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Selman Faris est de ceux que l’on n’enferme pas facilement dans une case. C’est même pour ce musicien franco-turc un objectif : ne pas forcément définir sa musique, et se laisser porter par ce qu’elle pourra lui apporter. Depuis son plus jeune âge, ce producteur multi-instrumentiste né à Paris et passé à la fois par les bancs du conservatoire et de la musique composée dans sa chambre, ne cesse d’élargir son spectre sonore, sans se soucier des grands écarts que cela pourrait engendrer. À l’origine pourtant, rien ne destinait ce fils de musicien à mettre les pieds dans le rap : Selman Faris Ergüner est le fils de Kudsi Ergüner, figure de référence mondiale de la musique turque, notamment pour sa pratique du ney, une flûte du Moyen Orient, qui l’a emmené en concerts aux quatre coins du monde tout en collaborant avec Peter Gabriel ou Maurice Béjart, avant d’être aussi nommé Artiste de l’UNESCO pour la paix en 2016

Face à cet héritage musical lourd, Selman, le fils, aurait pu suivre la voie toute tracée de son père. Mais une rencontre durant son  enfance avec un CD des Princes de la ville du 113 va pourtant modifier un peu sa trajectoire : en parallèle de ses études studieuses de l’alto au conservatoire et de la guitare sur son temps libre, Selman Faris écoute 50 Cent, la Mafia K’1 Fry et Jimmy Hendrix à la maison. Il va alors développer un goût pour le rap, qu’il va concrétiser une décennie plus tard, en rencontrant au hasard dans un bar Hologram Lo’, ex-DJ de 1995 et aujourd’hui tête pensante de Don Dada Records avec Alpha Wann. Multi-instrumentiste, arrangeur, et aujourd’hui beatmakeur, Selman Faris est devenu de fil en aiguille un membre de la garde rapprochée musicale de Nekfeu et Alpha Wann : on lui doit notamment une partie de la richesse instrumentale des productions des Étoiles Vagabondes (souvent avec Loubenski) ainsi qu’un des points culminants du dernier album de Laylow, « UNE HISTOIRE ÉTRANGE ». 

L’air calme et serein, Selman Faris ne semble pourtant pas trop se préoccuper des albums de diamant et des singles de platine à accrocher sur ses murs : durant nos deux heures de discussion, l’envie pure de faire de la musique reviendra très régulièrement. Une tendance qui se confirme d’ailleurs avec Neva, premier mini-album dans lequel funk, musique du Bosphore et électro se mélangent, sur des paroles entièrement chantées par Faris lui-même, en langue turque. De la musique traditionnelle en passant par la French Touch ou la production rap, Selman Faris aime casser les frontières qui peuvent exister entre les genres musicaux. En se laissant guider par ses envies, il crée alors une musique aux multiples visages, que nous avons tenté de décrypter avec lui le temps de cet entretien.

Retrouvez notre playlist « Produit par : Selman Faris » sur Spotify et Deezer.

I. Héritage familial et jazz

Abcdrduson : On connaît ton travail en tant que producteur, mais assez peu ton parcours. Quels sont tes premiers souvenirs de musique ?

Selman Faris : Mon premier lien avec la musique c’est quand j’étais bébé. Au moment où j’apprenais à parler, mon père m’apprenait à jouer de la flûte en même temps. Il m’apprenait des morceaux, il jouait, je chantais, je jouais avec lui… Il y a plein d’enregistrements et de photos où j’ai 3-4-5-6 ans et où on fait de la musique dans le salon. Après il y a eu de la musique classique, puis de la musique avec mes potes, la musique qu’on écoutait à l’école. Mais le tout premier souvenir c’était ça.

A : C’était quel type de flûte ?

S : Ça s’appelle le ney. C’est une flûte traditionnelle turque. Et il n’y a pas un moment où je me souviens que j’étais en train d’apprendre cet instrument. Parce que ça remonte tellement loin…

A : Qu’est-ce que tu écoutais à la maison enfant ?

S : On écoutait beaucoup de musique traditionnelle, la musique que mon père écoutait. Ma mère écoutait un peu de tout et j’ai ensuite commencé à acheter ma propre musique. Mais en tout cas à la maison c’était beaucoup de musique traditionnelle turque. Il y avait de la musique indienne, de la musique du Pakistan, du Maghreb, de l’Iran, jusqu’au Japon. Pas beaucoup de musique américaine au final. J’ai découvert ça moi même par des potes qui me passaient des CDs. J’ai beaucoup de potes qui ont hérité de CDs de leurs parents. Moi, à part certains artistes, ça s’est fait plus ou moins de mon côté.

A : Où est-ce ce que tu as grandi d’ailleurs ?

S : Je suis né à Paris dans le XXe arrondissement en 1990. J’ai ensuite déménagé dans le VIIe arrondissement vers 2001 quand j’avais 10-11 ans. C’est marrant parce que j’ai grandi dans deux quartiers qui n’ont absolument rien à voir. Le premier était vraiment populaire et l’autre beaucoup plus embourgeoisé. Quand le changement s’est fait, j’ai vraiment senti qu’il y avait quelque chose de différent, même dans la musique que les gens écoutaient. Dans le XXème c’était beaucoup de rap, alors que dans le VIIème beaucoup moins, c’était plus du rock, de l’électro. Ça m’a donné un intérêt pour un peu tous les styles de musique. J’ai eu la chance de connaître plein d’univers musicaux différents, que ce soit le rap, le rock, le jazz, la musique classique au conservatoire… C’est intéressant de grandir avec toutes ces différences, tu comprends que rien n’est figé.

A : Tu parlais du conservatoire. Tu apprends quel instrument là-bas ?

