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Abcdr du son : Il y a quelque chose d’étonnant avec Enfant Lune, c’est que tu sors ton premier album à 38 ans. Comment l’expliques-tu ? 

Gringe : J’ai un rapport au temps qui est extrêmement particulier dans la vie. Je ne me sens jamais vraiment pris par un quelconque sentiment d’urgence et surtout, je distords énormément le temps : je vis énormément la nuit, je suis parfois en décalé dans ma manière d’organiser mon quotidien… Je ne suis pas dans des objectifs à atteindre, je ne me dis pas que j’ai des paliers à passer dans des temps impartis pour le faire. Au contraire même. J’ai compris ça il y a un petit moment : j’ai besoin de temps pour digérer les choses, les comprendre, mieux en parler. Surtout j’ai senti que j’avais besoin de temps pour vivre des choses et mieux en parler. Évidemment, un premier album à 38 ans, sur le papier c’est drôle. Mais dans mon état d’esprit, je me sens plus comme un mec hors du temps. C’est bizarre mais globalement je ne me donne pas trop d’âge… C’est un état d’esprit que j’entretiens, mais malgré moi. Rien ne me presse.

A : Même pas ton label ?

G : Ils ont essayé mais ils ont vite compris que ce serait peine perdue. [Sourire]

A : Tu as dis dans une interview qu’au milieu de la composition de cet album, tu avais pensé à tout arrêter. Ça a été compliqué pour toi d’accoucher de ce premier disque ?

G : Oui ça a été globalement très dur, j’ai rencontré tout un tas d’obstacles. Le premier c’était de devoir me faire à l’idée que j’étais seul aux manettes : je n’avais plus le confort d’un Orel’ ou d’un Skread à mes côtés, puisque les deux étaient partis en tournée, et il fallait que je devienne un peu plus méthodique que d’habitude. Il fallait que je me constitue une équipe de boulot, que je renforce mes liens avec mon ingénieur du son, que je m’implique vraiment dans le processus artistique. Et puis j’ai fait des rencontres qui m’ont beaucoup aidé. Léa Castel a fait beaucoup de direction artistique sur l’album, il y a énormément de producteurs sur l’album que je suis allé chercher de moi-même. J’ai du apprendre à faire par moi-même, ce qui n’avait jamais été le cas avant, et j’ai découvert que c’était très long. C’est au bout de six mois d’écriture que j’ai vu que je commençais à aborder les thèmes les plus profonds de ma personne, mais c’était quelque chose de parfois pénible pour moi. Il fallait que je me plonge dans des états assez douloureux pour me rapprocher le plus possible de la vérité, des épisodes de ma vie dont je parle sur le disque. Je suis fier de ce disque mais toute sa conception a été douloureuse pour moi.

A : C’est la première fois que tu fais un projet tout seul, en dehors de Orelsan ?

G : Complètement, et c’était vraiment le plongeon dans l’inconnu, je n’avais aucun filet de sécurité. Mais c’est en ça que c’est valorisant : une fois le travail fait au bout d’un an et demi, j’ai vu que, alors que j’ai toujours été très passif, très attentiste, en me laissant porter par mes potes, j’avais réussi à diriger un projet de A à Z cette fois-ci. Avec Orelsan sur Casseurs Flowters j’ai toujours pu jouir de ce confort là, en ayant un pote très talentueux avec une vraie vision artistique : j’avais juste à me laisser faire, à écrire mes textes, et il s’occupait du reste. Pour mon premier album, je me suis retrouvé à devoir faire toute ma direction artistique, discuter avec des gens de mon label, échanger avec des producteurs, travailler sur la pochette… Je me suis retrouvé au four et au moulin et c’est hyper chronophage, ça te décentre un peu de l’artistique. C’est aussi pour ça que j’ai stagné et perdu du temps dans la conception du disque, mais c’est hyper valorisant une fois le disque terminé. Pour la première fois de ma vie, j’initie un projet, et j’ai vu que j’étais capable de l’amener au bout.

« Je suis un grand oisif, mais pas non plus passif. Ça me prend du temps, mais je considère toujours que les choses arrivent en temps et en heure. »

A : Tu parlais des Casseurs Flowters. C’était plutôt Orelsan qui avait le lead au sein du groupe ?

G : C’est une locomotive Orelsan. Avec du recul, même si Casseurs Flowters était une histoire qui nous appartenait à nous deux, c’était plus le délire d’Orel’ dans la direction artistique. Et puis j’avais tellement à coeur de faire au moins jeu égal avec lui et de me mettre à son niveau, que je le laissais diriger les choses. Il était bien plus avancé que moi, il avait déjà fait ses preuves avec deux albums solos, alors que moi j’étais un peu personne. Je reprenais même le rap à l’époque du premier album des Casseurs, je n’avais plus la gymnastique de l’écriture ! Du coup je me suis concentré là-dessus, et il n’y avait plus trop de place pour le reste, surtout qu’Orelsan allait très vite. Alors je me laissais porter.

A : Avant d’avoir rencontré Orelsan, tu rappais déjà non ?

G : Oui mais je rappais de manière très amateur. C’était plus une passion, quelque chose que je faisais dans mon coin, je n’avais pas vraiment pour ambition d’en faire un métier. J’ai toujours été incapable de me projeter et je ne me suis jamais dit que j’allais percer en faisant du rap à Cergy-Pontoise ou à Caen. J’allais à la radio faire des freestyles parce que l’énergie de l’instant me plaisait, mais ça n’allait pas plus loin. J’avais dit un jour que j’enregistrerai un morceau, et c’est finalement ma rencontre avec Orel’ qui a précisé ces choses là. Il m’a dit « Viens, on s’achète une tour d’ordi, un micro, une carte son et on maquette des vrais trucs ». Et on était partis.

A : Tu te souviens du tout premier morceau que tu as enregistré ?

G : C’est un titre avec Orel’ qui s’appelait « Quand je rappe » sur une face B d’un groupe américain à l’ancienne. Le morceau a disparu dans les bas-fonds de tous les enregistrements qu’on a pu faire, on a du le graver sur un CD qui a fini en frisbee sur l’autoroute. [Sourire] Parce qu’il faut savoir qu’Orel’ jetait tous les enregistrements que l’on faisait parce qu’il avait trop honte quand on les réécoutait. Quand on faisait des radios locales ensemble, je demandais à mon petit frère de nous enregistrer quand on était là-bas, je rentrais, on prenait la cassette, et on allait faire des tours en voiture pour écouter nos sons en fumant. Et souvent, il se débarrassait des cassettes juste après. On faisait énormément d’impros, et c’était très rarement bien senti on va dire.

A : C’est un peu ce que vous montrez dans la scène de la radio dans Comment c’est loin.

G : C’était exactement ça. On arrivait un peu bourrés en radio, on faisait les trucs en flippant de ouf, et ce n’était jamais aussi bien que dans le film, soyons honnêtes. Dans le film on a totalement idéalisé le truc. En vérité, on était nazes : on bafouillait au micro, mais ça nous faisait marrer. A l’époque, on était vraiment des passionnés, on ne faisait que ça jour et nuit, alors aller en radio, enregistrer un premier morceau, c’était un petit aboutissement pour nous. D’un coup on était devenus les deux rappeurs de notre bande de potes.

A : Orelsan se met à vraiment faire carrière, tandis que toi, tu te fais encore discret à l’époque. Où en es-tu à ce moment-là ?

G : Je suis à Caen et je ne fous rien. Je vois mon pote s’émanciper et partir sur Paris, et à un moment donné je rencontre une fille qui va me faire monter aussi sur la capitale par amour. J’ai repris mes études, j’ai fini ma licence de comm’ et j’ai pris un petit boulot dans un cinéma où je déchirais les tickets à l’entrée. J’étais dans mes études, beaucoup avec ma copine, et Orelsan écrivait au même moment Le Chant des Sirènes. On se voyait rarement mais il avait quand même pensé à moi pour venir faire « Ils sont cools », et j’avais trouvé ça vraiment cool de sa part à l’époque. L’enregistrement du morceau se passe super bien, et Orel’ commence alors à me dire que ça serait bien que je le suive en tournée, que je lui fasse ses backs… J’avais fini mes études, et c’était le moment parfait pour moi pour y aller.

A : Le rap était resté présent dans ta vie durant ces années sans Orelsan ?

G :  Pas vraiment, ça m’avait saoulé. C’était une passion à l’époque de Caen, mais en montant sur la capitale j’avais envie de passer à autre chose. J’avais repris mes études, j’étais dans autre chose, et c’est finalement « Ils sont cools » qui m’a rappelé à ça. J’ai vu que j’en avais encore un peu sous le coude, et que je m’amusais vraiment bien avec Orel’, surtout lorsqu’on est partis en tournée. Je montais sur scène, je faisais les backs donc j’étais quand même dans l’ombre, je voyais du pays en me faisant des thunes… C’est plus l’expérience qui m’a attiré que faire du rap à proprement parler. On était un peu les Claudettes d’Orel’ avec Ablaye sur scène à l’époque, ça me plaisait bien. [Sourire]

A : Il y a quelque chose qui revient énormément sur ton premier album, et que tu évoquais déjà un peu au sein des Casseurs Flowters, c’est ton côté branleur. Pourtant, si on regarde tes dix dernières années, tu as fait énormément de choses…

G : Oui mais ce n’était pas prémédité du tout. Je n’aurais jamais enclenché ou provoqué tout ça de moi-même. Après le premier album des Casseurs et la tournée, le disque arrive en fin de vie, et Orel’ commence à écrire le film Comment c’est loin sans trop savoir si ça va le mener quelque part. Et il se trouve que si. On s’est alors mis à préparer le film, du coup on a sorti le deuxième album qui était la B.O du film, ce qui a ensuite donné lieu à des concerts, puis la série Bloqués suite à une discussion avec Kyan et Navo… Ce sont des opportunités qui se sont offertes à nous et ça a rempli quasiment quatre années de ma vie. Mais il n’y avait vraiment rien de prémédité à l’origine : à la base, on voulait sortir le premier album des Casseurs Flowters sur le web gratuitement en faisant des clips maison ! Quand je dis sur mon album que je n’ai rien foutu ces dernières années, c’est plus de la provoc’ en vrai. Et c’est surtout une manière de dire que j’ai passé mon temps à contempler. Je suis un grand oisif, mais pas non plus passif, je ne reste pas totalement inactif. Je suis dans l’observation, ça me prend du temps, mais je considère toujours que les choses arrivent en temps et en heure. Du coup, ce premier album arrive à un moment qui me semble être le bon pour moi : j’ai suffisamment rassemblé d’acquis et d’expériences dans la musique pour avoir des choses à dire, et pour savoir comment les exprimer.

A : Avant le succès, avant Casseurs Flowters, est-ce que tu t’es ennuyé ?

G : Oui c’est dans ma nature. Depuis tout petit je suis comme ça : je suis dans la lune, véritablement. Je prends du temps pour moi et je me retrouve à vivre des grands moments de solitude qui m’ont nourri spirituellement, qui m’ont développé une faculté d’écoute et d’observation. Et ce sont des choses dont tu te sers après pour faire un album ou jouer un film. C’est une drôle d’école parce qu’il n’y a pas de diplôme à l’arrivée mais c’est de l’expérience que tu engranges et dont tu peux te servir pour concrétiser des choses. Mais quand tu le vis de l’intérieur c’est flippant : tu as l’impression de ne rien foutre alors que tu apprends quand même des choses. En fait, c’est agréable de se dire qu’avec Casseurs Flowters on a réussi à concrétiser quelque chose sur du « vent », sur des soirées à rien foutre au point d’en faire un album, un film, et une série. [Sourire]

« Il fallait que je me recentre sur moi-même pour ce disque, surtout par rapport aux sujets que j’aborde »

A : Ton disque s’appelle donc Enfant Lune. Cette idée de la nuit, de la solitude, elle t’est venue rapidement ?

