouter du rap.
Si sur le plan musical « Putain d’époque » ne me parle plus trop quatre ans après, trop de choses restent vraies dans le propos. Je dis aussi sur le morceau : « J’prie pour que le banquier m’laisse m’endetter. » Cela rend compte du cynisme d’un système et d’un mode de vie qu’on nous met dans le crâne : mariage, emprunt, maison… On veut ancrer ça dans la tête des classes populaires pour ne pas qu’elles s’élèvent. Les gens se retrouvent à idéaliser ça et à se dire « une vie différente, c’est pour les autres. » Tu ne te laisses jamais rêver, tu ne t’imagines pas qu’il y a d’autres possibilités, que tu peux changer de travail un jour dans ta vie… Tu en as un c’est déjà pas mal. Tu vis dans ce monde capitaliste avec cet emprunt sur le dos en croyant que tu es sur la bonne voie.
Dans les valeurs du gouvernement en place, il y a l’ultra capitalisme, quelque chose d’autocentré au maximum. Alors ils vendent du danger aux gens,et chacun protège son truc.
« Qu’est-ce qu’on va dire à ceux qui crèvent dehors ? ‘On en avait assez, on en voulait encore ?' »
Le gouvernement actuel démantèle des camps de réfugiés, frappe des gens qui vivent à la rue, il y a un truc sans pitié qui est arrivé en France depuis des années, c’est hyper choquant, révoltant. Les classes ouvrières et populaires, en toute logique devraient se révolter contre ce système en place. Elles devraient être dans une démarche de gauche. C’était davantage le cas avant, et il y a eu à un moment ce besoin d’accuser les autres, les gens issus de l’immigration. C’est le travail de l’extrême droite qui a fini par porter ses fruits pour mettre ça dans le crâne des gens. Aujourd’hui on accuse l’autre d’être responsable de sa propre misère. C’est quelque chose qui finit toujours de manière catastrophique, il faut s’éduquer. »
Okis – Paresse Saine (2023)

« Le morceau « Paresse Saine » est un titre dans lequel on trouve un bon condensé de mes idées politiques. Je parle du libéralisme, je parle de l’extrême droite radicale que j’identifie comme mes ennemis, et je parle de notre modèle social. Je pense notamment au chômage, qui a été fondateur dans la création de mon premier album. Quand j’ai sorti mon premier EP, c’est parce que j’étais au chômage tout simplement. J’avais quelques mois devant moi, et c’est comme ça que j’ai pu faire pas mal de choses. C’est pour ça que je dis « La recette c’est la sincérité et l’ARE » [Allocation d’Aide au Retour à l’Emploi, ndlr]. Je trouve que c’est d’actualité, notamment avec la récente réforme de l’assurance chômage : c’est toujours vers les chômeurs et les bénéficiaires du RSA qu’on va aller faire des économies, alors qu’il y a énormément d’argent à aller chercher ailleurs dans ce monde.
Je parle aussi de la réforme des retraites sur ce morceau, en expliquant que les vieux veulent se reposer après la fin de leur journée, mais En Marche leur met un flingue sur la tempe pour qu’ils se relèvent pour aller au travail. Et je parle de Ceuta [enclave espagnole au nord du Maroc, où des migrants tentent d’accéder pour ensuite aller en Europe, ndlr] et des politiques migratoires. Ceuta, c’est un symbole de la violence des frontières. Je ne suis pas dans le travail à tout prix et dans le Macronisme en tout cas : avant de rechercher la productivité, il faut chercher à ce que chacun puisse vivre décemment.
J’ai commencé à militer quand j’avais dix-sept ans en 2014. C’était au lendemain des élections européennes où l’extrême droite avait fini premier des élections. Ma sœur était déjà militante, et on est allés en manif, on a rencontré du monde, j’avais même pris ma carte dans un organe de jeunesse, je m’étais vraiment mis à militer à partir de ce moment-là. Et c’était pile il y a dix ans. Et dix ans plus tard tu te dis qu’ils sont toujours plus forts, toujours plus proches d’être au pouvoir. Mais pour moi c’est un tout : les libéraux créent des conditions pour que l’extrême droite soit au pouvoir. Ils créent la pauvreté, ils créent la possibilité pour les entreprises de se barrer et de délocaliser, ils créent de la misère partout. C’est les libéraux qui sont les meilleurs défenseurs du fascisme, ils ont décidé de faire ami-ami et ils votent les lois ensemble. On sait tous qu’ils sont moins inquiets de la montée du fascisme que de ce qui remettrait en cause leur logique libérale.
Donc c’est un tout et je n’étais pas surpris du résultat des Européennes. Et ça m’a surpris que des gens le soient. Mais c’est cool si des gens se mettent à s’engager, je commence à en voir autour de moi. Peut être que ça va créer une génération d’antifascistes. C’est la seule chose positive que je puisse voir là-dedans. C’est le moment de sortir dans la rue, et il faut arrêter de militer uniquement derrière un écran. C’est le moment de faire des choses et de militer. Parce que même s’ils échouent maintenant, ils pourront très bien revenir en 2027. »
Advm – .DEMAIN L’APOCALYPSE. (2024)

« J’essaie de développer dans mes textes mes positions politiques de gauche, mais je pense être encore trop immature pour en faire le cœur d’un morceau, car j’ai peur qu’il soit chiant. Alors ça passe par des phrases, des punchlines ici et là, en attendant de réussir à écrire un titre entièrement engagé que l’on puisse écouter avec plaisir. C’est important car j’appartiens à une génération qui ne croit plus en grand chose, et il faut que l’on se réveille.