S : Mon père m’a inscrit à l’alto à 8-9 ans parce qu’il n’y avait plus de place en violon. [rires] En fait il voulait avec mon frère et ma sœur qu’on fasse un instrument à cordes, pour pouvoir jouer entre les notes et donc jouer les musiques traditionnelles turques et arabes, qui sont très basées sur les intervalles. J’ai ensuite fait de la guitare assez rapidement en découvrant adolescent des artistes comme Jimmy Hendrix, et je me suis ensuite mis à la funk, Michael Jackson, Chic. Ça me parlait beaucoup. La guitare est ensuite devenue mon instrument principal.

A : Comment est-ce que tu vis tes années conservatoires ?

S : Ça se passait bien alors que je ne bossais pas [rires]. Je voulais arrêter et mes parents m’ont dit de continuer. Et plus le temps passait, plus j’aimais. J’ai même hésité à un moment à continuer, mais ça ne m’intéressait pas d’être un musicien d’orchestre. Je trouvais que ça me limitait trop. Mais j’ai pris des cours de solfège, orchestre, cours d’alto… Ça a été formateur, mais je trouve que l’éducation de la musique en France ne te pousse pas forcément à trouver ce que tu as envie de faire en te disant que les choses sont comme ça et pas autrement. C’est intéressant mais jusqu’à un certain point. Et parfois c’est bien de s’en éloigner un peu.

A : C’est pour ça que tu vas vers le jazz à un moment ?

S : Le jazz, je découvre progressivement. Je m’écoute un CD, Kind Of Blue de Miles Davis, et ça m’ouvre des horizons. J’écoutais de plus en plus de musiques instrumentales à la fin du lycée et le jazz me plaisait bien, du coup je me suis inscrit dans une école de jazz en guitare à Paris qui s’appelle Le Cim, et j’ai compris que c’était un autre niveau. Je ne suis pas du tout jazzman à l’origine, et c’est une musique qui fait partie des plus dures en tant que musicien. Harmoniquement c’est super chaud, il faut vraiment bien comprendre le truc. Ça m’a vraiment fait beaucoup bosser, et ça m’a fait évoluer dans le sens de l’harmonie et du rythme.

A : Tu es issu d’une famille bercée par la musique. Quels sont les premiers artistes que tu découvres par toi-même ?

S : C’est une bonne question… Le premier CD que j’ai acheté en étant petit c’était Princes de la ville du 113. J’aimais trop le son. Et c’est un des rares CDs que j’ai racheté plusieurs fois quand je le perdais. J’avais 9-10 ans à l’époque. Et après il y a eu dans d’autres styles les Beatles. En rap 50 Cent c’était vraiment marquant dans les années 2000. Beaucoup de trucs de funk aussi. Je m’explosais à des best of d’artistes. J’écoutais un peu de musique brésilienne. J’explorais un peu.

« Quand j’étais aux États-Unis je bossais avec des artistes qui me disaient « Fais ce que tu veux. » Et je trouvais ça hyper libérateur. »

A : Tu écoutes beaucoup de rap jeune ?

S : Oui, il y en avait beaucoup quand j’étais petit. Le rap c’est la première musique que j’ai aimée, avant d’aller vers autre chose, tout en gardant une oreille dessus ensuite. J’écoutais Booba dont j’étais vraiment fan, Mafia K’1 Fry, 113. Le 113 c’est vraiment un groupe très important pour moi.

A : Ton père est une référence de la musique turque. Comment tu fais étant jeune pour vivre avec cette figure qui est assez imposante ?

S : Pendant très longtemps je me disais que si je devais faire de la musique ça serait pour faire la même chose que lui. Et du coup je ne voulais pas. [rires] C’est pour ça que je suis allé faire des études d’histoire. La musique c’était son truc, il fallait que je fasse autre chose. Et petit à petit j’ai compris que je pouvais faire de la musique, sans faire la même chose que lui. Parce qu’il y avait aussi mon grand-père et mon arrière-grand-père, qui jouaient tous le même instrument. C’était sur plusieurs générations et donc c’était un poids un peu. Mais en prenant du recul je me suis dit « Si je ne fais pas de la musique je serai un peu malheureux. » Donc j’ai pris sur moi, j’ai cherché un peu ma voie, et petit à petit les choses se sont faites. Aujourd’hui je reste dans la tradition de ce que fait mon père, je joue toujours du ney, ça reste très présent dans la musique que je fais. Mais ça a été un très long processus je ne vais pas te mentir.

A : À quel moment est-ce que tu te dis « J’ai envie de travailler dans la musique » ?

S : J’étais en fac d’histoire et j’avais un pote guitariste qui avait tout lâché pour faire ça. Et je me suis dis qu’il avait trop raison. J’ai alors décidé de faire une parenthèse de deux trois ans : j’allais voir si je progressais, si j’étais content de là où j’étais et je reprendrais les études au pire. Et je n’ai jamais regretté. Je suis allé en école de jazz en parallèle de la fac d’histoire à 22-23 ans – je ne voulais pas lâcher les études de suite – et j’ai ensuite réussi à obtenir une bourse pour une école de musique à Los Angeles. J’y ai passé 3 ans et ça m’a vraiment changé, que ce soit sur l’apprentissage ou sur la manière d’appréhender la musique et aussi sur le niveau qui était hyper élevé là-bas. Et ça m’a aussi permis de prendre de la distance par rapport à mes origines. Quand j’étais aux Etats Unis je bossais avec des artistes qui me disaient « Fais ce que tu veux. » Et je trouvais ça hyper libérateur. En France c’était « ça, c’est comme ça, pourquoi tu le fais comme ça ? Ça n’a aucun sens ». J’ai de la chance d’être parti là-bas parce que ça m’a ouvert à d’autres horizons. Sinon j’aurais été beaucoup plus fermé sur mes aprioris sur la musique. J’avais vraiment envie de mélanger des univers différents, et faire quelque chose qui me corresponde vraiment, un truc très personnel. Et c’est là-bas que j’ai commencé ça.

II. Don Dada et Les Étoiles Vagabondes

A : Une fois tes études terminées aux États Unis, qu’est-ce que tu décides de faire ?