G : Assez rapidement oui, au tiers de l’album. C’est à mettre en relation avec mon rapport à la nuit, à l’amour et aux femmes, à mon côté lunaire, la tête dans les étoiles, parfois très solitaire… C’est un espèce de voyage intérieur en quelque sorte.

A : Tu as toujours été plus de la nuit que du jour ?

G : Toujours, dès mon plus jeune âge j’ai commencé à me sentir libre la nuit, et je me suis mis à faire le mur très rapidement. C’est un moment de la journée qui me plaît, où je me sens libre, plus inspiré, je suis aimanté par ça. J’écris la nuit, je sors la nuit, j’adore aller marcher en ville en pleine nuit pour m’écouter des disques en fumant des clopes… Et puis la notion de groupe m’oppresse beaucoup, je ne suis pas toujours à l’aise dans le fait de communiquer avec l’autre, et la nuit me permet d’arpenter la ville sans me retrouver confronté à une masse de gens en permanence, c’est un luxe.

A : Et au niveau de la musique, tu suis le même schéma ?

G : Je fais chier mon ingénieur du son pour faire des nuits blanches. Il est obligé de se caler sur mon rythme le pauvre. [Sourire] Mais tout est plus inspirant. Et puis j’ai l’impression d’être plus facilement introspectif quand j’écris dans ces moments là, il y a moins d’effervescence, et j’écris comme un vieux romantique collé à ma fenêtre, avec un lampadaire à l’ancienne à ma fenêtre que j’observe de temps à autres. Dans un épisode de ma vie un peu obscur j’ai aussi vécu pendant un moment à l’hôtel, et j’avais une vue sur le periph’ que j’adorais, ça m’inspirait complètement. J’en parle dans « Paradis Noir » d’ailleurs avec les lucioles de la ville.

A : Cette idée d’enfant lune, est-ce qu’elle a aussi eu une influence sur la musique ?

G : Avant même d’avoir trouvé le titre, j’avais l’ambiance du disque en tête, à travers des sonorités ou des images. Il m’arrive même de voir des couleurs ou des mots qui me viennent en tête quand je fais du son, et ça peut aboutir à des morceaux. En fait j’ai besoin d’écrire sur de la musique, ce qui fait qu’elle sera toujours prioritaire par rapport à l’écriture. C’est la prod’ qui va me donner l’intention, et m’amener dans un état d’esprit particulier. Du coup lorsque je me mets à écrire je me fais tourner une prod en boucle pendant des heures, c’est terriblement obsessionnel. [Sourire] Ça rend fou ! J’ai écouté des centaines de prods sur cet album et je connais beaucoup trop par coeur celles qui sont sur le disque maintenant. C’est pour ça que je ne peux plus écouter mes morceaux en ce moment, ça me dégoûterait.

A : Tu disais même dans un podcast que tu avais presque frôlé la folie à cause de ça…

G : Oui, notamment à cause du côté obsessionnel de la musique. Tu ne réfléchis plus qu’en construction de rimes, tu as des mécanismes intellectuels qui sont verrouillés, ça rend fou, tu ne peux plus t’en échapper. On te parle en soirée tu as des antennes sur la tête, et tu choppes des mots ou des bouts de réflexions qu’on te dit et qui t’intéressent pour un texte de ton disque… Tu ne penses plus que par la musique et ce n’est pas forcément extrêmement sain dans ta vie et dans ton rapport avec les autres.

A : Il paraît que tu t’es coupé du monde pour faire cet album…

G : Totalement, pendant un an et demi. C’est complètement fou, je n’ai jamais fait aussi long. Pourtant ça m’arrive de le faire d’une manière assez naturelle, j’ai des petites périodes où je me coupe du monde puis je refais surface, mais là pendant un an et demi j’ai vécu en autarcie dans ma bulle. J’ai revu mon ex-copine il y a quelques temps et elle m’a retrouvé dans un état lamentable. À la fin elle me disait : « Je comprends pourquoi tu as fini comme ça. Tu es déjà de base un cérébral et tu viens en plus de te couper de ton corps et de tes sensations, tu t’es enfermé dans tête ». Je ne faisais plus de sport alors que j’adorais ça avant, je fumais clopes sur clopes sans beaucoup dormir…

A : Avec du recul, tu penses que c’était nécessaire ?

G : Si c’était à refaire je le referai différemment, j’y ai laissé des plumes parce que c’était total comme démarche. Quand j’allais boire des coups je n’allais pas faire la fête, je descendais une fois de temps en temps de chez moi lorsque des potes voulaient absolument me voir, mais pas plus. J’étais trop obsédé par cet album et j’y revenais tout le temps. Même Noël, je ne l’ai pas fait ! Je suis descendu chez mon frère dans le Sud, et je suis resté 48h chez lui en express pour ensuite retravailler sur mon album. Mais il fallait que je me recentre sur moi-même pour ce disque, surtout par rapport aux sujets que j’aborde : je voulais retrouver les états dans lesquels j’étais à l’époque où j’ai vécu les choses que j’évoque dans mes textes pour mieux mettre des mots dessus. C’est presque un travail d’acteur en vrai. Quand je prépare un rôle pour le ciné, je me raconte l’histoire du mec, je commence à lui façonner une personnalité, pour que au moment de jouer j’arrive à faire corps avec ce que je dois interpréter. Quand je parle de la maladie de mon frère sur « Scanner », c’est un long assemblage, c’est très laborieux, ça m’affecte personnellement, mais en même temps si je veux parler à la fois de la relation avec mon frère, de sa maladie, tout en le faisant avec pudeur, il faut que j’arrive à trouver un équilibre dans tout ça, et donc de me replonger dans l’état d’esprit dans lequel j’étais avec lui, ces moments terriblement douloureux où il est tombé malade. Même de manière inconsciente, c’est venu déterrer des choses chez moi. Mais je ne regrette pas. Il fallait que je réactive les choses.

« J’essaye de m’approcher de l’honnêteté même si c’est totalement utopique de vouloir être dans le vrai en permanence.  »

A : Dans sa construction, l’album évoque sur les derniers morceaux beaucoup de sujets très personnels, parfois durs, comme la maladie de ton frère, ton père absent, la drogue… C’est un hasard ?

G : C’est vraiment un agencement auquel je pensais quand l’album a commencé à se dessiner. Je voulais construire Enfant Lune en trois étapes : dans une première partie je voulais vraiment planter un décor assez sombre et mélancolique, ensuite évoquer la thématique amoureuse, puis finir sur une partie plus spirituelle, mentale. Je parle des drogues en disant que je flotte au dessus du monde, j’évoque la religion… J’avais en fait envie qu’on rentre dans l’album et qu’on l’écoute d’une traite, parce que pour moi il y a une petite continuité, des choses qui communiquent entre les morceaux.

A : D’où t’est venue cette envie d’évoquer des choses aussi personnelles ?

G : Parce que j’étais incapable d’écrire quoi que ce soit d’autre. J’ai essayé de faire des morceaux dans l’esprit Casseurs Flowters au début mais je trouvais que ça ne marchait pas. J’avais même écrit tout un morceau qui s’appelait « Winter » en référence à Winter le Dauphin de Casseurs Flowters qui est très drôle, mais avec le temps j’ai réalisé qu’il n’avait plus du tout sa place dans le disque. Je m’étais mis à écrire des choses plus sérieuses comme « Scanner », « Pièces Détachées », et j’ai alors pris la décision de me débarrasser de tous les titres un peu rigolos/marrants que j’avais en stock. C’était aussi une manière de m’émanciper des Casseurs Flowters en me disant que si je devais faire de la musique en solo, c’était aussi intéressant pour les gens de savoir qui je suis vraiment avec ce disque. Je n’ai jamais trop donné d’infos sur ma vie dans mes morceaux, alors que la musique sert aussi à ça : tendre un miroir à l’autre sur ce que tu as vécu, et voir ce que lui va en retenir. C’est ce que j’attends d’un artiste en tout cas. Qu’il aille me chercher sur des choses personnelles à travers son vécu à lui.

A : Surtout c’est toute ta personnalité qui est sur le disque, alors qu’avec Casseurs Flowters tu ne jouais que sur tes mauvais côtés.

G : Tu te doutes bien que dans la vie je ne suis pas le débilos de ce groupe. [Sourire] Mais c’était un parti-pris d’être dans la provoc’ et dans la déconne, et j’ai adoré faire ça. Quand tu es en groupe, et surtout entre mecs, on est toujours sur des discussions de surface, des débats mongols, et c’était logique qu’on fasse un album qui ressemble à ce qu’on vivait à l’époque. Maintenant je sens que je n’ai plus envie de faire le rigolo de service quand je suis tout seul, pas tout seul en tout cas. On en parlait avec Orel’ récemment d’ailleurs, ce qui nous différencie vraiment c’est que lui arrive à se faire marrer tout seul, en écrivant des morceaux pour rigoler. Moi je suis incapable de faire ça, avec des bonnes vannes bien senties. Quand je suis dans ma tête tout seul, c’est foutu. Le max que je puisse faire c’est « On Danse Pas » qui n’est quand même relativement pas drôle. [Rires] D’où l’importance pour moi de ne pas trop me renfermer sur moi-même, parce que je suis mon propre poison. Et c’est ce que je dis dans l’intro du disque : j’ai fait des rencontres qui m’ont un peu sauvé de moi-même. Mais je continue d’avoir envie de vivre parfois dans la solitude, ce n’est pas facile d’équilibrer.

A : Tu dis que que tu es du genre solitaire, mais au final, tu invites pas mal de musiciens sur ton album. Ça ne concerne pas ta musique ?

G : Ce n’était pas des choix par hasard : Orelsan et Diamond Deklo, c’est ma famille, littéralement. Nemir quand j’écrivais le morceau j’entendais sa voix dans ma tête, et il a accepté d’y participer. Et Vald et Suikon Blaz AD, on est un peu de la même famille artistique avec des parcours similaires, ça nous faisait marrer d’ailleurs, on s’en parlait entre nous en studio, il y a une vraie parenté. Et Léa Castel a tellement bossé sur l’album au niveau de ses conseils et de la direction artistique que j’avais envie de la mettre sur un des morceaux.

A : Donc tu avais quand même envie de partager ta musique ?

G : Toujours ! J’ai impliqué plein de gens sur ce disque. J’ai besoin de l’avis des autres sur ma musique, j’ai besoin de les intégrer dans le processus artistique, pour ne pas me retrouver à trop me regarder le nombril. Je leur disais : « Vas-y emmène moi où tu as envie. » Musicalement parlant, j’ai toujours besoin qu’on m’amène un peu hors de ma zone de confort.

A : Même pour Orelsan, tu ne t’es pas posé la question de savoir si tu devais l’intégrer ou t’en distancier ? Il revient pas mal sur le disque, dès le premier morceau du disque d’ailleurs.

G : Je trouvais que ça avait vraiment du sens de le sampler sur ce titre introductif. Je fais un peu le bilan de que j’ai vécu, et c’est une grande fierté d’avoir vécu tout ça à ses côtés. J’ai été à l’école avec un grand prof qui est aussi mon grand pote et dans mon désir d’émancipation, il n’y a pas nécessairement besoin que je dégage Orelsan ou mes autres potes musiciens. C’est mon ADN et ça fait partie de mon histoire tout simplement.

 

A : Tu as une écriture très analytique, tu arrives facilement à mettre des mots sur ce que tu ressens et ce que tu as vécu. J’ai vu que tu avais fait des séances de psychanalyse. Est-ce que c’est lié ?