Lorsque j’écris « les gens s’en foutent de tout c’qui va s’passer, ils veulent juste que leur joint soit bien tassé », c’est symptomatique de cette époque. Des gens engagés à gauche par le passé ont baissé les bras et se sont retrouvés à gueuler « c’est tous les mêmes » en regardant les hommes politiques à la télé. Ma génération a suivi cette idée et se fout de ce qui se passe, en pensant que la liberté est acquise, qu’elle ne pourra pas nous être récupérée. Mais peu importe le cocon dans lequel on a l’impression d’être, il faut continuellement se battre pour la liberté.
Si Jean-Marie Le Pen avait remporté l’élection présidentielle en 2002, je ne sais pas ce qui aurait pu arriver à ma famille. Ma grand-mère est venue en France dans les années 1970, et s’est retrouvée à vivre dans un vieux HLM de Laval, elle s’est ruiné la santé dans des abattoirs de poulets. Mon père a été ouvrier pendant 25 ans, et lui comme ma mère sont partis de très bas et se sont abîmés au travail pour avoir une vie très digne et faire de moi un privilégié qui n’a jamais vraiment manqué de rien. Les gens arrivent trop à accepter le travail comme seul moyen de vivre. Ce n’est même pas pour profiter, c’est juste pour se nourrir. C’est tellement triste. Et maintenant on les fait travailler jusqu’à 64 ans, pour qu’ils meurent un an après tellement ils ont souffert au boulot. C’est une aberration décidée par des gens qui n’ont jamais travaillé eux-mêmes. C’est horrible, c’est une torture. On a besoin d’espérer, de croire en des rêves, on ne peut pas se contenter de naître et mourir dans une classe sociale où seul le travail permet de nourrir les enfants.
Et face à cela, que font les médias ? Ils ne parlent que de faits divers, d’une prétendue insécurité et d’un soi-disant problème d’immigration. Le Front National a été dédiabolisé, ses idées ont été reprises partout, et nous sommes arrivés à une inversion totale des valeurs. À les entendre, les fachos seraient La France Insoumise, et le RN, parti d’extrême droite fondé par des nazis, serait le rempart. Un parti rempli d’immenses racistes qui enchaînent les dingueries. C’est fou. Ce pays rejette constamment la faute sur les immigrés, cela donne les politiques islamophobes de Macron, et des gens qui au fond de leur campagne pensent que la France est en feu parce qu’ils se lèvent avec CNews et se couchent avec TPMP.
Les jeunes doivent se réveiller, ne pas se laisser récupérer par des TikTok de Bardella ou des stories de Macron. La jeunesse n’est pas qu’une caution, un moyen pour les politiques d’arriver à leurs fins, c’est une population qui existe concrètement et doit se faire entendre. Si on laisse faire, l’apocalypse c’est réellement demain, pas dans 10 000 ans. On s’entretue, et des gens commencent à devoir se réfugier loin de chez eux à cause du climat. Comme d’habitude, ce sont les populations les plus pauvres de la planète qui le subissent en premier. C’est maintenant qu’il faut se battre. »
Eesah Yasuke – Focus (2024)

« J’ai écrit et composé ce morceau après la mort de Nahel l’an dernier, quand les émeutes ont commencé. J’avais besoin d’exprimer quelque chose, parce que j’avais été très touchée par les images qui étaient sorties sur les réseaux sociaux. Et quand on a sorti le clip du morceau la semaine dernière, on n’avait pas du tout lié ça à l’agenda politique ou aux résultats des élections. C’est vraiment tombé à ce moment-là, c’est ça qui est fou. Et je suis assez touchée de voir qu’il se passe des choses autour du titre, Assa Traoré m’a par exemple contactée en m’invitant à le performer sur scène à la fin de la prochaine marche pour Adama.
« Focus » est aussi un morceau qui essaye d’être positif et motivant parce que je pense qu’un certain nombre de gens aujourd’hui ont besoin d’espoir. On a besoin de se dire « On est ensemble et on ne lâche pas. » Même si c’est dur, même si c’est difficile. Et quelque part, je crois que j’avais envie, en toute humilité, d’être cette personne qui essaye de fédérer. Je me suis dit que je n’avais pas le droit d’être abattue, j’avais besoin de me remplir d’espoir et de le communiquer aux autres.
Quand j’ai appris les résultats des élections européennes, j’étais triste, mais pas naïve. Le RN avait déjà fait un gros score il y a deux ans, donc je savais bien ce qu’il se tramait. On assistait très clairement à une dédiabolisation de l’extrême droite et ça a finalement porté ses fruits aujourd’hui. Alors que ce sont des gens qui ne sont même pas populistes, je ne sais pas comment ils ont réussi à faire croire ça. Enfin si, je sais, mais ce n’est pas la vérité, ils ne sont pas du tout en faveur du peuple. Il y a par exemple eu une proposition de loi pour permettre aux agriculteurs d’avoir un revenu digne : ils se sont abstenus. Et ce sont les mêmes gens qui vont ensuite aller dans les campagnes dire « on est de votre côté. » Mais c’est faux, factuellement. Je suis en tout cas intimement convaincue d’être du bon côté de l’Histoire. Je ne vais pas dire que tout est parfait dans les valeurs de la gauche, mais il y a quand même cette notion d’inclusion. Avoir ces idées et être dans des valeurs progressistes, en quoi c’est mal ?