S : Je bossais en tant que traducteur français-anglais à Los Angeles, je vivais de petits boulots et je n’arrivais pas à savoir où je voulais vivre. J’ai finalement pris la décision de rentrer en France. C’était un peu difficile parce que je revenais après trois années de parenthèse à Los Angeles, et je me disais « Putain mais qu’est-ce que je vais foutre ici ? » [rires] Je suis revenu en tant que musicien alors que j’étais parti en tant qu’étudiant en histoire. Tout était à refaire, et c’était un peu difficile. Je ne savais pas trop dans quelle direction aller, je n’avais pas trop de contacts. Et j’ai eu de la chance parce que c’est cet été-là que j’ai rencontré Louis/Hologram Lo’.

A : Comment est-ce que vous vous rencontrez ?

S : On s’est rencontrés par hasard à un concert au 6B en 2016. J’avais accompagné ma sœur qui était partie là-bas avec son ex-copain, il y avait Deen Burbigo, Caba’ et JeanJass, Roméo Elvis, Angèle aussi je crois, mais personne n’était trop connu. Je ne connaissais personne de mon côté, et je suis tombé sur Louis. Il allait récupérer un verre, moi pareil, on était à côté au bar, et on commence à discuter. Je lui dis que je rentre des États Unis, que je suis musicien, compositeur, que j’ai aussi un peu fait de la musique de film dans le cadre de mes études. Et c’est ça qui l’intéresse. Il bossait sur une musique de film à ce moment-là et il galérait complètement. Du coup il m’a invité à une session et on a passé la journée ensemble à faire du son. C’était vraiment cool. Ça s’est passé bien très vite, on s’est hyper bien entendu et c’est aujourd’hui devenu un de mes meilleurs potes. En parallèle de ça, Louis fait des prods et il me montre comment faire. Très rapidement ça m’intéresse et je commence à essayer d’en faire. Au début c’est vraiment merdique, mais petit à petit je kiffe de plus en plus, je sens que je progresse, et je vais au studio Don Dada avec lui tous les jours. Je rencontre très vite Alpha, Nekfeu, Sneazzy, S.Pri Noir, Deen… Personne ne me calculait trop vraiment au début, parce que j’étais le pote de Louis. Et c’est vraiment avec Les Étoiles vagabondes que les choses ont changé.

« Quand Diabi et Nekfeu me prennent avec eux sur Les Étoiles vagabondes, les gens commencent à me voir différemment. Cet album m’a fait passer un cap. »

A : Tu as quand même fait des arrangements sur UMLA avant ça.

S : En fait, en termes de chronologie, si je ne dis pas de bêtise, on a commencé à voyager pour Les Étoiles vagabondes avant la sortie de cet album. Je suis arrivé à la fin du process de UMLA, parce que mes prods ce n’était pas encore ça. J’ai plus bossé comme arrangeur dessus, guitare, basse. Il y a notamment une partie intermédiaire sur « Olive Et Tom » où je fais ça. Mais c’est vraiment quand Diabi et Ken me prennent avec eux sur Les Étoiles vagabondes que les gens commencent à me voir un peu différemment. Et cet album m’a fait passer un cap.

A : Justement, comment Nekfeu et Diabi pensent à toi pour Les Étoiles Vagabondes ?

S : C’est en grande partie grâce à Louis, je lui dois énormément, parce qu’il m’a beaucoup soutenu. Il a énormément poussé pour que je vienne sur Les Étoiles vagabondes, il disait « C’est un musicien, il va vous servir, prenez le ». Diabi voyait qui j’étais et je pense qu’il cherchait un gars qui savait orchestrer, chercher des musiciens, en diriger, écrire pour eux. Il y avait Loubenski et moi du coup. En tout cas, je sais que Louis a poussé en leur disant de lui faire confiance. Et trois jours avant qu’ils partent à La Nouvelle Orléans, Diabi m’appelle et me dit : « Vas-y viens avec nous. » Et j’ai dit ok. [sourire]

A : Tu n’as pas un peu la pression au début du travail sur l’album du coup ?

S : Si. Vu que j’étais le seul qui débarquait un peu au dernier moment, il fallait que je montre un peu ce que je savais faire. Forcément je sentais qu’il fallait que je prouve que je pouvais leur être utile.

A : Et donc tu te retrouves avec un chœur de gospel et Trombone Shorty.

S : C’est ça ! Tout le monde ne parlait pas anglais, du coup je m’occupais beaucoup de ça. Je me souviens notamment de “Ciel noir” quand on écrivait pour les choeurs avec Loubenski. En vrai c’était hyper marrant parce que le chœur est arrivé au dernier moment, on ne savait pas qu’ils allaient venir ! C’était complètement chaotique. Je me souviens qu’on s’est posés au piano avec Loubenski à se dire les deux « Mais qu’est-ce qu’on va leur faire faire ? » [sourire]. On avait la prod’ de « Ciel noir » qui tournait, et on a écrit des parties à quatre voix, on a entrainé les musiciens… On a pris les musiciens avec trois heures de retard parce qu’on était débordés, du coup ils voulaient partir à un moment donné. Toutes les cinq minutes on allait les voir en leur disant de pas s’inquiéter, que ça allait être bientôt à eux, c’était bordélique. Mais ça a donné un truc génial. C’était trop bien. Même avec Trombone Shorty ça s’est fait naturellement je m’étais bien entendu avec lui. En parallèle de ça je me suis aussi mis à envoyer des prods à Nekfeu. Quand on s’est rencontrés la toute première fois avec Nekfeu, il me dit qu’il aime bien ce que je fais. Et moi je me disais « Mais d’où il sait ce que je fais ? » Et en fait c’est parce que Louis lui faisait écouter des prods qu’on faisait ensemble. Donc Ken me dit de lui envoyer des prods à l’occasion, et je lui ai envoyé des choses. Je me sentais de plus en plus en confiance. Et comme le feeling est hyper bien passé avec lui et tous les gens de l’équipe, plus le temps passait sur l’album, plus je me sentais à l’aise. On a passé énormément de temps ensemble, des mois à l’étranger, ça rapproche vite. Tu passes 24h sur 24 avec les mêmes personnes, tu as des tempêtes, tu vas au Japon, en Grèce… Les liens se créent vite. On a passé des jours et des nuits ensemble à faire du son.