G : C’est sûr que ça m’a aidé à identifier des comportements chez moi et à poser des mots dessus. C’est une psychanalyse un peu laissée en suspens pour le moment mais je peux la reprendre à tout moment, et ça ne me quittera jamais en vérité. Mais je ne voulais pas être trop analytique dans mes textes, j’avais envie de rester sur mes ressentis en partant de mes émotions. « Pièces Détachées » démontre par exemple comment la relation avec un parent peut impacter les relations amoureuses par la suite, mais je ne le dis pas comme ça dans mon morceau, je trouve des images, des émotions… Et puis regarde « Pour la nuit » : ma vision des relations hommes-femmes elle est totalement manichéenne et subjective. C’est juste qu’à ce moment là de l’album j’ai envie de poser un constat amer sur le sujet, et montrer en quoi je peux y voir de la fatalité.

A : C’est important pour toi d’être honnête dans tes textes ?

G : À fond. J’essaye de m’approcher de l’honnêteté même si c’est totalement utopique de vouloir être dans le vrai en permanence. Mais plus je m’en approche plus j’en tire des enseignements sur qui je suis, sur le monde dans lequel je vis et sur les autres. Il n’y a pas de calcul par rapport à ça et c’est vraiment ma façon d’être. En vérité, il y a très peu de personnage dans ma musique. Il y en avait déjà très peu dans Casseurs Flowters et ça m’a joué des tours de dire certaines choses en interview. Mais je me mets rarement de barrières…

A : Cette honnêteté dans ta musique, elle ne t’as jamais porté préjudice dans tes relations au quotidien ?

G : Si, notamment dans mes relations amoureuses. Je sais par exemple que la dernière fille que je fréquente a écouté mon album : je l’ai prévenue dès le début en lui expliquant que ce que je dis dans mes textes n’est pas une vérité absolue. Il ne faut pas qu’elle prenne ce que je dis pour argent comptant, en se disant que je suis juste une galère, sinon ça serait foutu d’avance. J’ai en fait toujours une appréhension à faire écouter mes morceaux à une potentielle future petit amie, parce que fatalement, je sais qu’en fin de relation ce que j’ai pu dire dans mes morceaux va revenir de sous le tapis. Mais ça fait partie du jeu, un artiste se sert de son quotidien, de ce qu’il observe, et de ce qu’il vit lui, et forcément il y aura de la casse. Tout dépend en fait de où tu places le curseur : tu peux mettre beaucoup de pudeur tout en étant honnête, mais moi j’aime bien entrer dans le vif du sujet. Sauf sur « Scanner » où je ne voulais pas faire quelque chose de misérabiliste dans lequel on s’apitoie sur le sort de mon frère ou du mien. La maladie de mon frère je ne peux pas l’exposer comme ça, même dans mon rapport avec lui. Mais c’est vrai que quand je parle d’amour je suis moins pudique. Parce que me sens obligé d’aller au bout des choses. Même dans la relation avec mon père, je dis : « Si je l’aime je garde une part de méfiance, j’ai juste hérité de son nom sur un acte de naissance. » C’est super violent, mais en même temps c’est une vérité. Il y a un moment où je ne peux pas rester en périphérie des choses. Il vaut mieux asséner une bonne vérité plutôt que de tourner autour du pot. Quitte à ce qu’il y ait des dommages collatéraux.

A : L’année dernière, tu avais dis que tu te sentais plus à ta place dans le cinéma que dans le rap. Est-ce que c’est toujours d’actualité ?

G : Oui, parce que je n’ai pas le même rapport à la musique qu’au cinéma. Je ne me confronte qu’à moi quand je suis en studio, et c’est toujours pénible à faire. Alors qu’à l’inverse le cinéma me tourne vers l’autre et me décentre de moi. Et puis j’ai globalement plus d’admiration pour le métier de comédien que de rappeur : mon père a dirigé une Scène Nationale pendant très longtemps, ma mère a longtemps fait du théâtre, j’ai baigné là-dedans. Même en tant que lieu, le cinéma c’est un endroit que j’adore, notamment pour me retrouver avec moi-même. Pas loin de chez moi il y a un cinéma qui s’appelle les Fauvettes dans le XIIIe arrondissement parisien et qui passe de temps en temps des films sur pellicule. Je me retrouve parfois seul dans la salle, avec le son de l’époque, la qualité d’image de l’époque, à me mater le premier Alien sur pellicule à 22h30 sans personne pour m’emmerder. C’est un sentiment totalement jouissif.

A : Qu’est-ce que le rap t’apporte en plus du coup ?

G : Je ne me suis jamais vraiment posé la question. [Il réfléchit] Je pense qu’il y a un truc où je suis beaucoup plus cérébral, le rap, et un autre où j’habite plus mes émotions, le cinéma. C’est entre le corps et l’esprit, et c’est comme ça que je trouve mon équilibre. Avec le rap je suis plus introspectif, j’explore plus des choses en moi et si j’en suis arrivé à faire cet album, c’est qu’il fallait que ça sorte. Tout simplement.

Il est le plus jeune du crew 9 O’Clock, triple champion DMC par équipe. Et pourtant, Mr Viktor multiplie déjà les vies musicales. Que ce soit sur scène avec Beat Assaillant, en championnat avec 9 O’Clock, en studio avec Orelsan ou Oxmo, le DJ a déjà tracé de multiples sillons. Un entretien au coeur de la Scratch Music. Mais pas seulement.


Abcdrduson : Tu es DJ et producteur. Comment découvres-tu le deejaying ?

Mr Viktor : J’avais douze ans quand j’ai été piqué. Ce sont des scratches dans la bande originale de Taxi qui m’ont poussé à chercher plus de sources sur ce mystérieux frottage de disque. Coup de bol, l’album du Double H est sorti pile à ce moment là, fin 1999. De fil en aiguille j’ai acheté des VHS de battles de deejaying comme les championnats du monde DMC, quelques scratch-tapes aussi… La Hypercut de Logilo Prod’ était assez mythique ! Quelque part, je pense avoir assisté aux prémices de la scratch music plus élaborée, celle qui dépassait la performance. Il y avait une envie de « faire de la musique », c’était assez bandant. Je me suis mis à scratcher à mon tour, et j’ai fait mes premières battles à dix-sept ans. Mes premières routines étaient bien bancales mais j’ai vite pigé le truc et j’ai rapidement commencé à gagner pas mal de compétitions en France.

A : Tu n’est pas seulement un scratcheur. Tu fais aussi des sets, en soirée, en première partie de concert.

V : Oui, c’est venu dans un second temps. Je me suis fait repérer par Elisa Do Brasil lors d’une battle organisée par la marque Stanton. Elle m’a invité sur pas mal de ses événements en me laissant carte blanche sur la sélection, donc c’était un grand kif. Ça allait de Big L à Aphex Twin en passant par Dizzee Rascal, le tout calé entre des routines de scratch. Les gens étaient réceptifs, ça tuait. C’est à la même époque que j’ai mis un premier pied dans la production. Je tripais avec une « loop station » Boss RC-20 [appareil fonctionnant ici avec le principe mécanique de pédale, permettant lors d’une pression du pied d’enregistrer des samples à la volée puis de les lancer, NDLR] avant d’avoir enfin un ordinateur et de mettre les mains dans la M.A.O. Comme beaucoup ayant commencé à cette époque, je suis autodidacte, je ne suis pas passé par la case formation.

A : Quels sont les DJs qui t’ont influencé au départ ?

V : DJ Craze m’impressionnait déjà beaucoup à l’époque. Quand tu regardes son parcours, dès 1996 ses routines mettaient déjà la misère. C’est un des rares mec qui, arrivé à son meilleur, a continué à être productif et envoyer du lourd. Dans un domaine un peu différent, si je ne devais citer qu’un scratcheur, ce serait D-Styles. Sa manière unique de prendre un son et de le retourner avec autant de technique et de musicalité, c’est unique, incroyable. J’en place d’ailleurs une pour ceux qui ont vécu le live de D-Styles avec Melo D au Batofar. C’était en 2003, ils tournaient pour l’album solo de D-Styles, Phantazmagoera. C’est vraiment mon meilleur souvenir de scratch-event. Big-up encore DJ Fab & Awer [l’un des fondateurs d’Hip-Hop Résistance, décédé subitement en 2009, NDLR], qui l’ont ramené à Paris cette année-là. Repose en paix Awer.

Sinon en France, c’était la grande époque de Cut Killer et le reste du Double H. Cut Killer fait partie des influences majeures de tout DJs Hip-Hop des 90s/00s : j’imagine que les ventes de platines vinyle Technics MK2 en France ont pris un bon petit coup de boost après La Haine. Sinon dans le Double H j’étais assez impressionné par Dj Mouss, le plus « technicien » du collectif.

A : Tu n’as pas cité Q-Bert.

V : J’ai eu la chance de le rencontrer il y a quelques années ! Il me vendait tellement du rêve quand j’ai commencé ! Il avait l’image du super héros du scratch, il était tellement loin. Et c’est vraiment un mec en or humainement parlant. Il est hyper inventif, a toujours plein de projets qu’il mène avec toute une équipe. Je me suis senti obligé de participer à sa campagne kick-starter pour financer son album, on lui doit tellement, même si j’avoue me sentir moins concerné qu’à l’époque.

A : Pourquoi moins aujourd’hui ? Qu’est-ce qui pour toi fait la différence ?

V : C’est difficile de mal parler de Q-Bert, alors allons-y franchement ! Ces dernières performance ont toujours cette fameuse présence scénique et cette capacité à tenir un public en haleine en faisant « seulement » du scratch. Ça reste totalement fou. J’aurais par contre aimé le voir monter un projet scénique plus solide au fil des années, avec un concept visuel qui fout autant une gifle que ses scratches, mais je n’ai pas vu de grand renouvellement dans ce qu’il pouvait proposer. Les années passent, les salles se vident, et je pense qu’il faut retourner au milieu des années 2000 pour le voir à son meilleur niveau. Sur son activisme au sein du turntablism, il a perdu depuis quelques années le monopole qualitatif sur ses récents Dj Tools [vinyles – ou fichiers numériques – intégrant des samples et des breakbeats supports pour réaliser des scratchs, NDLR], d’autres se sont montrés plus innovants depuis.

Concernant son album c’est personnel, mais je n’y ai pas trouvé de grand intérêt. Sans parler des productions, il y a des edit mêlant scratchs et composition dans certains morceaux de C2C qui me font plus kiffer que dans tout l’album de Q-bert. C’est comme si un jour, en écoutant leurs derniers disques, tu te rendais compte qu’Orelsan avait plus de flow qu’Eminem. Tu te dirais : « OK, Orel a taffé de son côté, mais putain Eminem, sérieusement ?! »

Après tout ça n’efface pas le passé. On ne peut rien enlever à Q-Bert. C’est le pilier du domaine !

A : Tu parlais de productions. Qui sont tes principales influences de producteur ?

V : Étant minot, j’avais été marqué par Run DMC, les Red Hot Chili Peppers, les Beastie Boys… Je ne m’en suis rendu compte qu’après, mais il y avait souvent Rick Rubin qui se cachait derrière certains des titres que j’écoutais le plus [En plus des Beastie Boys, de Run DMC, et de beaucoup d’autres, Rick Rubin a produit six albums des Red Hot Chili Peppers entre 1991 et 2011, NDLR]. Ça explique peut-être le mélange d’influences rock/métal et hip-hop dans mon premier LP vinyle, Belzebuth [sourire]. L’autre claque, c’est à la fin des années 1990, début 2000. Je me mange à la fois les sorties de Chronic 2001 de Dre et l’album Homework de Daft Punk. Tu comprendras que depuis je n’ai jamais vraiment réussi à trancher entre hip-hop et électro. [rires] Sinon, je peux citer les productions des Neptunes, de Timbaland, de DJ Premier, J Dilla ou Pete Rock… La base quoi !