Il y a une phrase qui tourne un peu en ce moment et que j’aime beaucoup qui dit : « Si tu ne t’occupes pas de la politique, la politique s’occupera de toi. » C’est réel. Et ça ne veut pas dire que je ne respecte pas les abstentionnistes. Je peux entendre leurs arguments. Mais au bout d’un moment, on est actuellement dans une situation d’urgence. Et « Focus » est aussi un morceau avec un message clair qui est : « Allons en manif ». Je n’ai pas toujours l’occasion d’y aller parce que je bouge beaucoup mais dès que je peux je suis en manif. J’essaie, en tout cas, au maximum. C’est important. Un petit Mai 68 2.0, ça ne pourrait être pas mal, non ? »
Haroun – Voyous (2007)

« Dans le hip-hop, on allume tous les partis, selon ce qu’ils méritent. De base, c’est pas nos potes. Quand je rappe « J’ai pas de parti, pas d’patrie, c’est comme si t’avais pas d’papier / Quand t’es de ceux que la B.A.C n’en finit pas d’palper« , c’est que, oui, c’est pas pour nous. On est dépossédé de notre citoyenneté, comme on est dépossédé de notre musique, parce que de toute façon, le capitalisme te dépossède de tout. Dans un tel système, plus t’es pauvre, dominé, moins il y a de solution électorale pour toi ; voter à gauche là, revient à faire pouce dans une cour de récré et à gagner du temps. Mais si on joue la montre et que derrière, on ne se mobilise pas entre nous, l’arrivée du fascisme est inéluctable. En 2002, j’étais dans la rue contre le FN. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? On a eu Sarkozy, dont le discours sur les racailles et le Kärcher est samplé dans « Voyous ». Ensuite les musulmans, notamment, face à leur stigmatisation permanente et les événements à l’international se sont dit : on ne peut pas rester sans rien faire.
En 2012, on bat le record des votes ; on a la dédiabolisation de la déchéance de nationalité, la continuité des actions au Moyen-Orient, tout ce qui va dégoûter au plus possible les gens à qui on demandait de croire en Hollande. Du coup le PS perd toute crédibilité et se disloque. Les bobos foncent vers le macronisme, et des mecs de quartiers, dont certains artistes, commencent à se politiser sur Internet via la pseudo « dissidence », Alain Soral, Dieudonné. Chaque groupe se fait récupérer à sa manière. Je me souviens d’un gars qui m’avait fait « écoute Soral, il dit tout ce que tu dis dans ‘Mon poster’. » Ouais, sauf que pour lui la solution c’est Le Pen l’anti-système « parce que c’est le seul truc qu’on n’a jamais essayé ». Le Pen anti-système, tu vois pas la carotte ?
Sortir de ce jeu, ça demande de penser un système dans lequel on est complètement intégré : c’est pour ça que je trouve que la représentativité est un fléau, en politique comme dans la musique. Si on pense que quelqu’un va faire le travail à notre place, en déléguant le pouvoir, on ne s’en occupe plus, et on le perd. Les acteurs du hip-hop, on est des genre d’antifas dans notre domaine : on est la branche artistique d’un mouvement populaire autogéré, autodéterminé, sans illusions, sans politique partisane même si chacun individuellement a le droit d’aller dans l’urne. Le problème, c’est que le système tient sur ce socle-là : faire croire que c’est en étant représenté et pas en participant à tous les niveaux qu’on vaincra le fascisme.
Pour moi, le hip-hop doit être un écosystème à part entière. Les gens ne réalisent pas la force d’un art qui te permet de forcer ta visibilité dans une société qui fait tout pour te rendre invisible. Et par l’art, on réunit tout le monde. Des petits fachos écoutent du rap ? Limite, tant mieux, c’est la preuve de notre force. Si ça peut les convaincre d’aller voir du côté de la justice et de l’égalité, qui sont nos valeurs de base, ou de se sentir honteux… Le mot d’ordre, c’est de conserver le rapport de force en notre faveur. Il faut donc qu’on réfléchisse et qu’on s’organise, en tant qu’acteurs du hip-hop, au-delà de la soumission au piège électoral, à comment œuvrer à l’éradication du fascisme. »
Si il fallait donner une définition de la mélancolie dans le rap français aujourd’hui, ce serait sans doute lui : avec son chant sur le fil, sa musique remplie de pianos et de violons, et son vécu entre noirceur et lumière, Zamdane a réussi ces trois dernières années à devenir un nom scruté et respecté du rap français. Fin février, le Marseillais revenait justement avec SOLSAD, un deuxième double album dévoilé en deux temps où il développait un peu plus sa musique. Zamdane a-t-il fini par véritablement trouver son identité sonore avec cet album ? Et que raconte ce deuxième long format ?
