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Deux disques d’or, deux Olympia complets, deux Zénith annoncés : la fin d’année 2024 aura été particulièrement riche pour Bekar, qui, le jour de notre rencontre, ne semble pas encore totalement redescendu de son nuage. Il faut dire qu’en l’espace de quelques semaines, le rappeur roubaisien aura presque reçu d’un coup tous les fruits de son travail réalisé depuis six années maintenant. Une course de fond à l’heure des succès express qui résume bien son début de carrière, entamé à la fin des années 2010, et aujourd’hui récompensé par des salles combles et des premières certifications. 

Pour clôturer le premier grand chapitre de sa carrière, Bekar a ainsi pris le temps de rencontrer l’Abcdr du Son début novembre en public chez lui à Lille au Flow, pour remonter tout son début de parcours. Une discussion de plus d’une heure durant laquelle le Roubaisien aura raconté ses premiers coup de coeur musicaux, son exigence dans l’écriture, l’importance de la mélodie, et son envie d’aussi aller explorer d’autres univers sonores, sans jamais renier la musique qui l’a façonné. Parce que derrière les refrains entêtants et les morceaux à succès, Bekar reste aussi depuis ses débuts un amateur de boom bap. Comme une madeleine de Proust de ses premières années. 

À RETROUVER DANS CE PODCAST

  • 00:00:00 Introduction
  • 00:01:46 La découverte du rap (Boréal)
  • 00:15:32 La fierté du Nord (Briques rouges)
  • 00:29:00 L’ouverture musicale (Mirasierra)
  • 00:42:42 Un son à soi (Plus fort que l’orage et Plus fort.)
  • 01:10:59 Conclusion

DIFFUSION

CRÉDITS

  • Un podcast animé par Brice Bossavie
  • Enregistré au Flow à Lille le 12 novembre 2024
  • Moyens techniques, réalisation et générique : Shkyd
  • Visuel : Jérémy Métral, Camille Damarin
  • Production : L’Abcdr du Son

L’anthropologue anarchiste David Graeber écrivait, à propos du système capitaliste actuel : “comme dans les jeux vidéo, rien n’est vraiment produit, tout prend corps brusquement, et nous passons bel et bien notre existence à gagner des points et esquiver des individus armés.” C’est exactement ce genre de monde que la musique de nobodylikesbirdie fait surgir. Phase après phase, l’une balayant l’autre, l’auditeur plonge dans un niveau où il faut éviter que les keufs ne vous capturent, où on prend des coups, les rend, où on se relève, point d’expérience après point d’expérience.
Le Lillois a une facilité à comprendre la musique, même s’il ne se prétend pas grand connaisseur. Issu d’une famille d’instrumentistes que rien ne prédestinait à la précarité, il est tombé dans le rap pour des raisons bien précises. Une tragédie suffit à plomber la trajectoire. Au lycée, Birdie passe des orchestres prestigieux aux foyers d’hébergement ; des vacances en famille à la solitude du dealer du coin… Pour raconter cet univers, il adopte un flow qui, du shit talk, n’a que la forme. Non, birdie n’est pas “littéralement né pour raconter de la merde.” Au contraire : de plus en plus, la spontanéité indolente, à moitié fêlée, de son interprétation cache une grande lucidité. Sa musique est parfois marrante, mais truffée des réflexions de celui qui regrette même d’avoir trop de temps pour penser. Trop de temps pour prendre la mesure de la violence permanente, acérée, qui l’entoure, et du gouffre de vulnérabilité qu’il a en lui. D’abord identifié comme représentant de la scène Detroit française, dans The Birdie Tape II, son dernier EP, le rappeur témoigne avec honnêteté de la diversité de ses goûts. Boom-bap, sonorités West Coast des dernières décennies, le lien, c’est ce flow qui essore le rap de la moindre goutte d’enthousiasme, quand bien même elle viendrait de l’agressivité. Sa musique transpire alors l’angoisse et le fatalisme d’un jeune de 2024, c’est-à-dire héritier des atrocités du XXème siècle et – putain de merde – promis à un avenir encore plus sombre. Reste l’engagement politique et le goût de la bonne musique, qui le rendent tout de même tenace, et résolument fier de s’exprimer.


Abcdr du Son : À la séance d’écoute de l’EP, tu nous disais que tu étais fier car tu venais d’une famille de musiciens.

nlb : Oui, c’est culturel dans ma mif. Mes deux parents sont des instrumentistes, ils ont bossé dans des orchestres et ont été profs. Mes grand-parents aussi sont musiciens, et mes arrières grands-parents, pour ceux qu’on connaît, ont tous été artistes. Ma famille est très reliée au monde de la musique classique. Moi, je n’ai jamais réussi à m’y intéresser plus que ça parce que ça ne représentait vraiment pas le monde dans lequel je vivais avec ma mère. Mais c’est quand même hyper important à mes yeux de faire de la musique. C’est à la fois une passion et une forme d’obligation, je me sentirais mal d’être le seul à ne pas en faire.

A : Quand tu dis instrumentistes, c’était quels instruments ?

nlb: Mon père joue du violon, ma mère de l’alto et du piano, ma grand-mère paternelle du violoncelle, celle maternelle joue du piano, j’ai un oncle qui est garagiste maintenant mais qui a appris à jouer du violon ou du violoncelle plus jeune… En y pensant, comme ça, il y a une personne seulement qui ne fait pas de musique dans ma famille.

A : Même si tu dis que tu n’as jamais réussi à t’intéresser à la musique classique, tu l’as quand même étudiée ?

nlb : Je l’ai étudiée, sans jamais réussir à l’apprendre. J’ai fait du solfège. À l’époque où tout le monde faisait ses premiers essais au sport, comme ma mère n’aimait pas le sport, j’ai essayé plein d’instruments différents sans jamais réussir à en apprendre un correctement. J’ai donc fait du chant.

A : Pas de MAO [musique assistée par ordinateur, NDLR] ?

nlb : Non, c’était en 2008, la MAO n’était pas considérée comme de la vraie musique. C’est très élitiste comme milieu. Mes grands-parents ont encore du mal à considérer que je fais de la vraie musique tant que je ne joue pas d’un instrument ou tant que, quand je monte sur scène, ce n’est pas avec un groupe derrière moi. Je ne suis pas du tout d’accord avec eux, mais d’un côté je les comprends. Ma mère est dans des musiques où les compositeurs connaissent leur truc sur le bout des ongles, et là t’as une musique avec des prods de tubes composées par des gamins de quinze ans qui ne savent pas ce que c’est des notes, et des rappeurs qui ne savent pas chanter. Elle considère que ce n’est pas vraiment de la musique.

A : On disait ça du jazz…

nlb : Bien sûr, et mes parents sont des grands fans de jazz, et surtout de rock. Puisque la musique classique c’était leur taf, ils n’en écoutaient pas à la maison, ça les rendait fous. Moi je leur ai souvent dit : le rap est traité maintenant comme on écoutait du jazz avant. On disait des trucs horribles sur le jazz, que c’était une musique de sauvages, ou pire encore, des trucs que je ne me permettrais pas de dire là. Mais j’ai quand même un peu ce sentiment de pouvoir dire à ma famille : “ok, vous avez tous fait de la musique, vous avez appris à en jouer sans jamais composer quelque chose. Moi je crée. Même si je ne suis pas violoniste, je crée.” Mon père a commencé à composer il y a un an et demi. Après moi. Et avant, quand j’en parlais avec lui, il considérait ça comme un truc de génie. Il est très fort en violon, on peut appeler ça un virtuose, il est reconnu dans le milieu comme étant fort dans le truc. Mais ce n’est pas de la composition, ça, il s’y est mis après moi.

A : Tu penses que ça l’a désinhibé de te voir composer ?

nlb : Je ne sais pas… Peut-être, mais je pense que ça vient surtout de lui. C’est quelqu’un qui aime la musique profondément aussi. C’est aujourd’hui celui qui accepte le plus ce que je fais et s’y intéresse le plus

A : Qu’est-ce qui t’as attiré dans le rap et que tu ne trouvais pas dans la musique classique ?

nlb : J’ai un rapport très compliqué avec la musique classique. Mes vacances, quand j’étais petit, se résumaient à suivre mon père dans ses concerts. J’ai passé vraiment beaucoup de temps, jeune, assis, à regarder mon père jouer une musique dont, en vrai, je me foutais. En même temps c’est un bagage culturel de fou, je suis grave content, mais je n’en écoute jamais. J’ai eu une forme de rejet parce qu’on m’a trop forcé à en faire. Après, j’écoutais la musique de mes parents avant d’écouter du rap, donc j’ai écouté beaucoup de rock. Mais quand j’ai commencé à sortir de chez moi, j’ai compris que le rock et la musique classique, ça ne résonnait pas comme le monde dans lequel je vivais. Tous les parents de mes potes taffaient à l’usine, j’étais dans un endroit de prolos, j’étais de loin celui qui avait le plus de culture légitime. Ma mère avait une bibliothèque remplie à rabord de littérature française, j’ai eu cette chance, mais mes potes n’avaient pas ça. Mon grand pote de l’école primaire était fan de Seth Gueko, un autre de LIM, donc naturellement en traînant avec eux j’ai compris que le rap résonnait mieux dans ce monde que le rock. Et le classique encore moins, c’est vraiment de la musique de bourgeois. Les pauvres au XVIIIe n’écoutaient pas de musique baroque, ils étaient dans la taverne et écoutaient des trucs simples. La musique classique qu’on connaît maintenant, les Mozart et tout ça, c’était des compositeurs qui étaient gardés enfermés chez des nobles, ça leur faisait des commandes… Franchement, cette musique ne me touchait pas. C’était une musique de pouvoir. Non seulement ça décrit un monde qui date de 300 ans, mais en plus c’est un monde qui n’est pas le mien. Dans mon monde, c’était compliqué de ne pas écouter de rap. Puis, je suis de la génération 1999. Dans les années 2000 à la télé il y a Eminem, il y a Jay Z, tu ne peux pas passer à côté.

A : Dans un son, tu parles de Chief Keef et Kaaris, est-ce que c’est tes premières claques rap  ?

nlb : Mes premières claques trap. J’ai commencé en étant un petit con de puriste, vu que je me suis mis à écouter du rap tard par rapport à certaines personnes, 11-12 piges. Il y a plein de gens dont le rap est vraiment la culture de base, qui n’ont écouté que ça dès leur naissance, qui avaient des parents qui écoutent NTM et tout ça. Mes parents n’écoutaient pas de rap, c’est moi qui leur ai fait comprendre que c’était une musique qui valait le coup. Je me suis tapé Temps Mort de Booba, les albums de IAM, de NTM, je me suis tapé MC Solaar parce que c’était le seul que mon père considérait comme un bon rappeur, j’ai beaucoup écouté Nakk Mendosa. La première claque rap que j’ai prise, c’était sur un lecteur mp3 que mon père m’avait offert. J’écoutais la radio et j’enregistrais les sons qui passaient. Un jour, « Boule de Cristal » de Sinik passe ! Voilà, j’étais en mode « le rap boom bap et les gens qui disent les termes » [rire] et pendant un moment quand mes potes écoutaient de la trap je leur disais “ça pue votre truc”. Puis un jour, j’ai écouté Or Noir de Kaaris et je me suis pris le truc dans la gueule.