« En France, l’étiquette de Champion DMC fait peur. On imagine un geek qui va casser l’ambiance de la soirée en scratchant non-stop sur des instrus chiantes. »

A : Comment s’est faite la connexion avec DJ Hertz et Aociz, avec lesquels tu formes le crew 9 O’clock ? [Notamment champion en titre DMC 2015]

V : On s’est rencontrés vers 2004/2005, via le milieu des battles de scratch. Je traînais avec eux. On était aussi avec Red Jacket et R-Ash à ce moment-là. Pour moi, c’était des mecs qui étaient en train de pousser la pratique du scratch très loin, surtout en comparaison des autres DJs français de l’époque. Ils avaient réussi a assimiler les techniques des nouvelles figures du scratch telles que Toadstyle et le crew Ned Hoddings. Ils ont su s’influencer de la démarche de ces DJs pour la ré-interpreter avec leur propre style. Quelque part, c’était la nouvelle vague. Humainement, le courant passait, on se tapait des bonnes barres tous ensemble. Aujourd’hui, dix ans plus tard, je considère que je travaille avec des potes de longue date. Pour eux, je ne suis pas vraiment un pote d’enfance, mais à l’époque où je les ai rencontrés, j’étais vraiment un gamin. [rires]

A : Si tu devais les présenter individuellement, points forts, apports ou même dossiers ?

V : [rires] Je pourrais remplir un livre juste sur la section dossier ! Hertz et Aociz ont deux personnalités assez opposées, et du coup super complémentaires. Hertz, on va essayer d’en parler sans employer le mot « autiste. » Merde, raté ! [rires]. Hertz, c’est un peu Rainman. Si tu lui as donné ton numéro de téléphone il y a quinze ans, il s’en souvient encore. Je l’ai vu jouer au dernier niveau de Tetris un jour, et c’est là que j’ai compris qu’il avait un problème. [rires] Il est beaucoup dans l’analyse et applique un peu la méthode « mathématique » dans tout ce qu’il fait. Il a compris qu’il y avait une large part de maths dans la musique, donc il a lu des bouquins, il s’est organisé et il s’y est mis. Il ramène à chaque session de travail des pistes midi un peu comme des musiciens ramènent des partitions qu’ils auraient bossées chez eux. Ça nous fait gagner un temps fou dans le processus de production. Il est devenu vraiment bon là-dessus le salaud ! Il a monté son label [Scratch Science, NDLR], son entreprise, il amène un côté sérieux et structuré qui est indispensable quand tu veux faire une carrière dans la musique.

Pour ramener un côté déstructuré, on a Aociz [rires]. Putain je vais prendre cher au prochain interview de 9 O’clock ! Il tourne pas mal avec le rappeur Hippocampe Fou, pour qui il a produit quelques titres. Il est connu dans le scratch-game pour ses vidéos de freestyle, et il me mettra toujours le cul par terre quand il ramène des prods au studio. C’est cool de l’avoir sur scène avec nous, il a une précision assez incroyable aux platines. Il y a une vraie complémentarité entre les deux, et en studio, on est très complices. Il y a toujours une bonne ambiance. On est comme des frères.

A : Vous êtes triple champions du monde DMC par équipe. Penses-tu que ça reste une étape nécessaire pour se faire connaître ?

V : Quand tu remportes un championnat du monde, tu as une carte de visite infaillible. Tu es un putain de World Champion, ça parle à tout le monde. Mais remporter une finale mondiale, c’est chaud. Aujourd’hui, j’aurais du mal à conseiller à un jeune DJ de passer par la case DMC.
Voyons le truc simplement : le meilleur business-plan quand t’es DJ, c’est de mixer en club. Vu le niveau des derniers DJs que j’ai vu mixer en soirée, j’ai compris que tu peux aujourd’hui être sur scène alors que tu es une putain de brêle. Ça peut même être rentable si tu es une fille un peu mignonne. Alors est-ce vraiment indispensable de concentrer ton énergie et des années entières de travail à faire du scratch et des routines pour bien mixer en club ? Non. Après, en fonction de ton pays d’origine et de tes objectifs, ça peut aider. En Asie par exemple, ils sont assez fou de turntablism. Le DJ local qui revient au pays après avoir simplement participé à un championnat du monde, il a une crédibilité qui va lui ramener des résidences et des dates partout dans le pays. À Paris, c’est l’inverse. L’étiquette de Champion DMC peux faire flipper beaucoup d’organisateurs de soirées. On imagine un geek qui va scratcher sur des instrus chiantes pendant une heure non-stop, genre comme dans ma chambre quand j’avais quatorze ans. C’est une erreur.

A : Tu parles « des brêles » qui se retrouvent pourtant sur scène. Ça me rappelle l’émission qu’on avait fait sur ce qu’est être DJ aujourd’hui.

V : Ça a changé. En bien ou en mal, je n’arriverais pas à le dire de façon définitive. Le matériel est devenu plus accessible, tu n’as plus besoin de claquer mille cinq cent euros pour avoir du bon matos, il y a des controllers qui font le taf pour trois cents balles. Il y a même des applis qui te permettent de mixer avec ton smartphone. La technologie rend la chose plus simple d’utilisation, il y a moins d’efforts à faire, les morceaux se synchronisent automatiquement. Donc de ce côté, je trouve ça cool d’ouvrir le deejaying « au plus grand nombre » comme on dit. Le problème, c’est que beaucoup de novices acceptent de jouer en club beaucoup trop tôt, d’où cette vague impression de me faire chier à la gueule quand je suis dans une salle et que je dois subir un set de branquignole. Entre les morceaux ripés sur YouTube, le son qui sature dans tout les sens, les transitions je n’en parle même pas… Pourtant c’est simple : si tu n’as pas le temps pour t’entraîner et être carré, ne viens pas nous casser les couilles sur scène avec ton matos. Quand tu repenses au minimum requis pour être validé comme DJ hip-hop il y a quinze ans, tu te dis que quelque chose a déraillé à un moment. Mais bon, si le niveau général est à la baisse, les bons auront tendance à sortir automatiquement du lot, donc c’est tant mieux pour les anciens et ceux qui ont vraiment bossé.

A : Qui a eu l’idée de rejouer aux platines le Bill Withers?

V : C’est en voyant DJ Slow [le cofondateur du label Pelican Fly, NDLR] le jouer en DJ set à Paris que l’idée est venue. Le son était très efficace, et ça marche toujours de faire une bonne reprise d’un standard pendant les DMC. Les gens reconnaissent un classique, remixé avec des sonorités plus actuelles et des scratchs, c’est parfait pour une compétition. Un bon set doit être technique certes, mais accessible. Parler uniquement à deux cent personnes dans le monde, ça ne nous intéresse pas.

« Faut-il connaître les pinceaux utilisés avant de pouvoir apprécier une peinture ? Je ne pense pas. »

A : Au regard du succès des BNN ou encore plus flagrant des C2C, penses-tu qu’il existe une spécificité de la scène scratch en France ?

V : C’est vrai que les « groupes de DJs » et la France, c’est toute une histoire. Autant je trouve les DJs Américains généralement meilleurs individuellement, autant en équipe on a quelque chose en plus. Les Birdy Nam Nam ont clairement ouvert une brèche dans le paysage de la musique électronique en France. Ils ont réussi à faire accepter la platine au rang d’instrument dans les mentalités. Les C2C, ça a été la cerise sur le gâteau. Ils ont réussi à avoir une dimension populaire incroyable. Il y a eu néanmoins de belles choses réalisées en groupe aux USA, comme les Ned Hoddings, ou le duo Toadstyle/Excess qui avaient fait une vidéo un peu mythique. Mais quand tu vois ces derniers en live à Paris et leurs prestations baclées, tu comprends qu’ils n’ont jamais développé sérieusement leurs projets. C’est dommage. On sent qu’ils n’ont pas répété, ça reste entre le showcase et le freestyle.

A : Est ce que tu peux évoquer ton travail avec le label Scratch Science, qui est désormais connu et reconnu dans le milieu du deejaying.

V : C’est DJ Hertz qui gère le label, spécialisé dans la production de DJs Tools. Il travaille mais pas vraiment en fait, il sera le premier à dire qu’il ne pousse pas le délire à fond. Il fait juste les choses naturellement, bien mais sans forcer. Rien qu’avec ça, il parvient quand même à générer un armée de fanatiques sur le label et ses sorties. Il a réussi à ce qu’il soit reconnu auprès de la communauté turntablist du monde entier. Il y a une réelle fan base. Pour te dire je reviens tout juste d’Asie et j’ai vu très clairement « l’effet Scratch Science. » Les mecs sont totalement fous. Dans chaque ville où je suis allé jouer, j’avais des gars qui attendaient en bas de l’hôtel pour que je signe des disques du label. Alors qu’à Paris, tu imagines bien que tout le monde s’en bat les couilles quand je vais chercher du pain. Si Hertz va à Taïwan un jour, c’est la fin du monde frère ! [rires]

A : Quels sont les DJs et producteurs qui t’impressionnent actuellement ?

V : Comme je te le disais tout à l’heure, Craze, encore et toujours, pour son niveau technique. Il confirme chaque année qu’il reste le numéro un, et il est là depuis 20 ans. A-Trak est également impressionnant, il a été le plus jeune champion DMC de l’histoire, et tu vois qu’aujourd’hui, il a monté un empire. Il a vraiment tout niqué, ça se respecte. Concernant les producteurs, il y du monde sur la liste. Si je devais t’en citer un… Je te dirais la vibe Soulection en général, avec Mr Carmack et compagnie. J’aime bien Louis Futon aussi, on le sent « sous influences » mais il a un bon sens de l’efficacité dans ce qu’il fait.

A : Les avancées technologiques sont nombreuses dans le monde du Deejaying. Avec 9’Oclock, vous semblez très au fait des nouveautés.

V : On a un côté « papy fait de la résistance » en utilisant des platines vinyle, mais on garde tout de même un œil sur ce qui se fait, ce que les autres DJs utilisent. Par contre je ne suis pas très au courant de ce qui se fait de nouveau en matière de controllers et je n’utilise jamais de platine CD. On n’a rien contre, ça ne me dérangerait pas d’essayer. Côté logiciel et pads, on est sponsorisé par Native Instruments, ils sont toujours en train de développer de nouveaux produits donc c’est plaisant de rouler avec eux. Au niveau des VST par exemple, ils développent des produits incontournables qu’on utilise tous les jours en studio. Maschine a bien concurrencé la MPC d’Akai, ça vient de chez eux, ça a permis à quelques old timers de garder le kiff de la machine justement, tout en se mettant à jour sur la technologie. Pour le DJ qui veux rentrer dans la matrice, les fonctionnalités offertes par Traktor te poussent a donner un côté live à ton DJ Set, ce qui n’est pas pour me déplaire.

A : Tu travailles actuellement sur Mixfader ? Comment avez-vous été approchés et en quoi consiste cet objet et votre travail ? 

V : Aociz avait été contacté en premier lieu par DJit, une start-up Française qui a lancé plusieurs applications pour smartphone dédiées à la musique.
Ils étaient en train de développer un crossfader connecté en bluetooth à l’Ipad / Iphone et voulaient nous faire tester leur prototype. C’était intéressant de mettre nos skills de scratch-nerd au service d’une technologie de pointe. On penses que le Mixfader va aider à démocratiser le mix et le scratch. Bon bien sûr on a vu quelques « puristes », probablement la pire race de gens sur terre, se déchaîner sur une vidéo de freestyle avec le Mixfader. Mais tu prends exactement la même démo réalisée avec des platines et là ils valident, ce qui est assez ridicule. Faut-il connaître les pinceaux utilisés avant de pouvoir apprécier une peinture ? Je ne pense pas.

A : Tu penses quoi des puristes en mode gardien du temple ?