A : Pendant deux ans, tu travailles à 100% sur Les Étoiles Vagabondes ?

S : Non en parallèle je bosse beaucoup avec Sneazzy, mais aussi sur UMLA. Tous ces projets-là étaient un peu au même moment. Pour Sneazzy, je me mets à faire beaucoup de prods avec lui parce qu’il avait aimé les extraits qu’il avait vu ou entendu de moi. C’était la première fois qu’il y avait un gars qui me prenait pour mes prods et ça m’a bien fait progresser. Au début ça ne sonnait pas bien donc il fallait refaire des trucs. Et petit à petit, je progressais. Quand on faisait Les Étoiles vagabondes je voyais les prods de Diabi, Loubenski, Hugz, ça sonnait vraiment bien. Ça tapait bien là où il faut, et moi je trouvais que ce que je faisais était un peu petit, déséquilibré. C’était pas encore ça. Diabi m’a donné énormément de conseils, sur le mix, sur le fait de bien bosser mon son, ça m’a énormément servi. J’ai appris à faire des prods très tard, j’en fait depuis cinq ans du coup. Mais je fais de la musique depuis petit donc ça aide.

A : Il y a un moment où tu es particulièrement mis en avant dans le film des Étoiles vagabondes, c’est lors de la composition du morceau « Όλα Καλά ». C’est un titre important pour toi ?

S : Oui ! Ce qui était vraiment cool avec cet album, c’est que tout ce que je sais faire dans la musique j’ai dû l’utiliser. Écrire pour un quatuor à cordes, faire des arrangements jazz à la Nouvelle Orléans, faire des prods, de la musique de film… Sur « Όλα Καλά » Ken me dit qu’il veut un morceau un peu rebetiko, influencé par la musique grecque et turque. Le rebetiko c’est un genre musical qui est propre à ces deux pays. On était en studio et j’avais ramené des instruments turcs pour faire des petites mélodies et ils avaient kiffé, on était partis de ça. On s’est ensuite dit que ça serait pas mal de faire venir une chanteuse. Je connais des gens via mon père, il a bossé avec plein de musiciens grecs, donc c’était facile pour moi d’avoir les contacts. J’ai donc contacté une chanteuse en Grèce qui avait travaillé avec mon père en lui demandant de faire quelques voix sur le morceau. J’ai aussi contacté une joueuse de santour [instrument de musique iranien à cordes frappées, ndlr] que j’ai enregistrée chez moi dans ma chambre avec un petit micro.

A : On te voit d’ailleurs aller en Grèce avec Ken dans le film. C’était pour le morceau ?

S : C’était en effet pour des raisons musicales. Dans le film, quand on voit le moment de la taverne avec les musiciens, j’ai composé la musique qu’on est en train de jouer. À la base c’est ça qui devait servir de matière première pour le morceau. Finalement en rentrant à Paris, les enregistrements ne marchaient pas trop, le son n’était pas bien, et on est donc repartis à zéro. Mais à la base on voulait que la mélodie de la taverne du film soit la base du morceau. C’est pour ça que je suis parti avec lui. C’était vraiment cool, on était en petite équipe, c’était différent des autres voyages.

A : Tu es crédité sur six morceaux de l’album. Lequel est celui dont tu es le plus fier ?

S : Si tu prends en compte le fait que Les Étoiles vagabondes est à la fois un film et un album, je trouve que le morceau le plus réussi c’est « Ciel noir ». Tu retrouves toute l’essence de ce projet. Dans le film, tu vois la tempête, les galères, tout ce que nous on découvre. Et juste après tu te prends le son – qui est d’ailleurs présent dans le film – où Ken raconte tout ce qu’il voit, tout ce qu’il vient de vivre. Tu as le chœur qu’on vient d’enregistrer, plein de détails comme ça. En plus de ça je trouve que le son est bien maîtrisé parce qu’il était hyper bordélique, il y avait plein de trucs et c’était dur à bien mettre en place. C’est vraiment le morceau le plus abouti dans ce sens là : il y a à la fois le son qui est lourd et cet aspect visuel. Je pense que ça résume bien toute l’essence de ce projet.

A : Tu as aussi fait la BO du film qui accompagne l’album. Comment est-ce que Syrine Boulanouar et Ken pensent à toi pour faire la musique du film ?

S : Syrine et Ken ont proposé à Loubenski et moi de la faire : ils voyaient qu’on bossait bien ensemble les deux, et ils sentaient qu’on était prêts pour ça. Et je pense qu’ils préféraient ça plutôt que d’aller chercher un compositeur extérieur. C’était un travail différent de l’album parce qu’on a fait des prises à Paris, dans un studio. On a composé pour plein de petites scènes… En fait ce n’était pas une vraie musique de film dans le sens où ce n’était pas une musique qui était là tout le long du film parce qu’il y a déjà énormément de musique. Le film sert à mettre en avant l’album donc ça devait être un peu subtil, en reprenant certains thèmes des morceaux qu’on retrouve dans l’album. Donc il fallait retrouver un peu les mêmes couleurs, des violons, des synthés, certaines petites drums. Mais c’était une bonne expérience. J’aime bien me prendre la tête sur une séquence de trois ou quatre minutes où il se passe plein de choses, et où tu dois trouver comment faire pour que la musique suive bien. Ce n’est pas facile du tout mais quand tu y arrives bien c’est vraiment hyper satisfaisant

III. Laylow, Stromae et K.S.A

A : Dans ta carrière, est-ce que tu as senti un avant et un après Les Étoiles Vagabondes ?