« J’ai commencé à faire des trucs qu’objectivement je n’aurais pas dû être amené à faire dans ma vie. »

A : Tu parles de cet environnement, de ton capital culturel, et en même temps dans tes sons tu parles beaucoup de situations de précarité graves, de ne pas savoir où manger, où dormir. Est-ce que tu veux en parler, et est-ce que ça a confirmé ton choix d’aller vers le rap ?

nlb : Les quatre premières années de ma vie, mon père était à l’orchestre national de Paris, ma mère aussi je crois. On habitait à Paris, c’était basiquement une vie de classe moyenne aisée. Je ne suis pas né dans la pauvreté, et je n’ai pas évolué dans la pauvreté avant un moment très précis de ma vie. Quand j’étais en cinquième ou en quatrième, ma mère travaillait à l’orchestre national de Lille. Elle a eu des problèmes avec des gens qui travaillent là-bas, donc elle a perdu son travail. Elle a dû faire des tafs bien moins payés, et qui en plus de ça la rendaient foncièrement malheureuse. Elle a travaillé dans un magasin de vaisselle, puis dans un centre d’accueil pour réfugiés, et entre temps elle donnait des cours de violon au black, à des élèves qui n’étaient absolument pas passionnés, pas talentueux. Elle qui est très élitiste de la musique, ça l’énervait énormément. Je la voyais avec ses élèves qui en avaient rien à foutre du violon, elle détestait sa vie. À ce moment-là, naturellement, le niveau de vie a baissé chez moi. J’ai fini par me faire virer du collège privé quand les factures ont commencé à s’accumuler, donc je suis allé dans le public. J’ai senti le niveau de vie baisser, j’ai senti le regard des gens changer. Et comme j’avais eu une scolarité dans le privé avec des gens vachement plus aisés que moi, j’avais clairement de la jalousie. J’avais le seum. Donc j’ai commencé à faire des trucs qu’objectivement je n’aurais pas dû être amené à faire dans ma vie. J’ai commencé à traîner dans des coins qui n’étaient pas les miens pour bosser sur des terrains de beuh, des trucs comme ça. J’ai commencé à vendre de la beuh, à devoir de l’argent, à avoir des problèmes avec des mecs de Roubaix… Au lycée ça a été très perturbateur, puis quand j’ai eu 17 ans ma mère a dit “stop, je ne peux plus m’occuper de toi.” Je fuguais tout le temps, je disparaissais une semaine, je dormais un peu partout… Du coup elle m’a dit “tu bouges, tu vas habiter chez ton père.” Je n’ai pas habité chez mon père parce qu’il m’a mis en internat à Lyon. Là ça a été le moment où je me suis dit “ok, mes deux parents vont plus s’occuper de moi”. Les CPE et les surveillants, j’en avais rien à foutre, donc j’ai fait ma merde pareil dans ce lycée là. J’ai été exclu de ce truc parce que les keufs sont venus perquise ma chambre, que des trucs de con. Je n’ai pas eu mon bac. En sortant du lycée, j’ai essayé de retourner chez mon père qui m’a fait comprendre qu’il n’y avait pas moyen. C’est là que j’ai vécu le plus de précarité de ma vie, après ma majorité. C’est des moments où j’ai vécu à la rue, ou dans des foyers d’hébergement entre deux crackheads, dans des apparts horribles que je pouvais à peine me payer. Je sais ce que c’est de vivre à découvert tous les mois, jusqu’au jour où tu ne peux plus payer ton loyer dès le début du mois, et j’ai fait les bêtises qui vont avec. Je me suis intégré dans des milieux qui n’étaient pas les miens, et on m’a accepté parce que, quand même, je sais faire les choses. Il y a eu une grosse partie de précarité dans ma vie, mais qui je pense a été accentuée par le fait qu’au début, avec ma famille, elle n’était pas du tout précaire.

A : Le rap occupe quelle place pour toi à ce moment-là ?

nlb : C’est toute ma vie en vrai. À partir du moment où j’ai commencé à en faire, c’était le seul truc important pour moi. Je bassinais mes parents avec ça, et ils me disaient “mais qu’est-ce que tu me racontes, tu ne vas pas faire ta vie avec le rap, ça n’existe pas !” Mais à partir du moment où j’ai enregistré mon premier morceau à 15 ans c’était tout ce que je voulais faire. J’écrivais tout le temps, je cherchais des prods tout le temps. Les périodes où j’ai arrêté de rapper, ça me faisait vraiment mal. Je me disais “putain, tu ne rappes plus”, alors que c’était la personne que j’étais. C’est là que j’ai commencé à faire des prods, parce que ça me rendait fou de ne pas créer. Quand j’ai commencé, je m’en foutais d’avoir un beatmaker avec moi, je prenais des type beats et c’était très bien. C’est après, d’être vraiment lâché dans la nature seul qui a fait que j’étais tout le temps hébergé chez des potes. Et comme j’étais musicien, je traînais avec des musiciens, du coup je rappais, je prodais avec eux. Après le confinement, ça a été la période où j’ai le moins créé dans ma vie. J’ai été en couple avec une meuf qui était une giga-créatrice. Je me disais : “putain elle créé, moi non, j’suis un bouffon”. Je m’y suis remis pour ça. Mais comme je n’arrivais plus à écrire de textes, je me suis dis : “quitte à écrire des trucs nuls, écris pas”, et j’ai recommencé à faire du son. Elle kiffait la pop donc j’ai fait pas mal de trucs pop, en même temps j’étais encore un kiffeur de rap donc j’ai fait vlà les prods trap, j’ai fait vlà les prods rage. En vrai, j’ai commencé en faisant des prods rage, je kiffais en faire. Enfin, il y a eu ce moment où j’ai eu à nouveau envie de rapper. J’ai acheté un micro, et j’ai découvert une nouvelle scène de rap : les Serane, les 8Ruki, les Rowjay… Et d’entendre des interviews d’eux où ils disaient qu’ils posaient phrase par phrase, ça m’a fait me rendre compte que tu pouvais être francophone et faire ça. Pour moi c’était un truc d’Américains. Je savais qu’A$ap Rocky le faisait, que Tyler the Creator le faisait, mais pour moi c’était adapté aux langues anglo-saxonnes, pas au français. En les entendant, je me suis dit : “t’arrives plus à écrire alors essaie comme ça.” Au début, c’était pas ouf, je faisais ça sur des ersatz de styles pas très maîtrisés, des sons plug, des sons un peu soft rock, puis je suis vite revenu vers des trucs qui me faisaient kiffer quand j’étais petit, donc des trucs où ça rappe. Je me suis fait un peu connaître dans la scène Detroit française, puis j’ai fini par carrément revenir vers ce que je faisais quand j’étais petit. Je kick, j’essaie d’avoir un bon texte, mais je n’écris plus en amont. Je me mets derrière le micro, une phrase me passe par la tête, je la dis, puis je réfléchis à ce que je peux dire après. Je n’écris jamais plus de quatre mesures. Parfois j’entends une prod de fou et j’ai un flow qui me vient en tête, une phase, et je suis en mode “ok ça c’est trop bien, je ne vais pas enregistrer aujourd’hui mais faut que je le garde”, j’écris quatre phrases, et je sais que j’ai pas besoin de plus, je vais partir seul et ça va bien se passer.

A : Dans l’intro de The Birdie Tale tu dis “j’fais pas du shit talk, c’est que des faits.” ça décrit bien ta manière de rapper : la nonchalance et la forme ressemblent à du shit talk, mais on sent que t’es capable de justifier chaque chose que t’affirmes.

nlb : Ça c’est sûr. Il n’y a aucun embellissement dans ma musique, pas de mensonge, pas d’invention. C’est pour ça que j’ai toujours rejeté le terme “shit talk”, même si respect à tous mes français qui en font, ils ont du courage. Quand je vois encore des gens faire des posts sur moi sur Twitter en mode “le rappeur lillois qui nous fait de la Detroit, du scam rap et du shit talk” je me dis : vous n’avez pas écouté la musique.

A : Il y a quand même un point commun avec un shit talker comme Rio Da Yung OG, c’est le rapport à l’écriture dont tu parlais tout à l’heure. Quand t’écoutes du Rio, t’as l’impression que le micro est ouvert dans la pièce, qu’il parle seulement, et que ça donne des morceaux. Tu ne l’imagines pas sur son téléphone en train de lire des lyrics.

nlb : Il y a très peu d’Américains qui font ça. On n’a pas du tout le même rapport au texte qu’en France. Après, les A$ap Rocky, les Tyler, ils écrivaient, mais derrière le micro c’est pas : “j’arrive et je kick mon 16 du début à la fin one shot.” En France, on a vachement ce côté là où si t’es pas capable de faire ça, tu n’es pas un vrai rappeur. D’un côté je suis d’accord, mais d’un autre côté c’est trop long. Je l’ai fait, tu fais 15 prises, 16 prises, peut-être 30. Le pourcentage de chance pour que chaque phase soit exactement comme tu veux est trop faible, moi j’ai la flemme. Je préfère faire du phrase par phrase direct. Ça me laisse plus de maîtrise sur le placement, si je dois recommencer je recommence une phrase et pas tout le truc. Et bien sûr ça ouvre des possibilités nouvelles. Ça permet de couper des flows plus facilement, d’avoir une meilleure idée d’où va le son. C’est plus spontané. J’aime bien que ma musique ne soit pas une musique de studio hyper réfléchie. La musique que j’écoute est très spontanée, je n’écoute pas Travis et des trucs comme ça. Il y avait une grosse guerre entre mes amis et moi à l’époque d’Astro World que je trouvais grave surcôté parce que je considère que c’est vlà de la musique d’ingé, et que si tu veux dire bravo à Travis faut aller chercher le nom des quarante gars qui ont bossé sur l’album aussi. Pour le coup, pour mon projet, il n’y a pas ça. Après je ne suis pas Travis, mais ça reste important que la majorité de ma musique, ce soit moi. Je n’ai pas besoin d’être avec quarante mecs en studio pour que ce soit bien, et si un jour ma musique a une plus grande résonance, j’espère que je serai toujours capable de me poser solo dans mon salon et faire du début à la fin la prod, le texte, et que ce soit bien sans avoir besoin de quatre mille ingés. Pour moi ça c’est un peu la mort de l’individualité dans la musique.