Depuis un an et demi, il est un des visages masqués les plus intrigants du rap français : sans donner aucune interview, ni montrer son visage en photo, Femtogo agite de plus en plus les suiveurs les plus assidus sur internet. Des images, pourtant, il y en a énormément dans sa musique : biberonné à la pop culture, Femtogo raconte son vécu à travers des personnages de fiction tout au long de ses textes, tout en jouant avec les genres musicaux, notamment avec l’aide du producteur neophron. Femtogo livre une musique bien à part, et il le rappelait encore mi mars avec son nouvel EP La Bête, avec le producteur Vilhelm. Comment définir la musique de Femtogo ? Et pourquoi se démarque-t-elle du paysage rap français actuel ?
À RETROUVER DANS CE PODCAST
- 00:00:00 Générique
- 00:01:23 Partie 1 : Zamdane, mélancolie solaire
- 00:27:45 Le coup de coeur de Juliette : S-Tee – LOWLIFE
- 00:30:07 Partie 2 : Femtogo, derrière le masque
- 00:56:59 Le coup de coeur de Raphaël : BEN plg – Dire je t’aime
- 01:00:58 Le coup de coeur de Brice : ADM – SUR LE POUCE
- 01:03:05 Conclusion
DIFFUSION
CRÉDITS
- Un podcast animé par Brice Bossavie avec la participation de Juliette Bujko et Raphaël Da Cruz
- Enregistré le 7 avril 2024 à la librairie galerie La Hune à Paris
- Enregistrement et réalisation : Shkyd
- Visuel : Jérémy Métral, Camille Damarin
- Photo de Une : withtom pour l’Abcdr du Son
- Production : L’Abcdr du Son
Lunatic – « Civilisé »
Si notre livre 1990-1999, une décennie de rap français prend le parti de ne se fier qu’au calendrier pour fixer les limites de ladite décennie, une approche différente demeure possible : chercher un événement marquant la bascule d’une période à une autre. Alors sans doute la décennie aurait-elle été rallongée de quelques mois, pour prendre fin le 25 octobre 2000, date de sortie de Mauvais Œil. C’est un séisme unique dans le rap français à bien des égards, et entre 1996 et 1997 quelques secousses le préfigurent, au premier rang desquels « Le crime paie » et « Les vrais savent ». Mais les aléas de la vie retardent les plans de Lunatic et ce n’est qu’en 1999 que le duo Ali-Booba revient en trombe avec le maxi « Civilisé », annonciateur dix-sept mois avant sa sortie du magnum opus Mauvais Œil. Produit par Cris Prolific qui va puiser un sample dans la composition « Les Parfums de la nuit » de Debussy, le morceau concentre l’essence de Lunatic. Peut-être n’est-il pas nécessaire de rappeler à nouveau la dualité inhérente à la musique du groupe, la quête permanente d’équilibre, la tension qui naît des différences entre les rappeurs et la puissance que dégage leur union… Toujours est-il que c’est cela le sel de Lunatic et ce qui fait de « Civilisé » un titre si important. De l’entrée racailleuse de Booba (« J’suis bon qu’à péra, à causer du tort au code pénal ») à la sortie mystique d’Ali (« Atteste que Dieu est unique, vers Lui le retour, aussi sûr qu’additioner 6,6,7 donne 19 »), l’ampleur de Lunatic se déploie. Ils n’observent pas le monde depuis le même point, n’écrivent pas de la même façon mais décrivent pourtant la même chose. Lorsque Booba dit « mes khabzas, négros sont khabat », Ali reprend « mes nègres et mes crouilles sous écrou, prisonniers du ghetto du corps, et pire, celui de l’esprit ». Plus visuel et direct, le premier tend à délivrer ses idées par des enchaînements de descriptions et des images fortes (« un fœtus avec un calibre ») tandis que son binôme développe davantage son propos autour la recherche d’élévation et de la célébration divine, dans une écriture spirituelle. Il en résulte que « Civilisé » laisse entendre l’alchimie inespérée entre deux frères qui ne pourront plus marcher ensemble très longtemps, mais qui, tant qu’ils le peuvent, élèvent le niveau du rap vers des hauteurs rares. – B2
Diam’s – « Rien à foutre »
« Voilà d’où tout est parti : d’une musique résolument plus proche du son ATK que de n’importe quelle chanteuse de variété. » C’est ce qu’écrivait l’Abcdr à propos du premier album de Diam’s. Pour maintenant paraphraser les mots de cette même chronique, le disque est résolument doté d’un engagement politique candide. Il contient aussi son lot de boucles de piano, ses textes introspectifs, et même les versants ensoleillés de l’esprit qui animait « le crew qui prend du poids comme un gars obèse. » Après tout, « Tu t’imagines » n’est-elle pas une chanson qui dit la même chose que « Tuer ou mourir » mais avec un sourire apaisant ? Bref, tout ça est acquis : Premier Mandat n’est pas la photo que le public a retenu de Diam’s et de son succès au sentiment de sororité incontrôlable durant les années 2000. Il n’empêche, s’il dit quelque chose du pedigree de Diam’s, kickeuse acharnée à la rythmique impeccable dont l’énergie du freestyle transpire de chacune prise de parole, cet opus natif révèle aussi, plusieurs titres durant, ce qui a fait de Diam’s une rappeuse hors-pair autant qu’une star populaire. Un sens de la proximité indéniable, une aptitude à parler de façon universelle, mais surtout une capacité à foutre un sacré bordel. La preuve avec ce bien nommé « Rien à foutre », où Diam’s déborde d’énergie hip-hop et retourne tout sur son passage, tout en se permettant en une ou deux lignes bien senties de rappeler la position peu enviable d’une femme dans le mouvement. Bref, avec un sens du refrain à renverser la vapeur dans n’importe quel cypher, Suzi dégaine… Et a de la dégaine ! De celle qui se remarque direct chez un rappeur ou une rappeuse quand il ouvre la bouche. Une meuf qui a de l’attitude et un sacré bordel en guise d’ouverture de carrière. Elle refera le même coup avec Dany Dan et Driver sur l’album du Maire de Sarcelles. Là aussi, ce fut un beau dawa. Quant à la suite, tout le monde la connaît. DJ, déjà en1999, laisse nous kiffer la vibe. – zo.