V : De ce que je vois, le puriste affectionne souvent un phénomène issu d’une dérive de la norme, pour ensuite vouloir la protéger de toute autre déviation. Le principe se mord la queue selon moi. Franck Zappa disait : « il n’y a pas de progrès sans déviance. »

A : Avec la dématérialisation que connaît la musique, est ce que tu collectionnes des disques ?

V : Moins qu’avant, mais c’est plus une question de répartition de budget que d’ère du numérique. Avant j’achetais des maxis de rap indé, maintenant j’investis plutôt dans du matériel comme des synthés ou des logiciels pour composer. Je passe de temps en temps sur Temple of Deejays pour faire des emplettes. Et lorsque je suis à l’étranger, je me fais souvent plaisir chez un disquaire local. Quand je me refais une session d’écoutes dans mes bacs de vinyles, c’est toujours un grand kif.

« DJ Premier fait des scratchs vraiment mortels sur ses morceaux, mais ce n’est pas la technique qui te fait plaisir, plutôt la musicalité. »

A : Tu es aussi le DJ d’Orelsan et de Beat Assaillant, autrement dit deux artistes qui tournent beaucoup. Comment t’intègres-tu à leurs shows ?

V : Pendant un live avec Beat Assailant, je suis actif en permanence derrière les platines. Un effet à balancer, un chorus de voix à doubler, des scratchs sur des instruments. Je fais tout sauf envoyer des instrus, vu qu’il y a un groupe de musiciens. Avec Orelsan, à part les scratchs sur son deuxième album et les passages en radio ou télévision, j’ai fait quelques featurings sur ses grosses dates comme le Zénith ou encore le Bataclan. J’intervenais pendant la partie nineties du concert. Je n’ai pas fait des tonnes de dates avec lui mais c’est vraiment un bon souvenir de collaboration, artistiquement il est assez fascinant. Quand je l’ai rencontré il y a quatre ans, il parlait déjà de son envie d’écrire pour le cinéma, ou des séries. Ça se retrouve dans sa manière de communiquer sur les réseaux sociaux depuis toujours. Mais aussi dans Casseurs Flowteurs, dont l’album est assez cinématographique, ou encore dans certains de ses clips, qu’il réalise lui-même. Il a un côté débilos en apparence, mais avec Gringe, j’ai rarement vu des mecs aussi drôles. Artistiquement, je l’apprécie vraiment. J’espère vraiment retravailler avec lui. Mais de façon générale, j’ai de moins en moins le temps de tourner avec des groupes, donc je délaisse petit à petit cette casquette au profit de mes projets personnels et 9 O’clock, même si des collaborations ne sont pas exclues, comme celle à venir avec Oxmo.

A : Dans un entretien, A-trak disait que pour lui, poser des cuts pour des rappeurs était un exercice très technique. Confirmes-tu ?

V : Je pense très exactement l’inverse, mais ce n’est que mon avis. Si je veux faire du très technique sur des scratchs de morceaux je vais avoir tendance à être hors-sujet. Je préfère faire très peu de prises mais rester spontané, quitte à ne pas « envoyer la guerre. » Au moins ça restera musical. Regarde DJ Premier. C’est quelqu’un qui fait des scratchs vraiment mortels sur ses morceaux, mais ce n’est pas la technique qui te fait plaisir, plutôt la musicalité. Après il y aura toujours un D-Styles pour allier le très technique et le très musical, mais ça reste une exception.
Je pense que le plus gros du boulot quand tu fais des cuts pour un rappeur, c’est la recherche sur les phrases à scratcher. J’ai récemment travaillé avec Darryl Zeuja et Alpha Wann de 1995, et ils m’ont fait plaisir. Ils ont tous les 2 apporté des CDs et savaient exactement quel passage sampler. C’était vraiment cool de les voir aussi impliqués artistiquement.

A : Ton actualité c’est la sortie du EP Ivory et sa version remixée, quelle est la genèse de ces projets ?

V : Ça fait pas mal de temps que je me suis mis à la prod, avec Belzebuth en premier coup d’essai. Entre temps, je n’ai pas arrêté de taffer et je me suis retrouvé avec pas mal de maquettes sur mon disque dur. J’ai été approché par William S. Touitou de chez When We Were Kids. Il m’a demandé si j’étais partant pour qu’ils produisent un clip. Vu leurs travaux réalisés jusqu’à présent, j’étais plus que bouillant. On est partis sur le titre Ivory, et ça a été l’élément motivateur pour que je transforme quelques maquettes en morceaux finis et pour boucler cet EP qui me ressemble bien.

A : Parlons justement de ce clip. Qui a eu l’idée du mec qui arrose sa frustration à coup de champagne ?

V : J’avais l’image du facial champagne en slow-motion sur ce morceau. William S. Touitou a transformé ça intelligemment en un scenario mortel. La scène qui se déroule dans les années 90, l’adolescence, les clins d’oeil au rap, au PSG… on reconnaît bien la touche de When We Were Kids.
Ça a été une superbe collaboration avec eux, j’ai vu ce qu’était une équipe de professionnels qui travaille entre potes : ça bosse dur mais dans une putain de bonne ambiance. J’ai passé pas mal de temps sur la préparation du clip pour trouver des comédiens, des lieux, des figurants et un bulldog anglais. [rires] J’ai aidé comme j’ai pu et ça faisait vraiment plaisir de voir toute une équipe entière mobilisée autour de ce projet. Je les remercie encore ici.

A : Comment ta casquette de Dj influence ton travail de producteur et inversement ?

V : On en parlait justement avec Hertz et Aociz récemment. C’est un atout sur plusieurs niveaux. Qui dit DJ dit forcément culture musicale. Tu te mets à la composition avec une oreille qui sait déjà analyser certaines choses, tu as tes influences, même de manière inconsciente. Pour autant, tu n’auras probablement pas autant de finesse qu’un musicien, mais tu auras tendance à compenser avec ton instinct de DJ qui te pousse à aller vers l’efficacité. Regarde des DJs comme Hudson Mohowake, Cashmere Cat, Jack Beats… Ils sont tous passés par la case DMC, et aujourd’hui ils produisent pour des Kanye West, des Drake, Lil’ Wayne, Juicy J, et ils tournent dans le monde entier. Ricci Rucker scratchait des « haaaa » dans les années 2000, il chante désormais sur des morceaux de Breakbot sous le nom de Ruckazoid. À l’inverse, je connais plein de gens qui sont sortis du conservatoire, te rejoue des dingueries avec leur instrument, mais se heurtent à un mur lorsqu’il s’agit d’être créatif. Nous, on n’a pas de règles définies, on peut partir dans tous les sens et c’est ce qui fait notre force. Après, il faut quand même bosser si tu veux partir dans de l’écriture plus poussée et de belles mélodies. Le révélateur de ça, c’est que beaucoup de DJs sont nuls à chier en tant que compositeurs mais font faire des merveilles à des ghost-producer : ils ont une bonne idée de la direction artistique à faire suivre. Je me souviens d’un interview de Yuksek qui disait que certaines de ses meilleures prods, il les avait faites pour Brodinski quand ce dernier le dirigeait en studio. Ça résume bien mon point de vue sur la casquette de DJ qui influe sur le travail de production.

Les duos dans le rap. Voilà la thématique centrale de notre deuxième émission. Une émission toujours filmée dans les locaux de Dailymotion, et toujours animée par le même duo maison. André 3000 et Big Boi étant injoignables, on a invité OrelSan et Gringe A.K.A Les Casseurs Flowters. Une bonne occasion de revenir sur leurs années passées ensemble et sur leur premier (vrai) album commun. Et question de regarder un peu plus loin, on est revenus sur d’autres duos légendaires, de l’hexagone (Ärsenik, L’Skadrille) à outre-Atlantique (au hasard OutKast, Mobb Deep et UGK).

Il y a quatre ans, il était un rappeur du net malicieux et attendu. Il y a trois ans, il était la poupée vaudou des féministes de tous poils et le nouveau grand paria médiatique du rap français. Aujourd’hui, OrelSan est révélation du public et meilleur album de « Musiques Urbaines » dans cet événement poussiéreux mais toujours commenté que sont les Victoires de la Musique. Joli retournement de situation pour le rappeur caennais, qui a géré son début de carrière mouvementé avec une rigueur à l’exacte opposée de ses attitudes indolentes.
Nous l’avions rencontré une première fois, à la sortie de son premier album, et l’avons revu l’année dernière, pendant l’enregistrement du deuxième. L’idée était alors de réaliser un reportage au long cours, mais l’idée est tombée à l’eau. On a tout de même retrouvé pour vous cet échange avec OrelSan sur sa jeunesse loin de Paris, entre rêves NBA et premières influences musicales.

Abcdr du Son : Tu as 26 ans, un âge presque avancé pour un rappeur. C’est le fruit du temps passé à préparer ton album ou – peut-être – la conséquence d’un retard ?

OrelSan : C’est le fruit du temps que j’ai pris. Un retard ? Je ne pense pas. J’avais déjà une espèce d’album prêt il y a trois ans mais je ne l’aimais pas plus que ça. Je ne le trouvais pas très mûr au niveau de l’écriture, il y avait des trucs un peu « bof ». En plus, parmi les 10/11 morceaux que j’avais, certains textes avaient déjà cinq ans à l’époque, donc ça leur ferait huit ans aujourd’hui. Il y avait ‘Saint Valentin’, ‘Sale Pute’, quatre égotrips…  Ça n’aurait pas eu tout à fait la même gueule [rires]. Je suis content d’avoir attendu, comme ça j’ai pu aller dans d’autres directions.

A : C’était déjà un album réalisé avec Skread ?

O : Ouais. En fait, Skread et moi, on s’est rencontré en 2000. On est tous les deux de Caen, on habite à 25 mètres l’un de l’autre. J’ai rencontré Gringe et Ablaye, l’associé de Skread dans la société 7th Magnitude, à la même époque. On a toujours bossé ensemble mais moi, à la base, je ne voulais pas vraiment rapper. J’ai commencé en 1998, pour le plaisir. Avant, j’écoutais du rap, j’apprenais des textes par cœur, des trucs d’IAM, Public Enemy, NTM, comme tous les gens de notre âge. Du coup, je rappais, mais ce que je voulais, c’était faire des prods, et j’ai commencé à faire des sons avec Skread. A la base, en 2002, notre projet c’était de faire notre duo de producteurs, un peu à la Neptunes de Caen. On trouvait que ça n’existait pas vraiment à l’époque [rires]. Lui a progressé beaucoup plus vite que moi – enfin, il a toujours été au dessus de moi [rires] – du coup, il a commencé à placer des prods. Les premières, c’était sur Panthéon : ‘Tallac’ et ‘Baby’.

A : Ha oui, ‘Tallac’, c’était lui…

O : Ouais, cette prod’ était mortelle. Moi, je faisais toujours des morceaux de temps en temps avec Gringe, ou tout seul sur mes prods. C’était pour le kif. Au fur et à mesure, mes potes ont commencé à me dire « Ouais mais, ils sont bien tes morceaux… ». Au début, ça me surprenait, mais ils insistaient : « C’est un peu mieux quand tu rappes que quand tu fais des prods ! ». Je ne faisais pas des instrus vraiment « pourries-pourries », mais c’était genre «  » et voilà, c’était plié. De fil en aiguille… – je dis toujours « de fil en aiguille » en interview, pourtant c’est une expression que j’utilise jamais dans la vraie vie ! Bref, j’avais quelques morceaux de côté, juste pour m’amuser. Avec Gringe, on faisait pas mal de freestyles radios, des petits concerts, et au final, on a commencé à faire écouter mes sons à droite à gauche. Comme les gens aimaient bien, j’ai crée un Myspace il y a pile deux ans. Je voulais le faire sous forme de journal intime. Enfin, pas plus intime que ça, je ne racontais pas non plus ma vie sexuelle, mais j’y annonçais mes nouveaux sons, mes vidéos, des news… Quand on a mis ‘Saint Valentin’ en ligne, ça a commencé à monter. D’autres chansons ont suivi, et au mois de janvier dernier, on a mis ‘Changement’ et c’est là que ça a vraiment commencé à prendre. Avant ‘Changement’, les maisons de disque appelaient, on avait eu des rendez-vous, mais ce titre-là a fait plus de buzz que tout le reste, donc ça s’est accumulé, et on a signé chez 3e Bureau, un label de Wagram.