A : Ça rejoint ce côté spontané dont tu parlais.

nlb : Carrément, c’est ce côté où ça crache, c’est des gens qui font pas de musique de base, t’es dans ta chambre tu peux enregistrer un album même si t’as jamais pris de cours de solfège. Pour moi c’est l’égalitarisme musical. C’est comme l’Auto-Tune. L’Auto-Tune c’est une super belle invention, parce que ça permet à des gens qui n’ont jamais pris de cours de chant dans leur vie, qui n’ont pas cette éducation, de donner vie aux belles mélodies qu’ils ont en tête. Ça met fin à une forme d’élitisme qu’il peut y avoir dans la musique. Parce que pour apprendre à chanter, ça coûte cher ! Tout le monde n’a pas le temps de prendre des cours de chant, ou de penser à mettre ses enfants dans des cours de chants. Sans Auto-Tune, PNL n’auraient pas fait la musique qu’ils ont fait.

A: Sans ingé son non plus… [rires]

nlb : Ouais, et encore il y a vachement moins de gens derrière que sur des trucs comme Travis.

A : Sur ces histoires de spontanéité, j’en parlais avec un rappeur marseillais, qui me disait qu’il enregistrait aussi phrase par phrase pour pouvoir mieux contrôler l’effet de la punchline, mais que le souci, c’était pour les concerts.

nlb : Ah oui, c’est un travail supplémentaire. En effet, vu qu’au moment où j’ai terminé d’enregistrer le son, le texte je ne le connais pas et je ne sais pas le rapper, ça veut dire qu’après, je dois m’entraîner dessus, l’écrire, et faire un choix parce qu’il y a des sons qui sont très bons mais que je ne peux pas rapper correctement. C’est de la recherche, c’est de l’erreur, mais le retour que j’ai globalement c’est que sur scène c’est quand même bien ce que je fais. Mais c’est sûr que j’avais peur de ça, qu’il y a plein de moments où je dois manger des phrases, où je dois oublier des mots. Il y a des couplets que je rappe en enlevant les onomatopées, parce que c’est ce qui fait que je peux le rapper en entier. Et du coup, le couplet sonne complètement différemment. Le deuxième couplet de “Dans la marge”, je ponctue absolument chaque phrase avec “bitch”, il n’est rappable que si j’enlève les “bitch”. Du coup j’ai appris à rapper le texte comme ça.

A : Sinon t’as pas le souffle…

nlb : C’est même pas que j’ai pas le souffle, c’est que ça s’emboîte, faudrait que je trouve le moyen de dire deux mots en même temps… [rires]

A : Ou un backeur.

nlb : Ouais, ou un backeur qui connaît le truc. Mais moi j’ai envie de rapper mes textes ! Quand je vois des gens sur Twitter qui disent : “ouais, les rappeurs qui ne savent pas rapper leurs textes vous êtes pas des vrais rappeurs”, je me dis “ouais ils ont un peu raison en vrai, ça fait chier…”. Il y en a que je peux rapper, mais pas tous. Demain si je dois faire un Grünt, je sais quels textes je vais sortir, et ceux que je ne vais pas sortir. Je n’ai plus cette espèce de bibliothèque de 16 mesures que j’avais dans la tête quand j’avais 16 piges. Je pouvais freestyler trente minutes sur un truc, j’avais tous mes 16 dans ma tête et de toute façon je les écrivais tous pour pouvoir les rapper. Maintenant je m’en fous, si je dois manger trois mots je vais les faire et tant pis… C’est vachement plus important pour moi le morceau que la performance freestyle que je pourrais faire derrière. C’est cool de pouvoir faire des freestyles, c’est quand même mieux de faire de la bonne musique. Si faire de la bonne musique implique que les textes soient plus durs à rapper, c’est tout, ils seront plus durs à rapper, c’est pas grave.

« L’Auto-Tune c’est une super belle invention, parce que ça permet à des gens qui n’ont jamais pris de cours de chant dans leur vie de donner vie aux belles mélodies qu’ils ont en tête.  »

A : Quel est ton rapport à SoundCloud ? Il n’a pas été trop écrémé, on trouve encore beaucoup d’anciens sons sur ton profil.

nlb : Non, je ne veux rien supprimer. Je kiffe le fait de me dire que les gens peuvent trouver des sons anciens. Si tu recules suffisamment, tu peux même trouver des sons très spéciaux que j’ai faits avec un pote à moi avant le Covid, tu peux trouver des morceaux house, je ne vais jamais les enlever, c’est ma musique…

A : Il y a même une sorte de morceau shoegaze/rock…

nlb : Ouais, “25$ l’entrée t’es fou ou quoi ?! je reste devant je tise.” [rires] C’est hyper réel, j’étais à une soirée, c’était 25 euros, j’ai dit t’es fou je reste devant je termine la bouteille de vin. Ce son je l’ai réécouté il y a 2-3 jours et je me disais que j’allais le rééditer, parce que le mix n’est pas très bien, le son pourrait être mieux. Justement, ça me permet de revenir sur des trucs à l’ancienne, de récupérer des idées. Ce n’est pas parce que ça n’a pas marché à l’ancienne parce que je n’avais pas eu la chance d’avoir l’exposition que j’ai eue sur Twitter, que ça ne marcherait pas si je la ressortais maintenant. Maintenant, je suis dans une position où les gens vont écouter ce que je vais sortir, et c’est grave cool. C’est important pour moi de ne pas supprimer les traces.

A : Dans “Rx Birdie” tu dis “J’ai déjà vu le train passer, y’a pas moyen que je loupe le coche.” Est-ce que tu as cette impression d’un retard à combler, et est-ce que c’est ce qui fait que tu t’es intéressé très vite aux tendances récentes ? Ou est-ce que tu évoques plutôt une forme de revanche ?

nlb : J’aime bien écouter les trucs un peu moins connus, j’aime bien écouter la musique avant qu’elle passe dans la grande machine. Ensuite, des trains, j’en ai vu passer plein. Lille c’est une petite ville, tous les gens qui en sont sortis et qui ont réussi ces dernières années, je les connais. 22 piges, j’étais en hess, en dépression, j’avais pas de tals, j’étais à l’hôpital psychiatrique et je voyais des mecs avec qui j’ai commencé à rapper qui signaient, qui faisaient des cent mille vues, des trucs comme ça. Je suis un humain et je ressens de la jalousie comme tout le monde. Donc ouais, j’en ai vu plein des trains passer sous mon nez. J’ai commencé à rapper avec mes meilleurs potes de l’ORL crew au début quand j’avais 15 piges, eux ils ont vu le train passer, ça n’a pas fonctionné pour eux comme ça aurait dû, voilà. J’ai 25 piges, on a commencé à entendre parler de ma musique à 23 ans. Je n’ai pas la même place que des petits qui commencent à rapper à 15 piges, à 17 ils commencent à percer et à 18 ils ont leurs premiers rendez-vous avec des maisons de disques. J’ai conscience que dans 5-10 ans je ne serai plus un produit aussi marketable.

A : Tu penses que la jeunesse est encore un élément important pour marketer le rap ?

nlb : Suffit de regarder Twitter. On en voit des tweets de fans de rap : « bla bla t’as 30 ans tu fais ça…, t’as 25 ans t’es sous perfusion de manager tu fais ça, donne de la force aux petits bla bla. » Moi j’ai envie de leur dire « baisez vos mères, on rappe mieux que vous, on rappe depuis plus longtemps que vous, on a eu des vies compliquées qui ont fait qu’on n’a pas pris le truc au sérieux et qu’on commence tard, mais maintenant on est là. » J’ai vu plein de potes réussir, boum, d’un coup, et j’en vois encore. Naturellement, ça te fait te poser des questions : pourquoi ça arrive à mes potes et pas à moi ? Alors qu’on a commencé ensemble, que parfois ils se sont inspirés de moi, que je me suis inspiré d’eux… Quand en plus ta vie elle pue… Le truc c’est que moi je ne réussissais même pas ma vie, donc forcément après je sortais mon tél et je voyais des mecs avec qui j’étais pote avant qui ne me calculaient plus…Faut être le Dalaï Lama pour pas avoir le seum. [rire] C’est des sentiments sur lesquels il faut travailler aussi, parce que la jalousie ce n’est pas un bon moteur.


A : Vu la réception de The Birdie Tale II, ça devrait aller maintenant…

nlb : J’ai eu un gros succès d’estime. Le succès commercial est pas fou malade, il y a plein de gens qui font plus de chiffres que moi, mais le succès d’estime est réel. Il y a plein de gens à qui je donne beaucoup de crédit qui sont venus me dm. Que des gens qu’on kiffe nous valident, nous invitent chez eux, sans avoir besoin de rien leur dire, pour moi c’est limite mieux que de faire plus de chiffres.

Zaïko [son manager et ami, NDLR] : En termes de retours positifs on a vraiment senti un seuil. Et même s’il est modeste, en termes de nombre d’auditeurs c’est bon aussi.

nlb : Oui on a fait trois fois le démarrage du projet précédent. Grove Street Baby avait fait 5000 écoutes première journée, là 15 000, le projet était à 100 000 écoutes en moins d’un mois. Quand je dis que ce n’est pas un succès commercial de fou, c’est que tant que ça ne me permettra pas de me dégager un smic chaque mois, je considérerai que ce n’est pas un succès. C’est important que je gagne ma vie avec : c’est ma passion, je veux que ce soit mon métier.

« On peut dire qu’on n’aime pas le fait qu’on fasse les mecs de Memphis ou de Detroit, mais t’as plus le droit de dire que Lille est une mauvaise ville de rap.  »

A : Sur The Birdie Tale II, il y a un truc beaucoup plus personnel. On a l’impression d’avoir affaire à ton style à toi, et moins à quelqu’un qui s’insère dans une tendance.

nlb : C’est ce que j’ai essayé de faire. C’était important pour moi de me démarquer de la nouvelle vague Detroit/West Coast française pour ne pas être enfermé là-dedans. Même à l’époque où on m’écoutait juste pour la Detroit, je faisais toujours des sons différents, mais je ne les sortais pas parce que je me disais que ce n’était pas ce que les gens voulaient. Pour Grove Street Baby c’était l’été, je faisais plein de sons West Coast, mais c’est vachement moins représentatif de ma palette musicale que The Birdie Tale II. Pour ce dernier projet, j’ai vraiment mis les derniers sons que j’avais faits sur les derniers mois sans trop réfléchir.