Kery James, Rocca, Shurik’n & Hamed Daye – « Animalement vôtre »
Il y a plusieurs coups de génie dans « Animalement votre ». Le casting, réunion de quatre écoles emblématiques et radicalement différentes du rap français (Mafia K’1 Fry, La Cliqua, IAM, Ministère A.M.E.R.). L’introduction mémorable, qui place d’emblée l’ambition politique du morceau. Et le plus grand sans doute, le détournement du générique d’Amicalement Votre, série britannique des années 70 avec Roger Moore et Tony Curtis. Pressé et sentencieux, l’instrumental de Chimiste installe dès la première mesure un dissentiment, celui qui existe entre la classe dirigeante et les laissés-pour-compte de tous horizons, » africano àrabo latino jeune de té-ci ». Exaltés par les années passées avec une muselière plutôt qu’un micro, Kery James, Rocca, Shurik’n et Hamed Däye viennent réclamer leur dû dans « Animalement votre ». En gardant sa distance certes (« Tu crois que ton intégration on y croit / Mais tes actes racistes ont pris du poids »), mais déterminé à ne pas lâcher le morceau ( » J’vous l’avais dit on fera notre place dans ce pays »), le quatuor rappe au kilomètre la fureur de la classe ouvrière (« Fallait qu’j’sois dur / Plus cruel que le sort qui pousse nos pères à la truelle »). Au firmament de leur talent tous sont remarquables, mais c’est incontestablement Kery qui tire son épingle du jeu. Son ouverture a cappella, façon excavateur, « laisse des traces de sperme de toutes les ethnies dans l’œsophage » du pays qui l’a trahi. À l’aube de sa métamorphose, jamais plus le leader d’Ideal J ne sera si bilieux ni enclin à la violence. Ce n’est même plus un chant, c’est un cri du cygne. – David²
Def Bond – « Tant pis »
Alors que l’EP Le retour du Soul Swing, où il côtoie Faf Larage au micro, était d’un naturel sombre, le premier album solo de Def Bond produit par DJ Khéops sur son label Sad Hill est plutôt lumineux. Cabriolet, hélicoptère, villa avec piscine : le clip de « Old School Love » conviant Oliver Cheatham ne trompe pas. Le Thème épouse une esthétique soignée à l’image des sorties du label Bad Boy Records outre-Atlantique. Mais l’album contient des moments plus intimes. Parmi ceux-là, « Tant pis » fait figure de morceau bilan pour son auteur qui revient sur une enfance et une adolescence bouleversées par un drame familial. « Tu voulais pas d’ça maintenant, qu’est-ce que ta volonté viens foutre là-dedans / Seul, c’est maintenant que tu es grand. » Sur une production chaleureuse de Faf Larage bercée par le ressac et une voix mystique, Def Bond s’oriente malgré ses infortunes vers la révélation et l’épiphanie. Après « Les jours sont trop longs » sur la compilation Sad Hill où il évoque une première fois la perte d’un être cher, le rappeur se livre de nouveau en évoquant cette disparition. De par ce sujet universel, il tisse indirectement un lien avec l’auditeur, s’interrogeant plus loin sur les futilités des apparences : « C’est quoi le bonheur ? Avoir de la thune ou faire semblant ? / Changer de femme chaque week-end, être sérieux ou faire semblant ? « Une mise à nue qui fait de « Tant pis » le morceau le plus émouvant de Le Thème – certains diront emo rap – mais aussi un moment singulier et méditatif dans un rap français qui, à l’aube de l’an 2000, finit d’aiguiser ses crocs en s’orientant de plus en plus vers la rue. – JulDelaVirgule
La Cliqua – « 3 rounds » feat. Mam’s & Esprit d’Ébène
Sur la deuxième piste de l’album La Cliqua, Raphaël, Daddy Lord C et Rocca se livrent à une bataille microphonique sur « 3 rounds » avec Esprit d’Ébène en guise de speaker. Pour que chaque combattant soit mis à l’aise, Gallegos cuisine trois instrumentaux différents pour chaque couplet. C’est le benjamin de la bande, Raphaël, qui démarre au quart de tour, clamant « la réaction d’un jeune sous pression. » Vif et frais comme Thierry Henry à l’AS Monaco, le rappeur déroule son texte captivant par sa fougue. Porte-parole de sa génération (« Trop d’jeunes font partie de la population sacrifiée »), sincère et soigné dans sa démarche (« es paroles viennent du cœur, chaque mot que je donne a sa direction »), Raphton affirme sa position dans la cour de mastodontes comme Daddy Lord C et Rocca. Habitués des freestyles, ces deux rappeurs ne sont pas les derniers pour rejoindre la bagarre au mic. Le boxeur et l’ex-Black Dragon Daddy Lord C déploie son débit tranchant avec finesse, entre égotrip (« Combien de villes demandent qui dévale quand de ma bouche j’déballe ») et authenticité (« Toujours le même, change pas avec ou sans crocodile »). Amoureux d’images, métaphores et figures de styles en tous genres (« Tête de whisky de contrebande au temps de la prohibition »), Rocca affirme sa virtuosité au micro. Comme à son habitude, le « phénoménal colombiano » dépouille l’instrumental avec un style sauvage et bouillonnant sur un sample de « Masterpiece » de Grover Washington, Jr. « 3 rounds » synthétise assez bien l’appétence des trois MC’s pour le fond perspicace et la forme explosive. – AndyZ