S : Je sens que le regard est un peu différent. Peut être que ça me donne un peu plus de confiance pour faire d’autres choses, mais ça reste le même élan : je continue de bosser avec Don Dada, RPTG, et ça continue. Il y a alors tout un moment où je ne sais pas trop dans quelle direction aller, si j’ai encore plus envie de me plonger dans les prods, si j’ai encore plus envie de faire de la musique instrumentale, ça va un peu dans tous les sens. Mais très vite il y a la don dada mixtape. Et là c’était encore un autre niveau au niveau du son. C’était une couleur trap un peu froide assez loin de ce que je faisais, et j’ai kiffé. Ça m’a encore mis plus profondément dans les prods. J’étais encore dans cet élan là et c’est pour ça que j’ai fait l’EP Monaco avec K.S.A.

A : En dehors du morceau que tu as produit, tu as beaucoup travaillé sur la Don Dada Mixtape ?

S : J’étais très souvent là avec eux. Mais je faisais mon projet en même temps avec K.S.A. J’avoue que j’aurais adoré plus participer à cet album, mais je sentais que mon esthétique musicale et celle de la mixtape, ça n’allait pas forcément ensemble à ce moment-là. D’ailleurs mon son « 3095 », on sent un peu que c’est un son un peu différent dans la tape. Mais je les ai vus bosser, mettre des heures de taff. Ils ont récolté ce qu’ils méritaient à la sortie de cet album. J’ai rarement vu autant de détermination et de volonté pour faire quelque chose de fort avec cette mixtape. Il y a une couleur, le truc est maîtrisé de A à Z, ça apporte quelque chose de neuf…

A : Tu parlais de ton travail avec K.S.A. Est-ce que ce projet-là, ce n’est pas le projet punk de Selman Faris ? Il n’y a pas une seule guitare, c’est très synthétique, ça tape…

S : [sourire] C’est un peu ça oui. En vrai je faisais beaucoup ça à ce moment-là, et ça s’est fait naturellement avec K.S.A. On était en studio, je faisais écouter un son, c’était « Monaco », on a fait un autre son, et on s’est dit « Vas y pourquoi on ne ferait pas un EP ? » On est partis là dedans et ça m’a fait énormément du bien de faire ça, de complètement me lâcher. J’étais énormément dans les prods de Pi’erre Bourne, la plug, Playboi Carti, et je me suis dit d’aller vers ça. Et ça m’a fait marrer, parce que K.S.A avait fait un concert en boîte où il avait passé quelques sons de l’EP. C’était drôle de voir ça. La musique t’amène parfois dans des endroits et des contextes où tu ne serais peut être jamais allé. Tu le fais, et finalement tu réalises que ça se passe très bien. Et tu kiffes.

A : On te voit ensuite travailler avec Laylow sur L’Étrange histoire de Mr Anderson ainsi que Stromae sur son nouvel album. Comment est-ce que tu collabores avec eux ?

S : Stromae c’est via Universal. Ils m’ont contacté, j’ai reçu un mail en me disant « Est-ce que ça t’intéresserait de collaborer avec Stromae ? », j’ai dit « Bah vas-y hein. » [sourire] J’ai beaucoup parlé avec son frère, ça s’est fait très naturellement. Ils m’ont demandé des boucles qui correspondaient à l’album, des choses traditionnelles et ça a donné le morceau « Pas vraiment”. Stromae a fait une prod’ par dessus, j’ai fait des arrangements et ils m’ont ensuite demandé des arrangements sur d’autres sons, pour au final donner « Bonne journée ». Pour Laylow ça s’est fait parce qu’on était un jour au studio avec Alpha, et Laylow était là. Il me dit « C’est toi Selman? » Je lui répond que oui, et il me dit « Ok, je te cherchais ! » Il avait parlé avec Alpha parce qu’il cherchait quelqu’un pour faire la musique du court-métrage de L’Étrange histoire de Mr Anderson. À la base c’était ça en fait. Il bossait déjà avec Loubenski et Alpha lui avait dit « Prend Selman aussi. Si t’as Loub’ et Selman, ça va être carré. » Du coup on a commencé à bosser sur la musique du court-métrage, grâce à Alpha

A : Comment ça se passe ?

S : C’était hyper dur. Parce qu’il y avait très très peu de temps et beaucoup de choses à faire. On avait peut-être trois jours pour tout faire, avec Loub’, Laylow, et Osman le réalisateur. C’était un gros challenge. Après ça Laylow m’a dit qu’il aurait bien aimé qu’on fasse le dernier morceau ensemble. Du coup on a bossé « UNE HISTOIRE ÉTRANGE ». Et il m’a ensuite proposé de faire la transition avec le morceau d’avant, donc j’ai composé la fin de « FALLEN ANGELS », qui amène au dernier morceau.

A : Ce n’était pas beaucoup de travail « UNE HISTOIRE ÉTRANGE » ?

S : Si, c’était des grosses réflexions. Tout est parti d’une boucle que Sofiane Pamart avait fait, et sur laquelle Laylow avait écrit. Je voulais amener le morceau complètement autre part. Mais je sentais que Laylow voulait rester dans cette direction là, il y avait des discussions un peu comme ça, et finalement on a réussi à sortir un bon morceau, je suis content.

A : Il y a un moment musical que tu préfères dans le court métrage ?

S : J’aime bien le thème electro de la voiture à la fin. [sourire] On parlait de le sortir en bonus, finalement ça ne s’est pas fait, mais je trouve que c’était un bon morceau, il était cool. Vers 5h, 6h du matin on a sorti ça avec Loubenski. L’idée c’était de faire quelque chose qui mette une sorte de pression sans trop de batteries. Et du coup notre ref c’était un son dans le film Fast & Furious : Tokyo Drift. Après, Laylow nous a aussi pas mal dirigés sur ce qu’il voulait. Dès qu’on allait quelque part il était là, « Oui ça c’est lourd ! »« Ca non ! ». Il était toujours là.