A : Les controverses ont joué aussi, j’imagine…

O : Ouais, les vidéos ont été pas mal censurées, au tout début sur Dailymotion et YouTube. Mais après, une fois qu’il y avait plus de visites et que d’autres gens les postaient, ils les ont laissées. D’ailleurs je trouve ça un peu con comme censure, parce que OK, les paroles étaient hardcore – enfin, elles étaient crues – mais sur Dailymotion, si tu tapes « striptease », tu vas voir des trucs bien plus crus que tout ce que je pourrais dire dans mes chansons ! Je trouvais ça un peu hypocrite, mais bon… Et puis, j’en joue aussi : en concert on dit « Voilà le tube le plus censuré de l’année ! » Au fond on s’en fout.

A : Un titre comme ‘Saint Valentin’, tu n’avais plus envie de le mettre sur l’album ?

O : J’ai dû faire ‘Saint Valentin’ il y a à peu près cinq ans. Je l’ai mis en ligne il y a deux ans. Au niveau de l’écriture, j’aime bien, mais je le trouve un peu vieux. En plus, les gens qui l’ont écouté il y a deux ans, je pense qu’ils n’en ont rien à foutre qu’il soit sur l’album. Je ne voulais pas faire une banane, avec une compil’ qui réunirait toutes mes chansons d’Internet. Au niveau du style d’écriture et d’instru, ça ne correspondait pas trop et en plus, il y a déjà pas mal de chansons qui parlent de meufs sur l’album. Et même s’il n’y en a pas tant ça, je trouvais ça relou. Pareil pour ‘Sale pute’. Ça ne m’intéressait pas de la mettre sachant qu’il y a une chanson comme ’50 pour cent’ qui est plus récente, différente, avec un meilleur angle. Et en plus, c’est con, mais je veux que l’album plaise à plein de gens différents. Honnêtement, ça me ferait chier qu’une daronne l’achète à son fils de 12 ans et entende ‘Sale Pute’ hors-contexte. Je trouve ça un peu chelou, c’est pour ça que j’ai jamais voulu mettre ‘Sale Pute’ en ligne sans le clip. C’était pour remettre le morceau dans son contexte : un type voit sa meuf le tromper, il va boire une bouteille, il lui envoie un message sur Internet… Tu vois ? Je trouve que ça rend le truc plus crédible que simplement bête et méchant.

A : Ce qui m’a frappé dans ta promo sur le web, c’est cette impression de professionnalisme. Comment t’étais-tu organisé ? Tu avais mis au point une stratégie particulière ?

O : En fait, Skread et moi, on a tout fait tout seuls. A la base, on a fait ce boulot sur l’image parce qu’on aime bien ça : faire des petites vidéos, ça nous fait marrer. On trouve ça cool, on aime bien se prendre la tête sur des effets. On est des semi-nerds à ce niveau-là ! Si c’est carré et stratégique, c’est parce que Skread est super carré, super structuré. Il est à la fois mon beatmaker et mon producteur. Là, je suis signé sur 3e Bureau et 7th Magnitude en production. Moi, j’ai plein d’idées à la con. J’arrive avec un story-board : « Ouais je mettrais bien un lapin, après on est dans une maison de disques, là il passe sous le bureau… ». Lui il me dit « Nan, ça on peut pas… Ça, ouais, on va essayer… ». En général, on se débrouille toujours, mais grâce à Skread, on a réussi à faire les choses de manière un peu stratégique quand même, mais après… Stratégie, stratégie… Quand je suis arrivé en disant « J’ai acheté un masque de Batman, j’ai écrit un freestyle, viens on le filme !« , on s’est pas dit « Ouais, ça va super bien marcher !« . Au début, j’étais juste parti pour faire un freestyle. Hop, je mets le masque de Batman, je lui rappe le truc. Après, on dit « Ben viens on va faire un décor, on met des sacs poubelle autour du bureau, on ajoute un logo Batman et fait genre c’est une Batcave !« . Et lui propose qu’on fasse un documentaire à la Street Live sur Batman… « Ben viens on clashe Superman !« . Et ça part en délire comme ça.

A : Aucun problème avec ton ancien hôtel, dans lequel tu t’es mis en scène pour l’une des vidéos ?

O : Pas vraiment [rires]. Ils ont plusieurs patrons dans cet hôtel, l’un d’entre eux a un fils qui bosse là-bas. Il est assez cool, il l’a vu mais il n’y a pas eu de soucis. De toute façon, l’avantage d’Internet, c’est qu’il n’y pas encore trop de droit à l’image, ni de droit de diffusion.

A : Tu as aussi écrit un couplet sur l’un des employés de cet hôtel…

O : Ouais, dans ‘Gros poissons dans une petite mare’. J’ai un peu grossi le trait, normal, mais c’est quasiment la réalité : c’était pas vraiment le patron, mais c’est lui qui cassait le plus les couilles ! C’était à la limite du supportable. J’ai un peu hésité à parler de lui dans la chanson, même si je pense qu’il ne l’écoutera pas. Une fois, en fait, je finissais à 7h le matin, et il m’a pourri genre « Mais c’est quoi c’bordel ! Y a pas assez de baguettes ! » ou je sais pas quelle connerie, et je me suis dit « Un jour, je me vengerai ». Et du coup, voilà, il est dedans [sourire].

« Moi, j’ai plein d’idées à la con.  »

OrelSan

A : Tu as déjà des retours sur tes textes de la part de tout ce petit microcosme que tu évoques dans l’album ?

O : L’album n’est pas encore sorti, donc pas vraiment d’échos pour le moment. Je parle implicitement de mes ex, mais j’ai pas balancé de prénoms. Quant à ma famille, je discute avec eux, je leur fais écouter les choses, je n’arrive pas en pavé dans la mare. J’essaie de faire en sorte que les gens comprennent le truc. Pour moi, c’est important d’être assez personnel, c’est ma façon de représenter le mieux ce que j’ai envie de dire. C’est ce que je trouve intéressant dans l’écriture : être le plus réaliste possible. Mais en même temps, des fois, ce que tu dis dans une chanson ne reflète pas ton état d’esprit de toute la vie. Une chanson comme ‘Peur de l’échec’ peut refléter ce que tu ressentiras un soir, après avoir eu un truc qui t’a cassé les couilles, mais ça ne veut pas dire que le lendemain matin, tu seras en mode ‘Peur de l’échec’.

A : Tu as écrit ce morceau à quel moment ?

O : Je l’ai écrit il y a deux/trois mois. Quasiment à la fin, il me restait quelques morceaux à terminer, mais j’avais déjà des idées qui traînaient depuis longtemps. En général, je n’écris pas les textes genre « je prends une feuille et c’est parti« , je mets plutôt des idées dans un coin, des bouts de phase dans tous les sens, et au final je regroupe tout, je retaffe ça sur l’instru. C’est d’ailleurs une galère parce que… Enfin, après c’est peut-être un truc d' »artiste » ou de rappeur, mais c’est horrible d’avoir des idées, de les écrire sans que ça corresponde totalement à ta pensée, et quand tu les rappes, ça ressemble encore moins à ce que tu avais dans la tête ! C’est une torture.

A : En écoutant ‘Peur de l’échec’, on te sent en plein découragement. C’était un sentiment du moment où la somme de choses ressenties depuis longtemps ?

O : Un peu tout. Des trucs que j’ai déjà ressentis. De toute façon, c’est pas le genre de trucs que tu peux vraiment inventer. Ce que j’ai voulu montrer dans le morceau, c’est, mettons, ton taf se passe mal, ou t’as peur de pas réussir à être heureux, tu vas rentrer chez toi et tu vas commencer à te remettre en question : « Si j’ai un sale taf, c’est parce que j’ai fait n’importe quoi en cours. Et j’ai mal cherché du taf. Et si j’ai mal cherché, c’est parce que je suis qu’un connard. J’avais toutes les cartes en main pour réussir mais j’ai fait n’importe quoi de ma vie. Et de toute façon, mes potes sont avec moi parce qu’ils m’aiment bien pour l’instant, mais si je deviens une merde, ils me lâcheront… » Je suis de nature assez pessimiste, surtout quand je me retrouve tout seul. Quand je suis en promo, je suis un peu en représentation [sourire]. Mais quand tu commences à flipper de quelque chose, tu peux vite t’enfermer dans des sables mouvants bizarres, jusqu’à finir par avoir peur de la peur elle-même. C’est cette paranoïa malsaine que je voulais exprimer dans le morceau. Je n’étais pas dans une grosse déprime, mais j’ai voulu retranscrire des choses déjà ressenties.

A : Tu t’es fait connaître sur Myspace. Aujourd’hui, on a l’impression que le net, c’est tout un tas de rappeurs au fond d’un panier qui essaient de grimper en lâchant des com’ partout, mais il n’y en a que très peu qui sortent. Toi qui a réussi à sortir de là, quand tu te retournes et voit Myspace au loin, penses-tu avoir eu une part de chance ?

O : Je ne sais pas comment se passe pour ceux qui ont explosé avant grâce à Internet – enfin, « exploser », tu vois ce que je veux dire – mais pour nous, ça ne s’est pas fait du jour au lendemain. On a mis le premier clip en ligne il y a deux ans. Petit à petit, on a vu les trucs grossir, grossir, grossir jusqu’à maintenant, avec un taux de visites assez bon et régulier. Au final, si tu te fixes des objectifs et que tu es carré dans ce que tu fais, il y a toujours moyen. Mais c’est pas parce que pendant un mois, tu vas être à fond, tu vas ajouter toute la France en ami et faire je-sais-pas-combien de com’ que ça va marcher. Il faut comprendre comment tout ça fonctionne. Mais c’est aussi une question de chance. Grave. Moi, je suis tombé au bon moment, je suis arrivé au début de Myspace, si ça se trouve ce sera mort dans un an. Je trouve qu’au niveau de mon concept, là je suis à peu près mûr, mais si j’avais cinq ans de moins, avec mon niveau de rap de l’époque, et si j’avais sorti des trucs sur le net, je me serais surement cramé. Ou alors, j’aurais eu une toute petite base de fans, du coup j’aurais pris la grosse tête et je n’aurais pas progressé…

A : Et tu serais devenu le mec que tu décris dans ‘Gros poissons dans une petite mare’…

O : Ouais, grave ! Surtout, tu vois, il suffit d’un truc de merde sur Internet, une vidéo un peu marrante et voilà, les gens kiffent, alors que toi, t’es pas forcément mûr pour aller jusque faire un album, faire de la promo…

A : Ça peut être un miroir déformant, te donner l’impression d’être prêt alors qu’en fait, il reste encore du boulot…

O : Carrément, et puis ça l’a fait pour pas mal de rappeurs qui sont sortis ! En 2002, avec Gringe, on avait fait une sorte de mixtape. Un truc qui s’appelait Fantasy avec des chansons un peu marrantes. Le même délire que maintenant, mais il y a sept ans ! Si ça se trouve, un truc comme ça aurait pu créer un petit buzz, mais je suis super content que ça soit jamais sorti ! Des fois, il y a des gens qui me ressortent des chansons de cette mixtape, je pète les plombs !

A : Tu n’as pas suivi le parcours-type du rappeur français, avec un street-album avant l’album… C’était un choix ?