A : The Birdie Tale I était très varié. Déjà, sur Grove Street Baby on sent une direction plus affirmée avec le côté GTA San Andreas et le style West Coast. Est-ce qu’à partir de ce projet tu sens que le processus de conception change ?

nlb : Quand j’enregistre des sons je ne le fais jamais en pensant à un projet. Pour Birdie Tale II, j’étais en voiture avec mon graphiste, je lui dis que j’aimerais l’appeler Resevoir dawg’z, je suis rentré et j’ai commencé à faire un tri des sons que j’avais et que je voulais bien mettre dedans. Même pour Grove Street Baby je me suis rendu compte que j’avais pas mal de titres West Coast, donc j’ai fait le son « San Andreas. »

A: C’est sur celui-là qu’il y a NDO Runway. Vous l’avez fait en pensant au thème en amont ?

nlb: Runway et moi on est dans les mêmes délires à ce niveau-là. Je voulais qu’on fasse un son ensemble parce qu’on était déjà bien connectés, c’est un bon de fou et on s’entend super bien. Donc je voulais qu’on fasse un son limite cliché sur nos influences : le theme song de San Andreas avec une méga basse dessus… c’est limite marrant. Mais ça reste hyper spontané, là je ne sais pas ce qu’est la suite. Il y a un truc prévu avec Milkshakevf [beatmaker qui a notamment travaillé avec ThaHomey et 8Ruki, ndlr] mais pour mes projets solos à moi j’en sais rien. Ça pourrait être un truc complètement différent, ou The Birdie Tale III. Je fais du son, faire de la musique c’est mon mode de vie, j’essaie d’en faire un peu tous les jours. Le format projet me convient bien. Je fonctionne mieux comme ça qu’en sortant des sons solos. Je suis content de ça, je trouve ça cool de pouvoir présenter beaucoup de musique, d’avoir plein de retours. J’ai de la chance, en général quand je sors un projet il n’y a pas de son qui stand out. Le son le plus écouté est le premier, ensuite ils ont tous le même taux d’écoute. À part « Rx Birdie » qu’on a hypé comme il fallait, en plus en plein dans le moment où le Twitter français était à fond sur Rx Papi, c’était marrant.

A : Sur ce son il y a une prod qui rappelle Top$ide, est-ce que tu as prévu de faire d’autres sons dans ce style ?

nlb : Sur le projet il y a « WTSM » qui est un peu dans ce délire, la snare un peu décalée, très aiguë qui casse bien l’oreille, avec peu d’éléments derrière, un synthé, tu claques un accord et tu laisses tourner. Mais en ce moment je prends énormément de plaisir à faire les trucs de base qui me font kiffer dans le rap : sample, boom bap et je kick dessus. C’est là que je réfléchis le moins, alors que sur des sons traps je passe beaucoup de temps à overthink en me demandant si je n’ai pas trop de texte, si ça ne manque pas de bounce, etc. Sur de la Detroit ou du boom bap, sur des bpm 100 où j’ai la place de dire ce que je veux, je peux enregistrer des sons de quatre minutes, c’est ma zone de confort.

A : Tu parlais de vos références en commun avec NDO Runway, tu pensais à quoi ?

nlb : Musicalement, bien sûr, avec la West Coast, puis le cinéma. Pas trop le côté film d’horreur par contre, contrairement à lui.

A : En parlant de cinéma, tu fais plusieurs références à Tarantino : Reservoir Dogs, mais aussi la BO de Kill Bill dans « Mode de vie ».

nlb : Je ne suis pas un grand cinéphile. Je dirais même que je ne suis pas un grand musicophile. Je n’ai pas une culture de fou. J’ai tendance à écouter ce que j’aime, je dig un peu, mais pas beaucoup. C’est pareil pour le ciné. J’ai une culture basique, je kiffe Tarantino, Pulp Fiction, je ne suis pas dans les trucs très deep. Mais c’est quand même important pour moi, parce que c’est des trucs que mon papa m’a fait voir quand j’étais petit. Les American Gangster, Glory… ça occupe ma musique pas mal.

A : Quand je disais que j’ai l’impression que, derrière l’apparence shit talk de ton flow, tu pourrais justifier tout ce que tu dis, je pensais au fait que tu racontes des trucs qui te sont vraiment arrivés, mais aussi au côté politique.

nlb : Je suis politisé en vrai. Déjà, parce que je viens d’une famille qui n’est pas du tout uniformisée politiquement. Donc c’est nécessaire : j’ai commencé à ne pas être d’accord avec certaines personnes de ma famille et dans ce cas, il faut être capable d’expliquer pourquoi tu n’es pas d’accord avec des gens qui ont vingt ans de plus que toi. J’ai dû me politiser jeune, d’abord autour des questions de lutte des classes. Ce n’est que récemment que j’ai commencé à m’intéresser à l’intersectionnalité, au mouvement des luttes LGBT, féministes… J’ai lu le Manifeste du parti communiste de Marx très jeune. Je me suis considéré comme marxiste pendant très longtemps.

A : Oui, ça se voit, « hustler capitaliste mais je serai toujours du côté des prolétaires »

nlb : C’est très important que la lutte des classes reste dans ma musique : les riches sont au-dessus de nous, ils nous baisent, c’est eux l’ennemi. C’est la base. C’est pour ça que je suis hyper énervé par cette nouvelle tendance dans le rap, où ça fait des sons « engagés » où en fait ça tire juste sur les gays… Mais les gars, est-ce que vous pensez vraiment que vous vous mettez en danger en faisant ça ? Il y a des milliardaires qui nous oppressent, nous exploitent, font de l’évasion fiscale de malade mental, et le problème c’est les gays ? Les mecs sont complètement débiles. Être signé chez Bolloré ça leur a détruit le crâne. Bon ça le mettez pas. [rire] Enfin si mettez-le, j’en ai rien à foutre. En plus, j’appartiens à cette génération où on s’est détachés de ça : quand j’étais jeune je disais « ouais Kery nous fait chier, laisse-moi écouter Cheu-b frère, m’embête pas… » Avec du recul, je me suis dit… avec ça, toute une génération de rap a laissé l’engagement de côté. Du coup, on se retrouve avec des auditeurs qui n’ont pas de boussole. Les gars ont des idées à droite voire complètement à l’extrême-droite, et ils écoutent du rap, ils ne comprennent même pas en quoi la musique qu’ils écoutent n’est juste pas pour eux. On ne peut pas leur en vouloir, c’est nous qui n’avons pas fait le taf. C’est moi, dans mes premières années de rap, qui, par exemple, décide de complètement mettre de côté l’aspect conscient, pour juste flex et faire de la trap, raconter que je vends, et voilà. Puis j’ai eu une prise de conscience : faut qu’on ouvre nos gueules, surtout quand on a de la matière pour le faire – et je suis considère que j’en ai. Et faut ouvrir sa gueule un peu plus qu’en disant “ouais, fuck l’extrême-droite ». Faut être capable de citer des blases, capable de dire que Bernard Arnault est un immense fils de pute. Les rappeurs ont plus de facilité à dire « ouais les trans arrivent dans les écoles pour dire à nos enfants de changer de sexe », alors que ça n’existe pas, qu’à l’ouvrir sur des trucs bien réels comme les milliardaires qui nous oppressent… Voire même, ils auront plutôt tendance à dire que c’est normal, en mode t’es milliardaire, tu l’as mérité parce que t’as travaillé. Enfin bref, ils sont perdus. Après, je ne suis pas pour qu’on fasse que des sons conscients, à la Kery James des années 2010 tout ça, mais juste : essayer de garder un discours politique. Mon gars, si ton but c’est de voter Emmanuel Macron ou Marine Le Pen, tu n’es pas à ta place. Quand on voit des gens dans les commentaires TikTok « oui moi je kiffe Bardella et j’écoute Houdi et Luther”… Luther et Houdi, ça doit les faire chier de fou ! Je me dis que j’en ai sûrement dans ma communauté, des gens comme ça, qui écoutent ce que je fais mais qui au fond ne sont pas d’accord avec moi…

A: Mais tu vas rapper « ma génération va devoir se coltiner Bardella » et la phase d’après sur Jean-Marie Le Pen… Un jeune fan de Bardella, comme il y en a dans le public de Luther et Houdi, il se mange un stop quand même.

nlb : J’espère. Je ne les ai pas rencontrés, mais j’espère qu’il y en a qui entendent ça et se disent, ok, ce n’est pas de la musique pour moi. Parce qu’en effet, je fais de la musique de gauche. ça c’est clair et net. Même si je veux devenir riche ! Être de gauche, ce n’est pas vouloir rester dans sa merde. On sait très bien qu’on ne va pas réussir tout de suite à mettre en place une société communiste. Donc le jour où je serai millionnaire je paierai mes impôts. [rires]

« Il faut qu’on garde à tout prix le droit de dire dans des morceaux, sur des putains de fichier mp3, qu’on n’aime pas la police. »

A : Tu fais référence à la scène rap de Flint, par exemple quand tu parles de Fives, Michigan. À Lille, on sent l’influence de plusieurs scènes locales américaines : Detroit, la West Coast, et peut-être plus encore Memphis avec des 2c, Tali, Gapman, Dafliky etc. Comment t’expliques que ces influences assez spécifiques aient particulièrement touché une ville comme Lille ?

nlb : Je ne peux que faire des hypothèses, mais Detroit est une des villes les plus pauvres des USA, et l’agglomération de Lille une des plus pauvres en France. Roubaix par exemple, c’est une ville marquée par une grosse précarité. Donc je pense que c’est normal que dans le nord, les mouvements les plus populaires de cette espèce de nouvelle vague US qui arrive ici, ce soit les trucs les plus orientés pain music. [pour en savoir plus : https://www.lavoixdunord.fr/1345923/art … eur-ville, ndlr] Parce que la Detroit, c’est de la pain music. Même si ce n’est pas la pain music de Lil Baby, c’est de la pain music. Quand j’écoute « Last Day Out » de rio da yung og, je ressens une lourdeur dans le son… le mec fait un morceau entier pour raconter qu’il va devoir se turn down lui-même à la police, qu’il va faire de la prison, alors qu’il est au sommet à ce moment-là… C’est là où tu te dis non, ce n’est pas que du shit talk, c’est de la pain music, c’est de la musique de mecs qu’habitent dans des endroits ghetto, qu’ont des vies ghetto sa mère donc qui sont juste obligés d’en parler. Dans le nord, tout le monde est pauvre. Les Noirs sont pauvres, les Arabes sont pauvres, les Polonais sont pauvres, on est tous pauvres. Il y a quelques riches dans des quartiers de Roubaix, quelques riches dans des quartiers de Lille, mais… Donc ça ne m’étonne pas que les sons sortis soient un peu durs. 2c et Tali, ce ne sont pas des gars qui ont nécessairement eu une vie facile. Moi non plus, je n’ai pas eu nécessairement une vie facile. Dans le nord, on a ce côté doomed. On se sent maudits.