IV. Le son Selman Faris

A : Aujourd’hui, tu te présentes avec ton premier EP solo Neva. Musicalement, ça n’a rien à voir avec ce que tu as fait auparavant puisque ça sonne plutôt électro mais aussi musique traditionnelle turque. Comment est né ce projet ?

S : Après Les Étoiles vagabondes je continue à bosser avec Don Dada, et je me dis que les prods c’est cool, mais il faut aussi que je fasse de la musique pour moi. C’est à partir de l’été 2019 et début 2020 que je commence alors à composer de la musique en solo. J’ai fait plein de morceaux instrumentaux en me disant que j’allais sortir ça comme ça, mais que ça n’intéresserait pas beaucoup de gens. Et petit à petit j’ai senti qu’il y avait un intérêt, notamment des maisons de disques. Donc j’ai commencé à faire de plus en plus de morceaux, à bien les bosser. Je me suis ensuite dit que ça serait quand même bien d’avoir quelqu’un qui chante par-dessus. Et comme je faisais ça tout seul je me suis dis « Vas-y, je vais chanter moi même ». Et en fait c’est difficile. [rires] Mais ça me plaisait bien. Je me suis alors posé la question de la langue. Et tout ce que je composais était orienté sur les instruments turcs, mélangés avec de la musique électro ou samplée, et je trouvais que c’était plus cohérent si je chantais en Turc. Même musicalement, ça apportait quelque chose de spécial, de différent, donc je suis allé dans cette direction-là.

« Pour moi, faire de la musique est vraiment une exploration : ça m’amène à des univers différents avec des gens aux codes différents.  »

A : Pourquoi ne pas avoir voulu que ça sonne rap ?

S : Je n’y ai pas vraiment réfléchi. Quand je commence un morceau, si je trouve qu’il est bien, il est bien. Et si je trouve qu’il n’est pas bien il n’est pas bien. C’est tout. Dans cet EP, il y a des choses influencées par la musique soukous [genre musical dérivé de la rumba congolaise, ndlr], la musique africaine, surtout au niveau des guitares, il y a des choses un peu funk, un peu French Touch… j’étais dans cette idée de faire quelque chose de personnel ou je mélange des influences différentes.

A : Ça t’intéresse de mélanger des choses musicalement ?

S : Oui parce que j’ai toujours écouté plein de choses différentes. Je peux très bien enchaîner un morceau de musique classique, et passer à un truc dansant, puis un morceau de rap. Je n’ai pas trop de jugement sur comment doit être la musique, il peut y avoir des choses intéressantes dans tous styles de musique. Il y a plein de choses qui me touchent dans des styles différents, donc j’essaye de remettre ça dans ma musique. Quand je joue de la guitare j’ai toujours des phrases de guitare un peu soukous parce que j’en ai beaucoup pratiqué, des phrases un peu jazz, mais en même temps un peu électro. Je ne me pose pas trop de questions quand je fais du son. C’est après, quand j’ai fini le truc que je me dis « Ah oui il y avait un peu de ça, un peu de ça, un peu de ça. ». Mais sur le moment je n’essaye pas de me dire « je vais rajouter ça, ça manque un peu de ça. ». Je fais juste les morceaux et après je vois ce que ça donne.

A : Quand on écoute ta musique en solo, ou sur tes prods, c’est difficile de te définir musicalement précisément. Tu es d’accord avec ça ?

S : C’est vrai. Je pense que j’ai un rapport un peu différent à la musique par rapport à d’autres producteurs parce qu’à la base, je suis musicien. Et quand tu es musicien, tu es énormément au service du projet pour lequel tu travailles. Si tu fais du classique tu vas faire du classique, mais tu peux aussi aller vers du jazz ou du hard rock. Je me suis toujours un peu adapté au projet sur lequel je travaillais et ça rend peut-être mon esthétique difficile à définir. Mais ce que je faisais il y a 5 ans ce n’est plus du tout ce que je fais aujourd’hui, et pareil pour ce que je ferai dans 5 ans.

A : Donc tu dirais que tu fonctionnes à l’instinct, au feeling ?

S : Oui, c’est une fois que j’ai un peu tout que je réfléchis un peu plus à la cohérence du projet dans son ensemble. Surtout j’ai eu la chance de voir comment on fait un vrai album avec quelqu’un comme Alpha Wann. Je l’ai vu énormément se prendre la tête pour faire un album de qualité, que ce soit sur UMLA ou la don dada mixtape, et c’était au quotidien. Ça m’a appris que faire un album ce n’est pas sortir des sons pour sortir des sons. C’est vraiment sortir des sons en se disant « j’ai vraiment fait quelque chose dont je suis fier, je me suis donné à fond, j’ai réfléchi et ce que tu vois c’est la crème de tout ce que j’ai fait pour faire ce projet-là ». Donc de mon côté je voulais faire quelque chose d’un peu méditerranéen. Et quelque chose de personnel, tout en mettant en avant autre chose. J’aurais pu chanter en anglais si j’avais voulu faire en sorte que ça marche. Mais justement je voulais vraiment faire quelque chose dans lequel on pouvait entendre des instruments qu’on n’entend pas tous les jours, une langue qu’on n’entend pas souvent, mais avec des codes qui sont quand même un peu accessibles. Il y a des synthés, un mood global… Je pense que l’album est accessible mais dans les détails tu as des choses qui peuvent t’amener à d’autres instruments, d’autres musiques.

A : Tu aimerais intéresser les gens aux musiques traditionnelles turques à l’écoute de ton EP ?

S : Je ne sais pas si j’ai envie de les intéresser à la musique turque précisément, mais peut-être à des instruments ou des musiques autres. Pour moi faire de la musique c’est vraiment une exploration : ça m’amène à des univers différents avec des gens qui ont des codes différents. Les gens que j’ai pu fréquenter dans le jazz sont complètement différents des gens que j’ai pu fréquenter dans le rap qui sont encore plus différents des gens que j’ai pu rencontrer dans le classique. C’est pour ça que je ne sais pas dans 5 ou 10 ans où la musique peut m’emmener. Je vois ça un peu comme quelque chose qui me permet de voyager, de voir d’autres choses.