O : Pour mon style de délire, ça avait plus d’impact de mettre les morceaux un par un sur Internet. Au final, j’en ai mis sept ou huit, du coup ça fait quasiment un street-album. D’ailleurs Gringe bosse sur un street-album. Mais on a déjà posé sur des compils : Talents Fâchés 3, Onde de choc volume 2, Bombattack, une compil qui s’appelait Toc Toc

A : Les passages obligés…

O : Ouais c’est ça, mais en même temps c’est cool. Dans le hip-hop, on kiffe ce genre de choses.

A : Tu te retrouves maintenant à un tournant. Tout va changer pour toi…

O : Ça dépend, si je vends huit albums, ça va pas changer [rires].

A : Comment vis-tu cette période qui précède la sortie de ton album ?

O : Ben, déjà, je suis content. Je suis content d’avoir un Planète Rap, car beaucoup de gens aimeraient en faire un. Le fait de répondre à des interviews, c’est que du positif dans le sens où les gens s’intéressent. Sur les forums, les gens parlent de l’album. Donc déjà, je suis content. Ensuite : je suis concentré. A mort ! Je découvre un nouveau monde, là je suis sur Paris, je rencontre de nouvelles personnes, j’essaie de faire les choses bien. Je bosse avec mes potes, avec une équipe qui me soutient, donc je ne peux pas me permettre de faire que de la merde ! Après, est-ce que ça va marcher ou pas ? J’en sais rien, et à vrai dire, si ça marche pas, au moins j’aurai fait le truc à fond.

« Moi, je suis tombé au bon moment, je suis arrivé au début de Myspace, si ça se trouve ce sera mort dans un an. »

A : Il y a une chose particulière que tu penses avoir appris ces derniers mois en tant qu’artiste ?

O : Aujourd’hui, quand je vois pourquoi tel rappeur marche, je me dis que c’est parce qu’il travaille beaucoup. On ne s’en rend pas toujours compte, mais quand des artistes se retrouvent sur de gros médias, ils ne sont pas là par hasard. Par exemple Sefyu. Il mérite sa place sans problème. Un type qui arrive avec du charisme, avec des concepts pour chaque morceau, avec un style particulier. Un type intelligent, il mérite sa place. Nessbeal pareil. Des fois, quand t’es trop extérieur au truc, tu dis « Ouais c’est nul ce qu’il – ou elle – fait« , mais en fait, c’est du boulot ! Il faut respecter les gens qui sont capables de faire une chanson et mener un concept à bien. Après, j’ai aussi appris qu’il faut répéter mille fois la même chose par jour en interview !

A : Justement, tu arrives avec une image de « rappeur marrant ». C’est assez délicat à gérer : dans ce registre, des artistes ont cartonné et ont disparu, d’autres n’ont pas eu le succès attendu. En ayant conscience de cette image, comment faire pour éviter cet écueil du phénomène rigolo éphémère ?

O : Là-dessus, je trouve que j’ai un peu la chance d’arriver avec la vague des rappeurs-comiques, ou comiques-rappeurs. Du coup ben… Je sais pas, je suis comme ça, j’aime bien l’humour, donc quand j’écris, j’essaie d’en mettre. Mais j’essaie de ne pas faire trop de clowneries. J’aime quand il y a de l’humour et du fond. C’est un peu comme un film : dans les films qu’on aime, il y a de l’action, de l’humour, un peu de noir, un peu de romantisme… Si ma musique n’était basée que sur l’humour, autant passer sur Rires & Chansons. En fait, j’essaie de faire des chansons qui sont bonnes à écouter, tout simplement, et j’ai Skread derrière qui fait des bêtes d’instrus. L’humour fait partie du truc, je continuerai à faire des trucs marrants car c’est mon délire. J’aime bien les films comiques et les rappeurs marrants… D’ailleurs, on a parfois du mal à s’en rendre compte, mais si tu prends quasiment tous les rappeurs américains, il y a toujours des blagues dans leurs textes. Je kiffe aller chercher les textes sur le net, aller sur un traducteur en ligne pour savoir ce qu’ils racontent. Même un 50 Cent, il fait trop de blagues ! Quand il dit « je mets de l’eau du robinet dans une bouteille en plastique, je la revends à Coca Cola pour des millions, qu’est-ce qui y a ? » [rires] Et c’est pareil avec Notorious BIG, Method Man & Redman… Pour moi, les blagues ne sont pas incompatibles avec le rap.

A : Le problème vient peut-être de l’extérieur, comme si les gens n’arrivaient pas à concevoir qu’un rappeur puisse être drôle…

O : Ouais, pourtant si t’écoutes Rohff, dans sa dernière chanson, ‘La grande classe’, il dit « Je baisse pas mon froc, je le lève jusqu’aux pecs’ comme Papa Wemba« . La phrase est mortelle, et en plus c’est marrant ! Mais, je sais pas, les journalistes ne doivent pas comprendre, ça ne doit pas leur parler, alors que, voilà, c’est fort, ça rappe bien, c’est drôle… Pareil quand Booba dit « Suce-moi dans ma Lambo sans faire de tâches », c’est un peu une blague, tu vois ? [rires] En fait, je crois que le problème en France, c’est que les gens ne comprennent pas le rap. Et des fois, je me demande même s’ils comprennent vraiment l’humour. Après, Booba et Rohff marchent, c’est donc qu’il y a des gens qui comprennent leur délire. Après, j’ai pas la prétention d’incarner la compréhension du rap. Moi j’ai fait ça à ma sauce, je prends ce qui me plaît à droite à gauche, c’est tout.

A : A plusieurs reprises, tu as taclé la « nouvelle scène alternative » du rap français. Tu dis notamment « Si tu me compares à des TTC, c’est comme si tu me manquais de respect ». Pourquoi avoir choisi de te dissocier de cette mouvance ?

O : Pour plusieurs raisons. D’abord, j’ai un peu fait le gamin sur la phase [rires].  Quand j’ai sorti ‘Saint Valentin’, une vieille chanson écrite il y a longtemps, j’entendais tout le monde dire « Oh, ça ressemble à TTC !« . On disait que ça ressemblait à ‘Girlfriend’. Déjà, je ne connaissais pas ce morceau donc ça m’a saoulé. Après, j’écoute la chanson : ça ressemble pas. Eux, c’était un peu électronique et c’était même pas le même angle – à part que ça parlait de cul. Donc je me suis demandé pourquoi on nous comparait, et je me suis dit que ça devait être parce que je mets des fringues avec plusieurs couleurs et parce que je suis blanc. Voilà. J’ai trouvé ça cliché, donc il fallait que je me démarque ! Ensuite, ce que je n’aime pas dans TTC – et je ne trouve pas que ce soit le groupe le plus nul de la Terre, ils ont quand même du talent – c’est ce côté « groupe de rap pour les gens qui n’aiment pas le rap« . Je trouve ça un peu élitiste, ce genre de scène « c’est du rap MAIS c’est électro« . Comme si les gens normaux qui ne viennent pas de Paris ne pouvaient pas comprendre ! Tu vois, ma phase n’était pas si méchante que ça, mais ne me comparez pas à TTC. J’ai des ambitions plus larges, je n’ai pas envie de me restreindre à des bobos parisiens bizarres [rires]. C’est pas ma vague. Moi j’aime le rap, je fais du rap et j’aimerais bien qu’on me classe dans le rap, pas le rap « alternatif » !

A : En lisant ta fan-page sur Facebook, je lisais beaucoup de commentaires d’auditeurs du genre « Ha, OrelSan tu fais plaisir, ça change du rap bling-bling de Booba ». Et je me disais que ça devait vraiment te faire chier ce genre de remarques…

O : Ouais ! Ben… La première partie de la phrase me fait plaisir, mais de l’autre côté, ces gens n’ont pas tout compris. Après, tout dépend de la façon dont les gens perçoivent les choses, mais en tant qu’auditeur, je prends ce que je kiffe et je laisse ce que je n’aime pas. Quand je vois Fifty dans un clip avec des bonnes meufs et des voitures improbables avec des portes papillons, c’est matérialiste mais c’est son délire, et je trouve ça cool ! Après, je ne ferais pas la même chose, ça ne me parle pas. Mais ça ne sert rien de faire des comparaisons.

A : Dans l’album, on devine le kiffeur de rap qui passe de l’autre côté du miroir, notamment quand tu racontes les soirées où tu critiques « les gens que tu connais pas dans les articles de Groove » avec tes potes. Comment vis-tu le fait de passer du statut d’auditeur-fan à celui de « rappeur professionnel » ?

O : Je suis content ! C’est le but de tout rappeur. Après, il y a des bons et des mauvais côtés, mais j’essaie de me concentrer sur les bons. Je suis en mode optimiste en ce moment ! J’ai lu des bouquins de kung-fu pour me préparer [rires]. Non mais, on verra bien. Et puis je suis bien entouré. Je suis content que mes potes me suivent. Il y aura des hauts et des bas. Dès demain, ça peut complètement redescendre. On verra.

« Ne me comparez pas à TTC, j’ai des ambitions plus larges, je n’ai pas envie de me restreindre à des bobos parisiens bizarres. »

A : Peux-tu présenter ces gens qui apparaissent dans tes clips ?

O : Alors, le premier, c’est Skread : beatmaker de génie. Je suis sur scène avec lui, il envoie les instrus, il a produit tout l’album. Il n’y a quasiment pas de samples, hormis Vivaldi sur ‘No Life’. Ensuite, l’ange dans ‘Saint Valentin’ et le lapin dans ‘Changement’, c’est Ablaye. Il connaît Skread depuis super longtemps, et il s’occupe du label avec lui. Je n’ai eu aucun problème à le persuader pour apparaître dans les clips, parce que lui est vraiment comme ça. C’est un vrai toon, son film préféré c’est Roger Rabbit ! On connaît les dialogues par cœur. Il est avec nous sur scène, il se déguise, c’est l’ambianceur du groupe. Il a du charisme, il est photogénique, tu le vois presque plus que moi dans les clips ! Il est fait pour ça, ça ne m’étonnerait pas qu’un jour il reçoive un coup de fil pour tourner dans un film. Quant à Gringe, on s’est rencontré en 2000. Il rappait dans son coin, moi aussi. Nos styles n’avaient rien à voir : lui écrivait des textes avec beaucoup d’assonances, des rimes compliqués, moi j’écrivais des semi-freestyles farfelus sans aucune rime ! On a donc fait un groupe, Casseurs Flowteurs. Au final, comme j’avais fait plus de morceaux que lui et que nos univers étaient assez différents, on s’est rendu compte que c’était plus intéressant de faire chacun son truc. Donc là, il prépare son street-album, qui sortira dans deux mois. On fera le groupe après, et on mélangera nos univers. On pourra faire des chansons plus conceptuelles, comme dans ‘Entre bien et mal’. Notre délire sera plus compréhensible une fois qu’on aura chacun fait notre truc en solo. On a déjà des idées, on va surement faire une mixtape-compil-défouloir [rires].

A : Un peu comme Method Man & Redman, deux entités qui évoluent à la fois en solo et en duo…

O : Ouais, c’est ça, avec le talent en moins [rires].

A : Sur l’album, as-tu laissé le contrôle total à Skread, ou tu intervenais aussi sur les structures et les arrangements ?

O : En fait, c’est lui qui exécute tout. Je n’ai pas touché un clavier de tout l’album ! Comme on s’entend super bien, on peut bosser vraiment comme on veut. Lui fait des prods chez moi, dans mon home-studio. Il a pas mal de prods en stock donc je peux piocher dans les sons qui n’ont pas été pris, ou ceux qu’il est entrain de faire. Ensuite, des fois il me dit « Tiens, j’ai ça comme prod, ça te dirait pas de faire une chanson qui parlerait de ça ou ça ? » On discute des thèmes ensemble, ou alors c’est moi qui lui propose un thème. « Je veux une ballade de lover à la Supertramp, qu’est-ce que tu me proposes ? » [rires] Des fois, il me propose des prods, j’écris dessus, ça va pas, on en refait une. Ou j’écris sur une face B cainri. On fait tout ce qu’on veut. Au niveau de la réal’, c’est mortel car je suis trop bordélique, mais j’ai plein d’idées. Et des fois, j’ai des idées vraiment pourries ! S’il n’était pas là, l’album ressemblerait quand même à ce qu’il est aujourd’hui, mais il serait beaucoup plus dégueulasse !