Zaïko : Pour ajouter quelque chose, parce qu’on s’est aussi posés la question avec mes collègues, il y a aussi le fait que Lille est une ville très cosmopolite. Tu as notamment une génération d’étudiants étrangers, surtout africains, très portés sur les États-Unis, qui sont venus et font de la musique à Lille. Ils ont ramené une musique un peu plus actuelle. Du coup, toute la ville s’est un peu américanisée.

nld : Le fait qu’on soit une ville un peu dure, peut-être, ça joue dans le fait qu’on se tourne moins vers de la musique de fête. Quand tu vois ce qui marche le plus à Roubaix bon, ZKR, c’est pas de la musique de fête. ZKR c’est beaucoup de « 6 minutes poum poum tchak et je te dis à quel point ma vie elle pue. » Parce qu’en vrai, c’est grave bien, mais c’est dur.

A : C’est marrant parce qu’on disait un peu la même chose sur Marseille, et pourtant, une partie de la scène s’est tournée vers de la musique de fête, justement parce que, “marre de pleurer quoi”.

nld : Oui, c’est deux facettes contradictoires, mais de la même pièce. Et puis aussi à Marseille il y a plus de soleil… à Lille c’est six mois par an sous la pluie, trois mois sous ciel gris, et un mois de soleil si on a de la chance. Le temps ça influe sur les humains.

A : Toujours sur la scène lilloise, en fin d’année dernière, tu signes le premier son de la compilation Qultur Lilloise. Est-ce que tu peux en parler ?

nld : C’est L’Apache et un pote à lui, qui font le tour de la France pour essayer de faire une compilation dans tous les endroits. J’étais content de voir qu’il y avait quand même pas mal de monde sur le projet, parce que le rap dans le nord ça a été très… Vu d’un œil un peu moqueur pendant longtemps. Je me rappelle, 2016/2017 sur Twitter, ça disait « quelle est la pire ville de rap en France ? », les gens répondaient Lille, ça faisait mal. [rires] Maintenant on ne peut plus dire ça ! On peut dire qu’on n’aime pas le fait qu’on fasse les mecs de Memphis ou de Detroit, mais t’as plus le droit de dire qu’on est une mauvaise ville de rap. On est sur le point de devenir la troisième scène de rap en France. Je considère qu’on est devant Lyon, déjà.

A : Ce qui revient aussi souvent, c’est ton rapport à la police. D’ailleurs, j’aime bien, tu dis qu’ils te « capturent » comme les Pokémons [rire], pourquoi ?

nld : Ben parce qu’ils te capturent ! Ils t’attrapent, te mettent dans la voiture, ensuite t’es dans une cellule tu ne peux plus bouger – je ne dis pas qu’on le mérite pas, mais c’est ce que j’appelle être capturé. C’est le mot. « Arrestation » c’est un autre terme, non, en vrai ce qu’ils te font c’est qu’ils te capturent.

A : Pour la petite anecdote, à ton premier concert à Paris, tu es arrivé en retard à cause de la police…

nld : Oui on s’est fait stoppés au péage, on a perdu le permis. Mais pour le coup c’est juste la loi, ce n’est pas du tout les pires anecdotes que j’ai avec la police. Bon, ils ont fait les cowboy, ils étaient pas très sympas parce que ça,  ils ne peuvent pas s’en empêcher, mais j’ai vécu bien pire. Et même, mon rapport conflictuel avec la police vient surtout de la manière dont ils traitaient mes potes. J’ai vécu de la violence policière, en vrai, je me suis retrouvé avec des flics qui m’insultaient dans mon oreille alors qu’ils me plaquaient au sol devant des gens, ça m’a tiré la capuche sur la tête dans la voiture pour aller en gàv alors qu’il n’y avait aucune raison de le faire, mais le pire truc, c’est ce que mes potes ont subi. La majorité de ma haine de la police vient de leur violence, du racisme, de Nahel, du flic qui met une balle dans la tête à sa collègue et qui ne mange même pas de prison… Si tu as vécu dans des endroits où il y a beaucoup de police, tu es obligé de te rendre compte que ces mecs agissent mal. On est censés se sentir protégés par eux, mais tu ne ressens jamais ça. Quand je sors de chez moi et que je vois les keufs posés devant le métro, j’ai juste peur. On pourra me sortir tous les arguments du monde, la peur c’est un sentiment, si je la ressens, c’est que ça vient de quelque part. Et si moi je la ressens avec le prénom et la tête que j’ai, alors j’imagine pas mes potes originaires d’Afrique, ou fils d’immigrés.

A : Par rapport à la discussion qu’on avait tout à l’heure, si les rappeurs ne prennent aucun risque en parlant de certains sujets, là où il y en a, c’est quand ils parlent de la police.

nlb : Ah ben bien sûr, on sait comment la justice fonctionne, on sait que si t’es un rappeur… Moi en vrai j’ai de la chance, la dernière fois que je me suis retrouvé face à un procureur, ils ne savaient pas que j’étais rappeur. Mon avocate a pu leur dire « oui, il fait de la musique, il va mieux dans sa vie… » S’ils avaient écouté la musique, je ne pense pas qu’ils s’en seraient servi pour alléger la peine. [rire]

A : Young Thug par exemple, son rap, ses paroles, ont plutôt été utilisées contre lui. L’avocate a dit que tu faisais du rap ?

nlb : Oui, mais en France on n’a pas complètement la même législation sur ça. C’est même complètement différent que nos voisins au Royaume-Uni, où là, si plein de mecs rappent sous cagoule, ce n’est pas pour rien. Le simple fait de rapper ce qu’ils rappent est illégal, même s’ils ne le font pas derrière. En France, à n’importe quel moment, si on sort des paroles qui pourraient m’incriminer dans un contexte judiciaire, mon avocate aurait juste à se lever et invoquer le droit de création et dire que c’est de la fiction. Je n’ai pas peur de ça. J’ai juste peur du moment où les auxiliaires de justice sauront que je suis rappeur, et le jour où ils m’auront en face d’eux, ils vont se dire: « ok lui, il fait que mal parler de nous dans sa musique, on va l’allumer. » Et ça… Tu ne peux pas contrôler ça. C’est deux personnes qui décident de ta condamnation, le procureur et le juge. Si les deux n’aiment pas les rappeurs, n’aiment pas que tu parles mal de la police, de l’ordre, il n’y a rien ni personne qui va les empêcher de te mettre la peine plafond. Si tu es un rappeur et que tu te fais choper par la justice, tu peux tomber sur quelqu’un qui veut t’allumer, juste parce qu’il n’aime pas ce que tu représentes. Pour le coup, c’est un vrai combat politique à ce niveau-là. Parce que c’est lutter contre des pratiques autoritaires.

A : Alors que la 17eme chambre, celle sur la liberté d’expression, est censée être protectrice. Mais bizarrement, cette protection marche un peu moins bien pour les rappeurs… Ce que tu dis, ça me rappelle le procès du rappeur Jo le Phéno, un rappeur du 20eme qui en 2017, a été condamné pour un son qui s’appelle « Bavure », en référence aux violences policières.

nlb : Si tu te sers d’une insulte qu’un rappeur a dite dans un son pour le faire condamner, alors qu’il essaye de mener un combat tout à fait légitime dans sa musique… ça tu vois, c’est un truc autoritaire. Après force à Jo le Phéno, il a raison de faire ce qu’il fait. Mais même si la loi est censée nous protéger, il n’y a rien qui empêchera quelqu’un qui a envie de niquer ta vie de le faire, s’il en a le pouvoir. Qui va venir vérifier ? La justice est surchargée. Je me suis fait arrêter et juger un an et demi après.

A : C’est ça que tu évoques, quand tu parles d’un « jugement en novembre 2023 » dans The Birdie Tape II ?

nlb : Oui. Des gens me disent parfois que je m’auto-poucave dans les sons, mais c’est faux, la justice sait ce que j’ai fait, j’ai été jugé. On laisse des anciens nazis écrire des livres, moi je suis un ancien dealer de dope, j’ai le droit de parler de ce que j’ai vécu !J’ai été condamné à six mois de prison avec sursis pour trafic de stupéfiant, j’ai eu de la chance, je m’en suis bien sorti. Si j’étais Noir, je serais allé en prison. C’est la vérité. De toutes façons si j’étais Noir j’aurais été déferré. Je ne serais même pas sorti de gàv. Ça aussi, tu vois, on est obligé de s’en rendre compte.

A : Ça me fait penser à Drakeo the Ruler. Dans cet album enregistré en prison, Thank You For Using GTL, il y a par exemple ce son appelé “Fictional” dans lequel il se défend de dire quoi que ce soit de vrai, tout en étant régulièrement coupé par la voix pré-enregistrée de GTL, l’opérateur qui permet – tout en les extorquant – aux prisonniers californiens de passer des appels…

nlb: Quand tu vois ce que les rappeurs en Angleterre ou aux États-Unis subissent, je trouve ça d’autant plus important qu’en France on continue de parler de la police et tout, parce qu’il ne faut surtout pas que ça nous arrive. Il faut qu’on garde à tout prix le droit de dire dans des morceaux, sur des putains de fichier mp3, qu’on n’aime pas la police. Parce qu’eux dans la vraie vie, ils vont nous taper, eux ils sont vraiment violents. Ils tuent vraiment des gens. Moi je n’ai tué personne, je dis juste que je ne les aime pas. Et je pense que c’est important que des gamins qui m’écoutent entendent ce que j’ai à dire, parce que je ne dis pas juste « nique la police » juste comme ça, je ne suis pas anti-police par posture. Je réfléchis à des alternatives. Je ne crois pas à une société sans service d’ordre, parce que sinon, les faibles meurent. Le problème c’est qu’on a une police au service d’un État bourgeois, des riches, et qui ne va jamais faire subir aux personnes dominantes dans la société ce qu’ils font subir à des gens d’en bas. C’est évident, quand tu vois que des auteurs d’évasions fiscales énormes ne vont pas en prison une seule journée… L’argent que j’ai volé entre guillemets à l’État français en faisant des choses illégales ne représente même pas un centième de ce que Bernard Arnault ou Balkany volent aux gens qui cotisent tous les ans. « Les riches font de l’évasion fiscale ? Bah, c’est pas très grave, ils ont le droit… Par contre les pauvres qui vendent de la drogue, faut les tabasser et les mettre dix ans en prison. » C’est important qu’on lutte contre ça. Et encore une fois, j’ai conscience que ce que j’ai vécu, ce n’est rien par rapport au harcèlement, et aux violences vécues par les habitants racisés des quartiers de Paris, Marseille, Lille… Je reste quand même un grand privilégié de ce point de vue. J’ai vraiment vécu ces scènes, où t’es posé avec tes potes, et ils contrôlent que les racisés. Ils viennent discuter avec toi pour dire « mais ça se voit que t’es un gentil toi, pourquoi tu restes avec eux ». Alors que mes potes sont des gentils ! Ils étaient juste là, posés, il y en a un qui travaille dans un centre aéré, qu’est-ce que tu racontes, c’est moi qui ai un casier ici, eux ils se font harceler par leurs parents pour ramener des bonnes notes… ça n’a pas de sens.