« « Civilisé » laisse entendre l’alchimie inespérée entre deux frères qui ne pourront plus marcher ensemble très longtemps. »
La Caution – « Une tour devant l’arc en ciel »
Quand il a été question de sélectionner 200 disques pour écrire 1990 – 1999, une décennie de rap français, la rédaction de l’Abcdr n’a pas laissé beaucoup de maxis passer le cut. Mais celui-ci, il n’était pas envisageable de le mettre de côté. Les raisons sont multiples. L’unicité du son de La Caution, sensible dès ces deux premières pistes et toujours inégalé presque vingt-cinq ans plus tard, est évidemment le leitmotiv principal de cette mise en avant. Et quel plus bel exemple pour l’évoquer que « Une Tour devant l’arc-en-ciel » ? Ses scratches du « It’s the new style » des Beastie Boys finement plaqués en arrière-plan d’un sample de la bande originale de L’Armée des douze singes. Puis cette seconde structure instrumentale, synthétique, saturée, triturée aux potards, dans laquelle la voix gouffreuse d’Hi-Tekk parle d’entrée de psychanalyse pendant que Nikkfurie autopsie les rues de la banlieue est de Paris. Et pourtant, même avec quasi vingt-cinq ans de recul, parler de La Caution est toujours aussi difficile tant le matériau sonore du groupe reste une grande inconnue. Que dire de cet alliage entre culture de rue et visions hallucinatoires dignes d’un film de science-fiction ? Comment décrire ce duo autrement qu’en faisant appel à une cascade de name droping pour essayer de décrire l’indescriptible, ce délire de reurtis qui se baladent avec un bouquin de K. Dick dépassant de la poche arrière d’un 501 serré ? Que faire de ces deux timbres de voix radicalement opposés, de leurs allitérations et assonances, de ce kaléidoscope de gris banlieues ? il n’y a jamais eu une définition précise, surtout pas en 1999 en tous cas, et pas encore un quart de siècle plus tard. Sauf peut-être l’aveu de Nikkfurie lui-même, amené à revenir sur les débuts du groupe lors d’un entretien à l’Abcdr : “On était des rappeurs en blouse de chimiste.” Pour les chroniqueurs musicaux, le costume reste toujours trop grand – zo.
Mafia K’1 Fry – « Rêves perdus »
« Rêves perdus » est un extrait du maxi Légendaire de la Mafia K’1 Fry sur lequel l’un de ses membres les plus énigmatiques, Yezi L’escroc, écrit avec amertume les ambitions brisées par l’amour du risque des jeunes de banlieue. Bercé par la rue, Yezi laisse peu à peu la froideur du béton prendre le pas sur la chaleur du cœur enfermé dans une ambivalence « mi-démon, mi-ange. » Là où le futur n’est qu’une chimère, où le passé hante les esprits déchirés par le malheur, rares sont les sorties de secours qui ne mènent pas au crime. La foi et les vertus sont les seules issues comme disent Manu Key et Rim’K au refrain. L’impression d’être impuissant face à la fatalité du monde (« J’ai toujours lutté pour ce que je croyais juste, mais j’suis juste une statistique, un indompté de plus ») et conscient des conséquences d’un mauvais choix (« Parlons de réalités, ne pousse que ce qu’on a semé, évite les mauvaises herbes qui tentent de s’incruster »), Yezi fait preuve d’une grande lucidité noyée dans une tristesse décourageante. L’instrumental mélancolique de Jean Jack remue le couteau dans la plaie et borde le flow sans fioritures du rappeur. Avec « Rêves perdus », Yezi L’escroc apporte du spleen au milieu d’un maxi porté sur l’egotrip et l’invasion fulminante de la Mafia K’1 Fry dans le rap français. – AndyZ
Big Red – « Spliff »
« Pass pass le oinj », « Le mégotrip », « Le retour du Shit Squad », « One, one, one », le rap français des années 1990 compte son petit lot de stoners joints. Le thème sera même décliné sur la compilation Cannabissimo Rap & Ragga parue en 1998 puis en 2001 sur la mixtape The Skunk Anthology. Après deux albums de Raggasonic où la substance verte est évidemment présente, Big Red offre sur son solo deux morceaux aux titres équivoques. Si « Rizzla » joue sur une vibe douce et cocooneuse, ce n’est pas le cas de « Spliff » qui explore un stade plus avancé de défonce. Composée par Rudlion, la production emprunte un bruitage sonore de »Real muthafuckin’ G’s » de Eazy-E et avance comme un rouleau compresseur hypnotique. Big Red se laisse aller à des scansions aléatoirement rappées, chantonnées ou parlées sous l’emprise du « vert, et rien d’autre pour être def' ». Il explore avant l’heure une diction protéiforme, passant de ce qui s’apparenterait de nos jours au mumble rap popularisé par Young Thug à du fast style plus énergique. Les deux lascars créent une atmosphère pesante et embrumée où se devinent des yeux fatigués et une pâteuse latente, si bien que Big Red ne parvient plus à épeler correctement le mot titre du morceau. Original et singulier dans sa conception, « Spliff » fait figure d’ovni dans le paysage musical du rap de cette époque. Il se rapproche du genre électronique tout en gardant la touche agressive du gangsta rap californien du début de la décennie. Une orientation musicale, également approchée sur d’autres morceaux de l’album, qui n’ira malheureusement pas plus loin, Rudlion décédant quelques mois après la sortie de Big Red-emption. – JulDelaVirgule