A : Tu n’aimes pas avoir qu’un seul son au final.

S : Je pense que si je ne faisais que des prods je m’emmerderais. Et si je ne faisais que de la guitare je m’emmerderais aussi. Donc j’ai besoin de faire un peu tout ça en même temps parce que ça me fait kiffer.

A : Tu as déjà collaboré avec énormément de monde, fait un disque de diamant avec Nekfeu, travaillé sur de la musique pour le cinéma… Qu’est-ce que tu as envie de faire maintenant ?

S : Là tout de suite, on essaye de bien bosser avec Alpha, Infinit’ pour la suite. Et de mon côté j’ai aussi envie de faire perdurer ma musique en solo, voir comment ça prend quand ça sort, est-ce que ça intéresse les gens. En dehors de ça, je n’ai pas d’attente particulière. Je pense que la musique va m’emmener quelque part, dans d’autres univers et je vais essayer de suivre. Mais là tout de suite je n’ai pas de volonté particulière. [Il réfléchit] Peut-être que j’ai envie de faire pour la première fois un projet avec mon père. Quelque chose d’instrumental. En fait, j’ai envie de faire le plus de choses possibles qui me correspondent et qui soient dans des univers différents. Moi ça me fait marrer de savoir que si tu te retrouves sur mon Spotify tu peux tomber sur un son traditionnel avec mon père où on joue de la flûte, et juste après « Vanilla Ice » avec K.S.A. [sourire] C’est bordélique à fond. Mais c’est comme ça !

Le groupe n’a cessé de le répéter lors des nombreuses interviews accordées pour la sortie de Paris Sud Minute : les deux EPs qui ont précédé ce premier album ont davantage été un moyen de se tester qu’une fin en soi. Sans aller jusqu’à les renier, leur statut expérimental est ainsi volontiers assumé par leurs auteurs. Il n’en reste pas moins que La Source et La Suite, au-delà de toutes les bonnes choses qu’ils laissaient entrevoir, brillaient avant tout par leurs importantes disparités. Et que l’on pouvait légitimement se demander si 1995 était bien capable de tenir la distance sur un long format. Paris Sud Minute apporte à cette question une réponse encore mitigée certes, mais aussi sacrément déconcertante pour quiconque avait tiré un trait sur le crew parisien quand celui-ci semblait définitivement incapable de concrétiser sur disque les espoirs entretenus par ses premières apparitions sur la toile.

« Big bang théorie ». L’introduction est habile. D’abord parce qu’elle fait écho à l’explosion précoce d’Un-Neuf-Neuf-Cinq tout en supposant un nouveau départ qui fait table rase du passé, ou du moins l’assimile pour mieux aborder la suite. Ensuite parce qu’elle montre que mener une vie à cent à l’heure, telle qu’elle sera décrite dans le morceau éponyme ou encore dans « Jet lag », ne fait pas oublier au groupe qu’il n’en est encore qu’à ses débuts : « Dans leur jeu merdique ils pensent qu’c’est l’heure du verdict, ne jugez pas encore, on n’est qu’à la première brique« . Or cette prise de conscience est probablement sa plus grande qualité à l’heure actuelle, et ce qui lui permet d’être en constante progression. Là où cette entrée en matière se montre moins avisée en revanche, c’est dans son étrange façon de refléter le reste de l’album : DJ Lo’ et Alpha Wann y sont impériaux, Nekfeu et Sneazzy West tiennent la barre, Areno Jaz et Fonky Flav y sont… absents. Un constat qui s’étendra plus ou moins à la majeure partie du disque, voire à sa totalité en ce qui concerne le premier cité.

Car plus que jamais, Paris Sud Minute montre à quel point Hologram Lo’ est la clé de voûte d’un groupe qui ne fonctionne jamais aussi bien que lorsque qu’il est aux commandes. Dire que celui qui n’apparaissait qu’à de trop rares occasions sur les disques précédents a pris du gabarit est un doux euphémisme. Il s’occupe ici des deux tiers d’une production léchée et carrée, consistante et variée, qui pioche autant dans le registre boom-bap habituel que dans des sonorités un peu plus profondes ou aériennes. L’homme se révèle sûrement la plus grande satisfaction de ce LP, d’autant que l’espace laissé à sa musique est particulièrement significatif, tant au sein même des morceaux que sur les deux pistes instrumentales (« 103 » et « C’est ça notre vie ») qui jalonnent le tracklist. Les quelques invités ne sont pas en reste et livrent un travail de qualité. Une mention spéciale à Hugz et son « Baisse ta vitre », hymne west coast aussi surprenant que réussi qui n’est pas sans évoquer une lowrider déboulant toutes suspensions dehors sur le boulevard Saint-Michel.

En revanche donc, cette troisième sortie n’efface pas la tare première de 1995, celle d’être un groupe d’individualités qui peinent encore à cohabiter efficacement au micro malgré la vraie complicité qui peut transparaître en interview. Qu’il s’agisse de la technique d’écriture, de la maîtrise du flow ou de la profondeur du propos, les inégalités sont légion. « Ça raisonne » en est l’un des exemples les plus probants. Le morceau s’ouvre sur un couplet prodigieux du Phaal, qui pose une intense réflexion personnelle sur les affres de sa nouvelle vie d’artiste. S’ensuit un deuxième couplet bien pâle de Flav qui s’attarde lui sur les potes qui deviennent des traîtres, sujet autrement plus éculé et dont le traitement des plus banals ne constitue ici qu’un nivellement vers le bas. On termine avec une conclusion fantasque de Nekfeu qui parle de fric, de la justice, de bac+10 et de son « bide de triste lover » sans qu’on ne saisisse très bien les tenants et les aboutissants de son discours. En effet, il est surprenant de constater que là où certains – Alpha Wann toujours en tête – font en sorte d’aligner au mieux leurs couplets sur l’idée de départ supposée par le titre du track, d’autres ont une fâcheuse tendance à s’en écarter pour le meilleur et pour le pire. C’est d’autant plus dommage qu’à l’occasion, les six membres de 1995 prouvent qu’ils sont tout à fait capables d’accorder leurs partitions. Et il est bien plus agréable de les entendre tous ajustés sur un même tempo, ne serait-ce que le temps de s’unir face aux éternels haters dans « Bla bla bla » ou de se rappeler les concerts de l’été dernier dans « Souviens-toi ».