A : Tu es engagé, mais assez fataliste aussi.

nlb : Oui, de toute façon je pense que le réchauffement climatique est inéluctable donc à partir de là… Je pense qu’en 2060 on n’aura plus de pétrole, et on va tous s’arracher la gueule dans la rue pour pouvoir bouffer. J’ai 25 ans, donc la retraite bon… Si le monde tient encore quarante ans, c’est déjà beau.

A : C’est aussi un autre trait de ta musique : son côté angoissé, qui ressort pas mal d’un son comme « Eau », où tu rappes, plus doucement, « je comprends pas d’où vient toute cette eau ».

nlb : C’est un son un peu à part oui. Basiquement la métaphore c’est moi qui me réveille en pleurant. Je pleure beaucoup, je suis quelqu’un de très sensible. Les images de Gaza me font pleurer, un appel de mon père un peu ému me fait pleurer… Bref, « Eau », c’est cet espèce de sentiment… Je suis triste, et triste depuis tellement longtemps, que je ne sais même plus pourquoi je suis triste. Et qu’au final… Est-ce que c’est pas devenu ma vie normale, d’être triste. ça fait plus de 50% de cette vie que je passe triste, que je considère être en dépression. Juste… oui, je ne comprends pas d’où vient toute cette eau. Au bout d’un moment, il y a tellement de choses qui t’ont rendu triste avec le temps… Ta vie te rend triste, la société te rend triste… C’est doomed. Il n’y a pas trop d’espoir.

A : …

nlb : Après c’est qu’on a le temps de penser à tout ça. On a le temps de se rendre compte que nos pays menacent l’équilibre du monde, que le climat se réchauffe, que dans quarante ans des millions de personnes devront partir de chez eux, alors que les gens se plaignent déjà de l’immigration… J’ai juste l’impression d’être réaliste, de regarder les trucs en face. On va sérieusement vers la destruction de l’humanité. Et ça sera de notre faute. Enfin, pas la nôtre, mais celle des gars qu’on a mis en haut pour nous diriger.

A : Raison de plus pour les insulter en musique.

nlb : Raison de plus ! Alors là, tous les jours. Eux ils vont aller sur Mars pendant que nous ici on se mangera les raz-de-marée. [rires]

A : Un dernier thème, tu parles aussi beaucoup de ta judéité, est-ce que ça a aussi joué sur ta vision du monde, ta musique ?

nlb : Du côté de ma mère, on n’a pas de traces avant la Shoah. Je suis très attaché à ma judéité, même si elle n’est que supposée, au fond. C’est très important de m’être converti officiellement, d’avoir cette preuve de ma judéité, qui a sûrement disparu pendant la Shoah. J’ai toujours assumé le fait d’être proche de la religion juive, et j’ai vécu l’antisémitisme. Sans le rendre dramatique hein. Surtout que ma mère, elle s’en fout…

A : C’est quoi qui t’as fait t’y intéresser ?

nlb : J’ai toujours été intéressé par l’histoire, c’est ma seconde passion. Je me cultive plus historiquement que musicalement d’ailleurs. Le XXème siècle, c’était très important de le connaître. Il y a toutes les clés pour comprendre pourquoi c’est comme ça maintenant. À une période de ma vie, je me baladais avec une étoile de David autour du cou, je me prenais de sales regards – je ne le ferais plus maintenant, de manière évidente. C’est important de dire ouvertement que je suis juif, parce qu’on a tendance à penser que tous les Juifs sont pro-Israël, qu’ils sont pour la destruction du peuple palestinien… Moi je suis pour la solution à deux États. Et je sais qu’il y a énormément d’auditeurs de rap qui sont antisémites, parce que les discours ne sont pas clairs. J’en veux à Freeze Corleone. J’aime beaucoup sa musique, mais je lui en veux, parce qu’il a des phases avec un fond intelligent, mais avec une partie du public mal informé, et je vois des trucs très graves qui sont dits sur nos peuples… On peut détester Israël, les mecs de Tsahal, mais on ne peut pas dire que Hitler a raté le boulot ! Faut avoir une forme de limite. Donc c’est important pour moi que les gens comprennent que je critique la police, la colonisation, que je suis pour la lutte des classes et que je suis juif, tout simplement.

A : C’est grave de devoir en arriver là…

nlb : Oui c’est grave ! Mais c’est pour ça que c’est important que j’en parle, que je réagisse à l’antisémitisme quand j’en vois. Que les gens comprennent que nobodylikesbirdie est juif et non, il n’y a pas de banquier dans ma famille, non il n’y a pas de journaliste, non on ne contrôle pas le monde. Parce que ça va très loin. Je travaille en colonies de vacances, un gamin un jour m’a dit « ah oui tu es juif donc tu vas avoir à 21 ans un chèque de 100 000 euros ! » Et ça me brise le cœur de voir des Juifs défendre Israël. De me dire que des survivants de la Shoah puissent défendre ça… Après, ce n’est pas une raison pour demander aux Juifs par principe de se désolidariser d’Israël – moi je ne demande à aucun de mes potes musulmans de se désolidariser de Ben Laden, j’estime qu’à partir du moment où ils sont humains, évidemment qu’ils ne sont pas d’accord avec ça ! Il y a même un jour j’ai mentionné Shone, le manager de Freeze, pour lui dire. Il répondait à un gars qui lui disait « tous les juifs ne sont pas comme ça », et Shone lui avait répondu : « je suis curieux de savoir l’avis de personnes de confession juive, parce que j’ai toujours l’avis d’un seul camp. » Je lui ai donc dit : “moi je suis juif et je dis fuck Israël”, il m’a dit : « t’es un bon gars ça a le mérite d’être clair » et tout, force à lui ! Mais ça n’enlève pas ce qui a pu être dit, et entretenu de bizarre. J’ai grave écouté Projet Blue Beam, j’ai grave écouté les sons avec « ràf de la Shoah », parce que je comprends, quand tu s/o les Indiens d’Amérique derrière. Je suis d’accord que c’est un des trucs les plus effroyables qui soit jamais arrivé, et qu’on en parle jamais. Donc je comprends « ràf de la Shoah », par rapport au fait qu’on n’enseigne pas les autres horreurs de l’humanité, les quatre cents ans d’esclavage. Mais ce n’est pas à nous les Juifs qu’il faut le reprocher ! On n’a jamais demandé ça. En vrai, on est tous des minorités, on a tous été victimes des mêmes mécanismes. On est des peuples qui avons vécu des choses horribles, dans des contextes différents. Les gens nous détestent toujours, il faut toujours être conscient de ça. Je suis désolé j’ai débité de fou, parce que c’est un des sujets les plus importants de ma vie.

A : Tu veux rajouter un dernier truc ?

nlb : Oui. Faites de la bonne musique, et œuvrez pour la paix.

Abcdr du Son : Ton premier contact avec le rap, américain ou français ?

Tacite : J’étais au collège, c’était Radio Nova. Même pas : c’était des cassettes de Radio Nova, même pas la radio, c’était des gars qui l’enregistraient. Donc j’écoutais du rap mais sans vraiment savoir ce que c’était… Le premier contact c’était ça. Il n’y avait pas Internet à l’époque, donc pour écouter du rap, fallait chercher quoi. C’est pour ça qu’il y avait pas mal de cassettes qui tournaient : t’es collégien, tu te passes des cassettes avec un son pourri… Après j’ai commencé à acheter mes premiers albums et à écouter les groupes ricains : Public Enemy, Run DMC, BDP, NWA…

Et il y avait Rapline heureusement, l’émission d’Olivier Cachin sur M6, c’est par là qu’on a commencé à écouter du rap en français et qu’on a vu les anciens du rap démarrer. Il y avait une grosse attente d’un album de rap en français ; un album qu’on comprend, parce que moi j’avais pas un niveau d’anglais énorme, donc… Et le premier album c’était Lionel D. Donc bon, t’étais content parce que c’était en français, mais c’était pas… c’était pas forcément ce que t’attendais quoi ! [rires] Donc pareil pour le rap français, j’étais pas sur Paris donc j’écoutais des cassettes de Nova où les rappeurs parisiens passaient à l’émission de Dee Nasty. Après il a fallu attendre Rapattitude, avec NTM, Assassin, et d’autres qu’on a peut-être oublié, Daddy Yod, EJM…

A. : À l’époque tu es ici à Lille ou… ?

T. : Non, à Toulouse. J’ai grandi à Cergy, mais je suis arrivé à Toulouse à 16 ans. Il y avait des radios locales, mais elles passaient pas vraiment de rap. Ils étaient restés au punk. Mais bon, il y avait quand même quelques trucs, du freestyle, les balbutiements.

A : Et tu t’y mets comment concrètement ?

T. : Je m’y mets parce que voilà : j’écoute du rap, je me suis mis au tag, je fais trois pas de danse pourris avec des potes… bref je m’imprègne de cette culture là. On s’y met entre potes, on se dit qu’on va enregistrer des cassettes, etc. Mais c’est du genre : on écrit un texte à plusieurs, et puis après personne veut le rapper, alors c’est moi qui le rappe ; ou alors on a écrit un texte, mais quand on se retrouve dans une émission de radio personne veut aller au micro, du coup c’est pour ma pomme. C’est venu comme ça, au début c’est pour déconner, et puis par la force des choses, comme c’est toujours toi qui t’y colles, au final tu finis par t’y mettre pour de bon. A la radio (encore une fois il n’y avait pas Internet, donc il fallait des émissions comme ça pour entendre du rap) c’était pareil : pour diffuser des morceaux, tout le monde était OK, ou pour amener ses disques, mais par contre pour parler au micro il y avait plus personne !

Moi j’étais à Toulouse, et un de mes amis d’enfance rencontré au lycée, Martin [Nabis], avec qui on a commencé à faire du tag, à s’échanger des albums, lui est reparti là où il était né : à Lille. De mon côté, après la fac, je me suis dit : la musique on a fait ça un peu pour déconner, mais j’aimerais faire un truc plus sérieux, plus poussé. Donc je suis venu rejoindre mon pote, qui venait de créer le collectif La Fronde, du coup je suis venu pour l’intégrer. Nabis s’y est mis en 1992 : après avoir rappé un peu il s’est acheté un sampler, il a commencé à bidouiller son sampler, plus tard il s’est acheté un DAT pour les concerts, etc. Ça vient petit à petit : le peu que tu gagnes en concert part au pot commun et tu achètes du matos comme ça.