Octobre Rouge – « Argotrip »
Il ne pousse pas grand chose dans le nord-est de la capitale. Mais s’il y a bien quelque chose qui y (est) fleuri, c’est l’argot local. Entre Pigalle et Riquet, Grain d’Kaf et Logan cueillent le décor parisien et les drôles de mauvaises herbes qui le parcourent dans un florilège de synonymes. Il y a ici des passants (et quelques chrysanthèmes), des filles (et le Parisien ne dit pas « de belles plantes », faut pas déconner), des néons couleur coquelicot de peep show, de l’argent (de l’oseille quoi) et beaucoup d’herbe, évidemment. Avec son bagout bitumeux, Octobre Rouge a de toute façon dès ses débuts fait dans le jardinage, autant celui du dictionnaire que celui qui tient sur trois feuilles collées en L (comme le bac, que n’a pas forcément passé la BAC, on pourrait aussi parler de bac à fleurs mais bon…). En témoigne cette pépinière de mots, où le dialecte de Paris ne sert qu’à planter le décor un bédot à la bouche et à installer sur une prod de Voodoo deux des meilleures graines du rap parisien de la première décennie des années 2000. De celles qui transforment la ville lumière en quartier rouge. Tout les fumeurs de chaque côté du périph en rêvaient, O.R l’a fait. Il ne manque plus qu’un Gamm Vert avenue de Flandres. Colekt’Or ! – zo.
113 – « L’âge du meurtre » feat. Karlito
Pour annoncer son album solo Contenu sous pression en 2001, Karlito débarque avec un single aux sonorités déroutantes. Sonnant comme les bonbons électroniques de la French Touch (Daft Punk et Cassius en tête), « La rue cause » fait du bruit dans le paysage rap français. Le morceau voit DJ Mehdi peaufiner ses expérimentations électro entamées en 1999 sur Les princes de la ville. Placé en toute fin d’album, en piste cachée (quoi de plus évident pour inviter le secret le mieux gardé du collectif), » L’âge du meurtre » possède déjà en soi le refrain que Karlito entamera deux ans après (des bouts de textes du 113 sont aussi reposés sur « Tant de choses »). DJ Mehdi met en boucle les dernières secondes d’un standard de Quincy Jones en lui ajoutant une séquence de batterie et un simple accord de guitare. Une production plus « classique », par comparaison à d’autres compositions du disque, sur laquelle le 113 appelle la jeunesse à la réflexion avec une écriture simple et directe. « La mort, c’est un long exode / C’est pas comme à la télé / On t’fera pas revenir dans un autre épisode » pour Rim-K ; « Possédé par le mal, joue pas trop au malin / La violence est comme un courrier qui revient le lendemain » pour A.P. Un style qui fait leur signature, à l’opposé de celui de Karlito plus abstrait et poétique, qui fait parfois faire à l’auditeur « le tour de France de l’esprit » : « Le temps s’consume comme mon joint s’consume / Comme le mal s’consume / Ainsi la mort danse devant toi. » Avertisseurs mais pas donneurs de leçons, 113 et Karlito livrent leur ressenti sur la violence que l’on cause à autrui et l’inverse, mêlant fatalisme, réalisme, et survivalisme autour d’un questionnement permanent dans un équilibre précaire : « J’suis ni pour le port d’arme / Ni pour que tu m’enlèves l’âme / Désenchanté quand j’vois une famille fondre en larmes. » – JulDelaVirgule
1990-1999, une décennie de rap français est disponible en librairies. Vous pouvez également le commander en ligne :
- Marabout, notre éditeur
- Fnac
- Amazon
- Lalibrairie.com
- Place des Libraires
Avec Soul Inside, son nouvel album solo, Kohndo explose les formats, les attentes et les idées préconçues. Le tout pour un grand vent de fraîcheur. Rencontre caméra au poing avec celui qui assène toujours les mots comme des coups de poing.
Dans le rap français, on aime critiquer Rohff. Des fois c’est à raison pour « Animal » ou « Dans Ma Werss », des fois, c’est pour chercher la petite bête (vous vous rappelez des critiques sur la pochette du Code de L’Honneur ?). Ça n’empêche sûrement pas Rohff de dormir ni de manger (après tout, « c’est pas les jaloux qui font [ses] courses« ). Mais s’il y a un rappeur qui mérite une vraie réhabilitation critique en France, c’est bien lui. Et pour aller plus loin, son disque le plus intéressant est également celui que beaucoup considèrent comme le moins abouti. Je parle bien sûr du très auto-centré Au-delà de mes limites.