Mais ces divers problèmes d’équilibrage, si pénalisants soient-ils, n’empêchent pas l’album de s’écouter sans déplaisir. On oublie l’inconsistance des couplets de Fonky Flav (pourtant très efficace sur ses refrains) face aux interventions étonnamment personnelles de Sneazzy West. On fait l’impasse sur les rimes multi-syllabiques parfois grossières de Nekfeu devant l’agilité brillante d’Alpha Wann. La fadeur des apparitions d’Areno Jaz est compensée par la texture musicale fournie de DJ Lo’. Et la qualité globale de la réalisation, véritablement impressionnante, termine de faire pencher la balance du bon côté. Toujours pleine d’énergie, de sincérité et d’envie de bien faire, l’équipe du Ninety-Five aura mis le temps pour livrer son premier disque valable mais le résultat – si imparfait soit-il – en valait la peine. Car les qualités de Paris Sud Minute sont réelles et prouvent qu’il va falloir accepter de composer avec le groupe pour autre chose que quelques freestyles bien fichus. « Le rap c’était mieux demain donc laisse nous faire » lançait Sneazzy West il y a à peine deux ans dans La source. Le rap on n’en sait rien, mais 1995 assurément.

Pour illustrer La Source, les six membres de 1995 avaient opté pour une photo prise sur le toit d’un immeuble, probablement en écho aux multiples freestyles qu’ils avaient lâché dans les rues parisiennes. Le groupe semblait à tout prix vouloir jouer la carte de l’authenticité et les huit morceaux sortis à l’époque confirmaient cette tendance. Il leur aura fallu neuf mois pour donner un successeur à ce premier opus. Neuf mois, c’est le temps nécessaire pour finir d’installer définitivement 1995 dans le paysage rapologique français et d’en faire un acteur désormais incontournable. Une ascension record qui aura connu son apogée avec une tournée nationale fin 2011 qui les a vu faire salle comble à chaque concert. Assez logiquement, La Suite témoigne de cette évolution, visuellement d’abord puisqu’on les retrouve dans une chambre d’hôtel à siroter du champagne sur la pochette de l’EP. Dans leurs textes ensuite puisque Nekfeu a, par exemple, pris conscience qu’il existe des « mini-cons qui l’idolâtrent » et Fonky Flav, sur « Comme un grand », se rappelle déjà du chemin parcouru. Lorsque La Source était sorti en juin 2011, ce premier projet avait quelque peu fait figure de pétard mouillé. Trop linéaire et manquant singulièrement d’intensité, il avait disparu de nos iPods aussi rapidement qu’il les avait investis. Le défi avec ce deuxième projet était donc de les réconcilier avec le public rap traditionnel qui semblait de plus en plus déconnecté de l’engouement sans précédent autour du groupe sans pour autant s’aliéner leur base de fidèles.

La Suite apporte déjà une confirmation, voire une révélation si certains en doutaient : DJ Lo est un membre à part entière du groupe et l’entité 1995 se porte bien mieux lorsque c’est lui qui est derrière les machines. Si Juliano avait la main mise sur la majorité des productions de La Source, DJ Lo constitue ici la principale satisfaction de ce deuxième projet. Pas de fausse note et quelques vraies réussites, il fournit le terrain de jeu parfait aux MC’s, un boom bap nostalgique sans être passéiste pour autant. Déjà à l’origine de « La Source », premier single du EP éponyme, il récidive ici avec un titre de célébration qui n’est pas sans rappeler les grandes heures des Sages Poètes.

L’autre satisfaction, c’est incontestablement la liberté que commencent à prendre les rappeurs au micro. Alors qu’une crispation était sensible sur leurs premiers morceaux et qu’une constante envie de trop bien faire agissait davantage comme un poids que comme une source de dépassement, un titre comme « Bouffons du roi », entreprise hardue dans laquelle ils s’imaginent poursuivis par des rappeurs zombies, montre qu’ils n’ont plus peur de s’amuser au micro. On retrouve d’ailleurs ce brin de folie sur « Rénégats », sûrement l’un des meilleurs titres de La Suite qui aurait mérité de bénéficier d’un mixage un peu moins hasardeux.

Malgré cela, on ne peut s’empêcher de ressortir de l’écoute avec le sentiment d’être en face d’un curieux paradoxe : si le groupe semble se connaître à la perfection sur scène, aucune véritable alchimie ne transparaît sur disque. Pire, les cinq MC’s se neutralisent constamment, si bien qu’aucun couplet ne parvient à rester dans les mémoires. Constat d’autant plus étonnant quand on sait qu’Alpha Wann est actuellement dans une forme olympique sur chacune de ses apparitions et que Nekfeu, malgré une tendance insistante à s’enfermer dans le même schéma de rimes, demeure un des rappeurs les plus prometteurs de sa génération. Il en va de même pour Areno Jaz qui passe ici inaperçu alors qu’il a récemment réussi à délivrer un premier EP solo de qualité.

Mieux réalisé que La Source, La Suite laisse néanmoins une impression mitigée. Comme si la puissance du nombre qui avait attiré les projecteurs sur eux commençait à s’épuiser et que les membres du groupe auraient déjà intérêt à privilégier leurs escapades solitaires. Hypothèse peu probable si l’on en juge par les premiers chiffres de vente franchement encourageants qui devraient leur permettre de poursuivre sur leur incroyable lancée. Et de partager la scène du Zénith le 23 avril prochain avec un certain Method Man.