« Au départ j’étais dans le truc à 100 %, du rap sur les oreilles toute la journée. »

A : Sur ton profil Myspace, tu mentionnes dans tes influences une galerie rap classique des années 90, mais ensuite ça va aussi de Brel à Urban Dance Squad en passant par Weather Report. C’est le rap qui t’a mis à d’autres musiques ou depuis toujours tu as des goûts variés ?

T. : Non non, c’est pour ça que c’est mis dans cet ordre là, c’est d’abord beaucoup beaucoup de rap et après d’autres trucs aussi. Je suis vraiment arrivé à la musique par le rap. Au début disons « black music« , un peu de reggae, un peu de soul, mais dès que j’ai découvert le rap, je me suis dit : oh putain ça y est, c’est ça, c’est ça ma musique ! Avec beaucoup de rap ricain, et un côté un peu « fasciste » comme on peut l’être quand on est ado : le rap sinon rien, le rap ça déchire et le reste c’est de la merde, la pop c’est à vomir, les Béru c’est horrible… Alors que maintenant j’écoute les Béru, mais bon… Mais au départ j’étais dans le truc à 100 %, du rap sur les oreilles toute la journée.

C’est seulement au bout d’un moment que j’ai commencé à me lasser de certains trucs, qu’à certains moments je trouvais que ça tournait en rond, quand je tombais sur des trucs déjà écoutés mille fois… Là je me suis mis à écouter d’autres musiques, du reggae, du jazz… J’avais pas du tout la culture rock, la guitare électrique ça m’horripilait, il a fallu des groupes comme les Beastie Boys ou Urban Dance Squad pour que je commence à apprécier et que je finisse par écouter des trucs de punk !

C’est aussi grâce à la radio associative. J’y ai tellement traîné que j’ai rencontré des passionnés, et je me voyais plus de points communs avec un punk passionné qu’avec un rappeur qui n’y connaissait rien. Quand t’as des passionnés en face, peu importe qu’ils te mettent du punk, du blues, de la drum, de la tech, etc., t’écoutes que du bon. Donc t’as vite fait de t’ouvrir la tête et de te faire une discothèque de fou, pour finir par écouter des solos de Jimi Hendrix alors qu’au départ t’étais complètement hermétique.

A. : Sur le site de JustLike, la présentation de La Fronde fait un rapprochement avec La Rumeur et Anfalsh. Je t’avoue que j’ai pas encore écouté les disques de La Fronde, mais à l’écoute de ton album le rapprochement est très loin de venir à l’esprit. Tu penses quoi de ce petit descriptif ?

T. : Je pense que c’est parce qu’à l’époque de La Fronde, on avait des textes engagés. Et puis les journalistes vont au raccourci : Mickey avait un léger cheveu sur la langue, comme Ekoué, donc ils sont pas allés chercher plus loin. C’est aussi lié à l’époque, La Rumeur ça faisait du bruit donc voilà, c’est sûrement venu naturellement.

A part moi la Fronde réunissait Nabis, qui faisait les sons, et qui a produit trois sons sur « Vivre tue », Mickey, qui a fondé le groupe avec lui, DJ Asfalte, qui est d’Armentières et qui officie depuis presque quinze ans dans la région, et puis deux frangins avec nous sur scène, Danakill et Halfneg, pour faire les backeurs : 4 micros et 1 DJ sur scène.

A. : Et quel est l’état de la scène lilloise à l’époque (et maintenant ?). A priori on se dit que la ville a tout pour devenir une ville de rap, et pourtant…

T. : C’est ce que personne n’arrive à comprendre dans la région ! Parce que la scène rap, ici, elle existe depuis perpète. Quand j’arrive en 1996, il y avait déjà je sais pas combien de groupes, des sessions freestyle en radio, plein de MC, des mecs avec du niveau. Mais c’est vrai qu’il n’y a pas eu vraiment un groupe qui a réussi à percer nationalement, pour que toute la France se dise que dans le Nord aussi il y a du rap, alors que c’est une scène où il y a un gros public et énormément de groupes, que la population est jeune. Les gros vendeurs du rap français des années 90, ils faisaient une bonne partie de leur chiffre avec le Nord. C’est vrai que tout le monde se demandait un peu quand ça allait arriver. Alors pourquoi… Je sais pas trop.

A : C’est le passage à l’enregistrement l’obstacle principal ? Au stade de l’album ou même du maxi ? Ou un manque de featurings marquants qui peuvent mettre un artiste ou un groupe en avant ?

T. : Ouais, c’est peut-être aussi un problème de promo, de marketing. C’est peut-être là où c’était pas au niveau. Tout le monde mettait toute son énergie à la prise, mais pour le reste on était peut-être pas assez organisés. Aujourd’hui, des groupes, il y en a toujours, mais encore personne qui a réussi à percer vraiment. Il y a des mecs comme Pépite, qui a sorti un album d’un très bon niveau, l’underground le connaît, à Paris on sait qui c’est, mais le grand public pas trop. Peut-être qu’on n’est pas des très bons commerciaux dans le Nord, à mon avis il y a un peu de ça ! [rires].

Sinon j’ai toujours trouvé que la connexion province/province marchait assez bien en France, notamment dans le rap. Toulouse/Marseille, Marseille/Lille, à la limite ça fonctionne presque plus facilement que Lille/Paris, Toulouse/Paris ou Marseille/Paris. Et puis à un moment joue une forme de snobisme, le modèle à la française : il y a Paris et ses « alentours »… Donc au bout d’un moment les alentours préfèrent se parler entre eux plutôt que passer par la case Paris.

A. : Venons-en à l’album Vivre tue. Première approche, la couverture, dont on sent qu’elle a été travaillée. Comment s’est fait le choix de la pochette, avec ses différents éléments ? Et celui du titre ?

T. : Je voulais une pochette qui interpelle. Comme dans mes textes j’aime bien aborder les choses comme j’en ai envie, sans me mettre des limites ou des figures imposées, et que je pense avoir un rap un peu différent, je voulais que ça se sente dès la pochette. C’est venu naturellement parce que quand je bossais à FMR, une radio associative à Toulouse, du même réseau Férarock [Fédération des radios associatives rock] dont fait partie RCV [radio associative lilloise], c’est à cette époque que sont sortis les « Fumer tue », tous les messages sur les paquets de clopes. Nous, d’entrée de jeu, on avait sorti plein de conneries. Comme on était en pleine affaire Baudis, mon préféré c’était « Les pratiques sadomasochistes provoquent le cancer du notable » ! [rires].

J’ai repensé à ça et je trouvais que ça résumait assez bien ma philosophie de vie, ce que je disais dans l’album, et ce qui me saoulait dans l’univers ambiant, où il faudrait avoir peur de tout, être bien dans le droit chemin, ne rien choper… Et dans ce cas là, effectivement, « vivre tue »… Mais en ayant une vie terne, on risque aussi de mourir en traversant la route, au bout d’un moment faut arrêter de se foutre de notre gueule. Donc à la fois ça résumait mon coup de gueule et ça rappelait mon histoire et le délire avec des potes à l’époque de la radio. D’où l’idée du paquet de clopes, en le mettant en situation, en l’installant dans un décor avec plein de petites choses liées soit à ma vie, soit à l’univers de l’album. Les éléments reprennent un peu les morceaux de l’album, par exemple en référence à ‘La France d’après’ : voilà, la France d’après je la trouve sécuritaire et bling-bling, donc j’ai mis un CRS et une bimbo, au milieu d’autres éléments de mon univers. D’ailleurs ça va, je voulais que ça interpelle et j’ai des bons retours.

 A. : L’album est très varié dans les styles dans la forme et la construction : du sampling mais aussi des sons synthétiques, différents types de refrains… Manifestement ça diffère pas mal de l’époque de La Fronde.

T. : C’est à la fois volontaire et venu au fur et à mesure. Il faut dire que sur l’album il y a quatre producteurs différents, donc quatre sensibilités différentes ; même si moi je suis allé piocher les sons dans les univers de chacun et qu’on peut trouver un certain liant, enfin j’espère, c’est un peu le but ! Et puis c’est pas le même exercice qu’avec La Fronde, où il y a eu deux maxis (j’ai participé qu’au premier) où on « balance » comme ça cinq morceaux. Là il y a treize morceaux, sachant qu’au début je pensais en mettre quinze. Au fur et à mesure que j’écoute les maquettes, même si tel morceau tout seul j’en suis content, le même mis avant ou après tel ou tel autre morceau, on se dit : couplets/refrains ça va bien deux secondes, ou on se rend compte que ça commence toujours de la même façon… Et là on se dit qu’il va falloir varier la forme. Parce que moi, quand j’écoute un album, j’aime bien être surpris. Et c’est quand l’album prend plus ou moins forme qu’on se rend vraiment compte des manques ou des répétitions. Les derniers morceaux de l’album se font plus en réaction aux autres, au moins dans la construction.

Ça permet aussi d’écrire d’autres types de morceaux. Pour certains la forme est venue du producteur. Par exemple, pour ‘Alice au pays des friends’, c’est Xavier qui a fait le son, après on a fait quelques petits arrangements, mais la structure est restée telle quelle. C’était un son un peu délirant, moi ça faisait des semaines que j’avais envie d’écrire un truc sur myspace, ça s’y prêtait, et lui au lieu de faire seize mesures de couplets puis le refrain etc., là il avait construit des plages de trente secondes qui pouvaient servir de couplets et/ou de refrains. Au lieu de tout chambouler, j’ai écrit en fonction de ce qu’il avait fait, et forcément on se retrouve avec un truc écrit autrement, qui change un peu par rapport à quelque chose de plus basique. Pour d’autres morceaux, comme ‘T’entends la ménagerie’, c’est un texte que j’ai écrit comme ça, j’avais pas envie de refrain, c’était plus dans un esprit de performance pour rapper un long truc…

« Je me suis rendu compte aussi que mes premiers textes étaient très « bruts de décoffrage », avec un côté un peu glauque. Je voulais que l’album soit imprégné de ça, parce que c’est une partie de moi-même. »

A. : La prod’ est d’ailleurs une des meilleures de l’album, avec la variation de l’instru en cours de route, qui fait monter le truc…

T. : C’est pour aérer quand même : je voulais pas de refrain, mais fallait quand même relancer le truc pour que le morceau soit pas chiant, tout simplement ; ça remplace l’aération du refrain, mais autrement.

A. : Puisque les morceaux se construisent aussi au fur et à mesure les uns par rapport aux autres, comment tu fixes le tracklisting final de l’album ?