Après tout, ça tient à une foule de petits riens, la réussite d’un album. Au-delà de mes limites est un moins bon album que La Fierté des Nôtres, pourtant Rohff y rappe bien mieux. En plus, c’est un disque plus honnête : Rohff ne s’offre même plus de respectabilité avec des conseils de vie sur fond de refrain latino. Non, le propos se limite à un sujet : Rohff lui-même, puisque même les morceaux à thèmes sont prétextes à des égotrips à n’en plus finir ou à des morceaux d’introspection. Long, répétitif, parfois fastidieux, Au-delà de mes limites offre néanmoins Rohff à son meilleur de niveau de rappeur depuis longtemps. Longue montée d’adrénaline, entre sentiment d’invincibilité et parano insubmersible, Au-delà de mes limites, c’est comme la chronique d’un bref moment au sommet du rap français. Pour aller dans le sens de Rohff, ça fait penser à Tony Montana dans sa résidence avant que les Colombiens viennent le finir : un mec arrivé à un niveau fragile de succès et qui sait que la chute le guette. Entre ivresse des sommets et angoisse vertigineuse, Rohff assène de l’égotrip comme un mantra destiné à le rassurer (« Trop Dangereux », « Premier Sur le Ghetto », « La Puissance » …) plus qu’à vraiment effrayer la concurrence.
Rohff – « La Puissance »
Heureusement, il est aussi capable de caser une confession dans un morceau à gimmick (« se remarier en mode divorcé, c’est corsé/mes parents m’ont eu en mode mariage forcé » dans « En Mode »), de transformer une ode aux disparus en autoportrait en creux (« Regretté »), de s’en prendre à son crew originel jusqu’au malaise (« Seul contre tous », « Relation de merde »), de pondre un cousin européen à « Moment Of Clarity » (« J’ai pleuré la mer en retrouvant le paternel« ), Rohff reste seul tout au long de l’album : le feat de Jam s’oublie vite, les apparitions d’Ikbal sonnent comme un écho de sa propre conscience et quand il invite les deux plus gros vendeurs de l’époque (Diam’s et Kool Shen) c’est pour leur faire rapper un refrain à sa gloire (« Roh2f, tu nous bombardes à la tête/Dis-nous comment tu aif/qu’on arrête de se prendre la tête« ). Ce qui sauve l’ensemble de ces deux heures de mcing orgueilleux, c’est une démonstration de technique qui ne dit pas son nom et qui fait de Rohff un rappeur hors pair qui n’a pas besoin de dire des choses renversantes pour faire son effet (la preuve, récemment dans « Rap Game », quand il dit « Si to the mother fucking si, si si/Ouais ouais to the mother fucking ouais/Ouais Ouais Ouais !« , on a l’impression que c’est une punchline) et dont la spontanéité de l’écriture dissimule un vrai sens de la formule (« Le rap va crever le même jour que moi/le rap, il lui manque une dent et il a des grosses joues, comme moi« ).
Rohff – « Regretté »
Exigu et oppressant, Au-delà de mes limites n’a pas la force fédératrice de La Fierté des Nôtres, c’est sûr. Les singles programmés visent à côté (« Bonne Journée », « Mon nom », « Bol d’Air » …), comme si Rohff faisait exprès de rater le format radio (c’est quoi cette idée de mettre deux chanteuses différentes sur un même morceau ?), comme si, l’espace d’un instant, il avait cessé de vouloir faire le grand écart permanent entre « Qui Est L’Exemple » et « Ce Son C’est La Guerre », « Le Mot d’Ordre » et « Zone Internationale ». Du coup, on comprend mieux la volonté de Hostile d’avoir voulu cette réédition, sortie quelques jours après le retour de Rohff dans la Mafia K’1 Fry (il est reparti depuis) et quelques mois avant ses problèmes judiciaires et familiaux (vous devez être au courant). Dans ce disque, Rohff a ajouté un inédit « Dirty Hous », mais c’est surtout le texte des dédicaces qui a de l’intérêt si vous voulez mon avis. Entre égotrip, introspection, ébauche de remise en question et création du futur refrain de « Frais », il fait presque office de bonus track fantôme. C’est long mais ça vaut le coup alors c’est parti pour la retranscription in extenso : « Je remercie le Tout-Puissant pour les bienfaits et les épreuves, à chaque mal un bien, que Dieu nous guide. Ma famille pour le soutien moral et affectueux, la rue pour sa fidélité et mes fans parce que quelque part, c’est grâce à eux que je n’ai plus à faire de conneries pour manger. Je reste vrai jusqu’à la dernière note de mon son, la dernière goutte de mon sang. Ma perception du rap n’est certainement pas celle d’un programmateur de grande radio, ni celle d’un D.A. Je les entends rapper, ils n’ont pas fait mieux. Je chante avec mes tripes, sans artifices sans me prostituer dans les émissions de Olé Olé, c’est mon combat, je ne suis pas prêt à tout pour vendre des disques ou à être célèbre. Je reste digne de mon histoire, partagé entre les Comores et la France, la rue et le Showbiz, ce qui explique peut-être ce sentiment de trouble caractériel provoquant parfois de la contradiction dans mes écrits, mais continuons à travailler sur nous-mêmes« . Un code de l’honneur, assurément.