A : Il y a un détail mortel dans l’intro, c’est cette pause à mi-morceau, avec le sample qui se met à tourner à l’envers. Ça donne une vraie sensation de vertige…

O : L’idée est venue de Skread. Pendant un moment, il avait une passion pour retourner les instrus [rires].  D’ailleurs si tu écoutes, dans ‘Tallac’, il y a un passage où il retourne les caisses. Il m’a donc fait écouter ce passage, et là j’ai du avoir des paillettes dans les yeux, car je lui ai dit « On le laisse !! » [rires] Je n’avais que les deux premiers couplets, on trouvait que c’était un peu court, donc je me suis adapté pour faire un troisième couplet. En plus, en concert, le son des basses à l’envers partent dans l’autre sens, elles font une espèce de « vvooooooou« . Du coup j’ai kiffé ce changement d’instru.

A : C’est le dernier morceau que tu fais en concert, c’est ça ?

O : C’était le cas pendant les concerts à la Boule Noire. Là-bas, on faisait des concerts d’une heure comme l’album n’était pas sorti. Mais maintenant on fait un show d’une heure et demie. Du coup, ça ne surprendra personne : maintenant je fais ‘Peur de l’échec’ en dernier.

A : Tu vas partir en tournée après l’album. Il y avait pas mal d’idées lors de tes concerts à la Boule Noire. Comment as-tu travaillé la scène ?

O : On bosse en équipe. Bien sûr, je suis souvent au centre du truc. On connaît chacun nos qualité et défauts. J’ai de la chance d’être entouré comme ça, sinon ce serait n’importe quoi, je finirais en Bénabar [rires]…

A : Un élément récurrent de l’album, c’est ton attrait pour le refrain chanté et efficace. C’est quelque chose de naturel pour toi ?

O : Ouais, je chante tout le temps. Toute la journée, j’ai des chansons de merde dans la tête. Je ne sais pas vraiment chanter – si tu me demandes de faire un mi, je ne sais pas le faire – mais je chantonne tout le temps. J’écoute beaucoup de musiques différentes, pas seulement du rap, mais aussi de la variété française ou américaine, et j’aime bien les chansons efficaces, qui restent dans la tête. Je ne suis pas trop dans les trucs tordus… Enfin si, un peu, il en faut, mais j’ai du écouter de la pop trop longtemps ! J’aime les trucs carrés, qui tombent direct dans l’oreille. J’écoute pas mal de Rn’B, j’écoute à mort Michael Jackson depuis 26 ans, donc c’est un peu ça ma culture. Je pense que des gens trouvent ça vulgaire, cliché, commercial, beauf, mais moi c’est ce que j’aime. Et c’est ce que je fais.

A : On sent que tu as vraiment voulu faire un album pour tous…

O : Ouais, carrément. Et un album pour moi en premier. Si je n’aimais pas l’album, je ne pourrais pas en parler. Et j’aime les grosses mélodies à la Michel Berger ou je sais pas quoi, mais j’aime aussi quand derrière, il y a un côté recherché et technique.

A : Un commentaire qui revient souvent à ton sujet, c’est la comparaison avec Eminem. Sur le coup, j’ai trouvé ça con et prévisible. Mais en même temps, il y a des points communs, ne serait-ce que dans la relation MC/Producteur qui rappelle Eminem/Dre. Comment assumes-tu cette filiation ?

O : Moi, au début, pareil, je me suis dit « Bah merci les gars ! ». [rires] Mais après, il ne faut pas être hypocrite, il y a quand même des points communs. C’est sûr. Ça fait plaisir parce qu’Eminem est l’un des meilleurs rappeurs. Et c’est pratique pour moi : en voyant l’étiquette « Eminem français », ça va intéresser direct les gens, c’est cool. J’ai pas mal écouté les deux premiers albums d’Eminem, mais je n’ai pas de posters dans ma chambre ! J’essaie de faire un truc qui me ressemble vraiment. Je kiffe les bandes dessinées, lui a fait un clip où il était en Robin, moi en Batman, voilà, ça ressemble un peu mais pourtant ça n’a rien à voir.  En fait, ça peut ressembler dans les gros traits, mais en fait pas vraiment : sa vie est beaucoup plus hardcore, ses textes aussi, moi je n’insulterais jamais ma mère dans une chanson… En fait, maintenant, j’essaie d’esquiver tout ce qu’a fait Eminem. Mais tout bêtement, Eminem est aussi un fan de rap, et je pense qu’on kiffe les mêmes choses.

« Mais tout bêtement, Eminem est aussi un fan de rap, et je pense qu’on kiffe les mêmes choses.  »

A : Quelles sont tes autres références en matière de rap ?

O : Les grands classiques, rien de très original. J’écoute plus de rap cainri même si j’ai écouté beaucoup de rap français. En rap US : Jay-Z, Notorious BIG, Nas, Wu-Tang, il y en a des millions… J’aime bien aussi la scène indépendante US, avec des labels comme Babygrande. Je suis un grand fan de Jedi Mind Tricks – je suis allé les voir en concert avant-hier – Non Phixion, Smut Peddlers, Eastern Conference, Cage…

A : J-Zone ? Tu l’as cité tout à l’heure…

O : Ouais, mais bizarrement, j’aime bien son délire, mais jamais je me mettrais un morceau de J-Zone en voiture…

A : Je l’ai toujours trouvé bordélique…

O : Ha ouais, comment c’est bordélique, ça fait mal au crâne ! [imitant une production J-Zone] Woop-woop ! Tssshhhh-tssshhhh ! Dudu-dudu, yyy-aaaaah ! Et puis c’est pas le meilleur rappeur du monde… Bref, j’écoute beaucoup de trucs différents : A Tribe Called Quest, Busta Rhymes… Quand t’as mon âge, c’est un peu les classiques que tu as écouté au fur et à mesure. En rap français, à l’époque où j’ai commencé à écouter du rap, c’était IAM, NTM, le premier Passi, Stomy, Doc Gynéco, ensuite des groupes comme Puzzle, Triptik… Je sais pas, Disiz la Peste… Mais même quelque chose que j’aime pas, ça va m’influencer, je vais me dire « Faut pas faire pareil ». Et parfois, des artistes que j’aime pas vont faire une chanson que je vais trouver mortelle. Il n’y a pas vraiment de règles, j’aime prendre plein de trucs à droite à gauche… Ha, et un autre groupe cainri que je kiffe vraiment, c’est OutKast. Moi, je suis à fond sur Wikipedia – avec Gringe on s’est rebaptisé Los Wikipedios – et dès qu’on a une passion pour un truc, on va faire toute la discographie complète du groupe, on se fait des soirées à thèmes. Quand tu écoutes les albums d’OutKast dans l’ordre, tu comprends pourquoi ils sont arrivés à des trucs barrés : ils sont partis de la base rap, trompette, grosse basse de 808, on rappe super bien pour finir sur des choses complètement différentes.

A : Sur l’album, tu as une réplique pour les gens « qui n’écoutaient pas de rap en 1998 ». Tu as conscience que, quelque part, ces gens-là seront les principaux acheteurs de ton album ?

O : Ouais, je pense. Quoique, des gens de mon âge peuvent aussi s’y reconnaître. Et déjà, ceux qui n’écoutaient pas de rap en 1998, est-ce qu’ils achètent des disques ? Je ne sais pas ! [rires] Mais justement, j’aimerais que des gamins écoutent le truc et se disent « Ha ouais, ça c’est des groupes de rap qui l’ont influencé« , qu’ils écoutent et qu’ils trouvent ça bien, franchement, je serais super content. Après, j’ai pas la prétention d’accomplir une chose pareille, mais ça me ferait plaisir.

A : Quel regard portes-tu sur la façon dont les médias te présentent comme le porte parole d’une génération ? Grosso modo : « OrelSan, le rappeur pour tout ceux qui s’emmerdent en Province »…

O : [rires] Ouais, c’est ça, ils en font un peu trop. Mais je n’ai pas la prétention d’être un porte-parole, c’est sûr. Si des gens se reconnaissent dans mes textes, je suis content. Je représente que ce que je connais : moi, mes potes, ce que j’aime. Si demain, j’ai envie de me ballader en tutu, ça veut pas dire que ma génération va se ballader en tutu !

A : Dans ‘Peur de l’échec’, tu confies ta peur de ne plus rien avoir à dire. Arrives-tu à te projeter dans ton prochain album, sachant qu’il devra forcément être différent, aux vues des changements que tu vis actuellement ?

O : Je commence à avoir des idées, mais là, si tu me demandes de faire un morceau, même si je-sais-quel rappeur m’invite pour un featuring, je ne peux pas le faire. J’ai vidé mon sac pour l’instant. Après, il y a d’autres concepts à trouver, et je ferai peut-être autre chose que du rap. Faire des instrus, d’abord, faire un album avec Gringe aussi, et peut-être un autre album d’ici un ou deux ans. Je pense que ça va revenir. J’ai eu des périodes où je me suis dit « Mais arrête, c’est impossible, je vais pas y arriver » parce que l’inspiration ne vient pas toute seule. Mais bon, il y a toujours des trucs à faire, même si je change, je parlerai des trucs qui ont changé.

A : Tu prévois de rester à Caen, ou venir à Paris ?

O : Je reste à Caen parce que je suis bien. J’ai mes potes, tout ça. Paris, je ne connais pas plus que ça et s’il faut venir, je suis à deux heures de train. Puis et plus, franchement, avec Internet, t’as pas besoin d’aller en studio, de rencontrer les gens… donc pour l’instant, je reste à Caen, c’est sûr.

A : Et les meufs ? J’avais pas prévu de te poser cette question mais…

O : Nan mais vas-y, pas de problème ! Pour l’instant, ça change rien… Enfin si, ça change quand même dans le sens où, si je voulais, je pourrais. Surtout par Skyblog et Myspace ! Mais là, j’ai pas le temps, je suis concentré et puis, franchement, c’est pas ma motivation première. Si j’ai du temps libre, j’essaierai, mais bon. Franchement, ça aide quand même. Imaginons, ce soir je sors dans un bar – ce qui n’arrivera pas – si je drague une meuf, j’aurai plus de choses à lui raconter, je saurai mieux me vendre qu’avant. Parce que, quand t’as 26 ans, que tu fais du rap et que t’es inconnu, c’est pas glamour du tout ! Tandis que quand ça commence à marcher un peu : « Ha ouais, tu connais lui ? » ; « Ouaiiiis, t’as vu… » [rires].

A : Et en plus, là tu passes sur Skyrock…

O : Ouais. En même temps, avec Skyrock, je vais pas baiser de la gamine de 13 ans non plus [rires] !

A : Aujourd’hui, avec cet album, ton identité, ce que tu es, doit devenir une image : Aurélien devient OrelSan. Tu le vis sereinement ?

O : Il y a des risques, de temps en temps ça fait flipper, c’est sûr. C’est pour ça que j’essaie d’être le plus réaliste, pour ne pas tricher dans ma musique. Je prends moins de risques : OrelSan n’est pas différent d’Aurélien, je ne suis pas en mode « Slim Shady » [rires]. Du coup, quoi qu’il arrive, j’arriverai toujours à le justifier. Et pour l’instant, je peux me balader dans la rue sans aucun problème.