T. : Quatre mois avant qu’on ait à peu près tout, je me demandais déjà dans quel ordre j’allais mettre les morceaux. Des fois je galérais… Mais ‘Un cri venu des sous-sols’ c’était obligatoirement le premier. Parce que pour quelqu’un qui me connaît pas, qui m’a jamais entendu, ça fait une bonne entrée en matière.

A : Et pourquoi terminer par ‘Seul’ ?

T. : Pour deux raisons. Une raison temporelle : le morceau à la base faisait partie de « Plébiscite », une compilation du label, un truc fait avec les T-Roro en un mois et demi en 2005. C’était une manière de relancer la machine créatrice et aussi l’intérêt des gens, pour faire des concerts et tout. Et c’est un morceau qui a bien marché, sauf que ce disque, pas grand monde l’a écouté, c’est resté très underground comme souvent. Mais le morceau faisait l’unanimité, alors qu’on l’a fait sans réfléchir…

A. : C’était exactement la même version dans la compil’ ?

T. : Ouais, il y avait déjà le featuring de Persée, on a juste réarrangé des trucs parce qu’il avait été fait dans l’urgence : on a rafraîchi la basse, des petits détails. Au départ je voulais pas le mettre dans l’album solo, parce que ça faisait partie d’un autre projet. Mais les avis extérieurs me disaient que j’étais un peu con de pas vouloir le mettre, notamment pour les gens qui allaient me découvrir avec ce disque… Donc j’ai dit OK, mais alors plutôt vers la fin, pour que les gens qui connaissent déjà « rentrent » pas dans l’album avec ce morceau. Et au final, ça s’est imposé que ça devait être le dernier morceau, dans le cheminement de la pensée… ‘Roger’ venait se placer là, mais je pouvais pas finir avec ça, parce que c’est pas moi qui parle [dans le morceau, Tacite se met dans la peau d’un contremaitre, un pauvre mec, mais content de lui, NDLR], c’est moi qui rappe mais c’est un personnage qui parle, et en plus un personnage un peu « triste ». C’est la deuxième raison : il fallait que je termine sur quelque chose que je pense vraiment. Et ça bouclait bien. Pour l’ordre des morceaux, il faut se faire plaisir, et en même temps pas faire l’autiste, savoir se mettre à la place de l’auditeur, lui permettre de rentrer dans l’album. Tu peux commencer avec un morceau comme ‘Un cri venu des sous-sols’, où j’ai pas l’impression de rien dire mais où ça reste quand même assez léger comme texte, et amener les gens dans l’univers. J’allais pas commencer avec ‘Dune’ par exemple…

A. : Justement, comment tu as trouvé l’angle de ce morceau ?

T. : Déjà, c’est une référence, un film qui m’a marqué quand j’étais gamin. Là c’est venu du son, à une époque où je bossais à distance avec Nabis qui m’envoyait des sons, quand moi je posais des morceaux sur des compils. Et ce son là, bien dark, ça m’a mis un truc filmique en tête, je cherchais le texte qui pourrait coller à ça. Un soir où j’étais chez moi, je fumais un joint, je me suis dit : t’as les yeux défoncés, on dirait un Fremen ; et les premières rimes me sont venues, j’ai trouvé ça marrant. Je me disais que ce serait bien si je pouvais faire un morceau avec l’imagerie de Dune mais sans parler de Dune, en parlant de la vie mais à partir du film… A la fin du premier couplet, je me suis dit : bon, ça tient à peu près la route [rires], maintenant faut que je trouve un refrain. C’était un peu un défi, parce qu’au début je me disais que je tiendrai pas tout un morceau comme ça…

A. : Le morceau a l’air de traiter d’un thème rebattu, avec une accroche qui commence par « Mon épice c’est le THC », et en fait le texte prend une dimension plus large…

T. : Ouais, c’est l’entrée en matière, le parallèle avec le Fremen, les yeux etc., mais surtout ça parle en général de l’état de conscience différent qu’amène la fumette, mais ça peut être autre chose : « ton épice quelle qu’elle soit« , que ce soit l’adrénaline, l’alcool, l’amour, tout ce qui te met dans un état un peu second, ou qui te permet de prendre conscience de choses essentielles auxquelles on prend pas forcément le temps de faire attention.

Je me suis rendu compte aussi que mes premiers textes étaient très « bruts de décoffrage » dans leur manière de dire les choses, avec un côté un peu glauque. Je voulais que l’album soit imprégné de ça, parce que c’est une partie de moi-même, mais aussi trouver l’équilibre pour que ça devienne pas indigeste, qu’il y ait du rythme, qu’on se laisse emporter sur des sons différents. Il fallait qu’à la fin, quand l’album s’arrête, on se dise : ah ouais déjà ? Que ça passe tout seul… Parce que moi je l’ai ressenti en tant qu’auditeur, la musique c’est ma passion depuis que j’ai douze ans, certains albums j’ai pu les écouter cinq cents fois, donc à la fin j’étais sensible aux petits sons, à un son qu’on n’entend qu’une seule fois sur l’album mais qui finit un morceau, ou qui est entre deux morceaux… Bref, un album où plus on l’écoute, plus on découvre des petits machins, et en même temps plus on se rend compte que ça fait un tout. Surtout à l’ère de iTunes où les gens ont tendance à acheter les deux singles et après on s’en branle… C’est aussi parce que j’étais attaché à ça que dans le disque il y a les paroles. Je voulais un bel objet : il y a un graphiste qui a bossé, le livret c’est une décomposition de l’univers de l’album, et si on se demande ce que je dis, pas besoin d’avoir une connexion Internet, il y a qu’à lire le livret.

A. : Dans l’album il y a des extraits de films dans certains morceaux, et aussi la participation de Polemix & La Voix off , comment s’est passée la rencontre ?

T. : Ça fait quinze ans que je fais de la radio associative, quand j’ai été salarié il y a eu des fois où je faisais une émission quasiment tous les jours, et c’est une pratique que j’aime bien, utiliser des voix pour détourner des trucs, ou simplement faire de l’habillage radio, pas être obligé de prendre le micro, pouvoir dire des choses sans ouvrir la bouche. C’est quelque chose que j’aime bien dans le rap aussi, qu’on entendait fréquemment dans le rap des années 90. Je voulais qu’il y ait un ou deux morceaux dans cet esprit là. Polemix & La Voix off, j’utilisais beaucoup ce qu’ils faisaient dans mes émissions. On les a rencontrés à Tours, quand avec les T-Roro on a joué pour les vingt ans de Radio Béton. Quand j’ai commencé à écrire ‘La France d’après’, trois jours après l’élection de Sarkozy, je me demandais ce que je pouvais mettre comme refrain, et je me suis dit que ce serait marrant, donc quand j’ai maquetté le morceau je leur ai envoyé pour savoir si ça les bottait que je reprenne des choses à eux tout en les bidouillant à ma sauce. Ça leur allait donc pas de problème. C’était un hommage à eux et aussi au monde de la radio associative, à mon parcours un peu atypique lié à ça. Et aussi à la gratuité du geste de plein de gars. Combien de gars font de la musique, des détournements, mais gagnent rien avec ça, le font juste parce qu’ils en ont envie, pour se sentir vivant, par passion ? C’était une manière de leur rendre hommage aussi.

A : Tu peux présenter les différents producteurs qui t’accompagnent sur l’album ?

T. : D’abord Nabis à la prod’, que je connais depuis plus de vingt ans maintenant : en fait, au départ, on devait faire l’album à deux, une formule un rappeur/un producteur. Mais pour raisons professionnelles il a plus eu le temps, donc le projet s’est retrouvé au point mort. Moi je voulais pas lâcher donc je suis allé chercher d’autres gens, et finalement c’est pas plus mal, au sens où on aurait peut-être trop fait un album de potes nostalgiques du rap de 1992, sans se rendre compte qu’on faisait de la redite, peut-être… Comme ça en tout cas l’album est plus riche. Ensuite X-Clam a fait d’autres sons et on a enregistré l’album ensemble. J’avais déjà posé sur des sons à lui sur Plébiscite. Il y a Fianso que je connais depuis longtemps, qui a été super actif sur la scène hip-hop, un vrai passionné. On était pas forcément d’accord sur tout artistiquement mais c’est un vrai mec droit, sans faux-semblants, que je respectais dans la démarche, qui sait ce que c’est que le geste gratuit et la musique pour la musique. Là j’ai bloqué sur l’instru de ‘Même flamme même feu’, où j’ai demandé à D-Lud, une chanteuse de Lille, de participer. Le quatrième producteur c’est Edwood, un compositeur de Roubaix très personnel dans la démarche, d’ailleurs selon l’inspiration il change de pseudo. C’est un bidouilleur, sans autocensure : des fois il sort des sons che-lous, tu te dis que tu pourras rien faire avec ça ! [rires]. Et des fois ça tombe pile et en plus t’as jamais entendu un truc qui sonne comme ça. On se connaissait à peine, mais on a vite vu qu’on était sur la même longueur d’ondes.

A. : On trouve dans l’album de bonnes phases de scratches sur plusieurs morceaux. Dans ‘T’entends la ménagerie’ par exemple, il y a un clin d’œil à ‘Back to the grill again’. C’est une tradition qui se perd. Là ça vient seulement des producteurs ou de toi aussi ?

T. : Ah ouais, de moi aussi, il fallait qu’il y ait du scratch. Pas dans tous les morceaux, parce que je voulais pas non plus que ça devienne systématique, mais évidemment il fallait du scratch, et puis pas seulement un scratch au refrain mais des moments où on entend un DJ se lâcher. Ça me paraissait indispensable. Le premier album, c’est une manière aussi de donner une définition du rap, comment on voit le hip-hop, donc forcément… Je savais à peu près sur quels morceaux il fallait des scratches, sur ‘T’entends la ménagerie’ je voulais le passage de MC Serch et d’autres références américaines, mais après je laissais les DJ scratcher ce qu’ils voulaient. Si parfois je trouvais que la phrase choisie collait mal au texte, je demandais à changer, c’est tout.

Après, la disparition progressive, je sais pas trop pourquoi. Les rappeurs plus récents sont peut-être moins habitués, ont moins envie de voir un DJ. En tout cas je suis sûr que le contraire est vrai. Beaucoup de DJ m’ont dit qu’ils en avaient ras-le-bol de bosser avec des rappeurs. C’est des passionnés de musique, ils ont pas envie de perdre leur temps, alors bosser avec des groupes un peu branleurs qui les font poireauter des heures pour poser trois scratches, au bout d’un moment ils s’y retrouvaient plus quoi !

A. : Parmi les thèmes récurrents, on trouve notamment la solitude/la solidarité, le conformisme/l’originalité, avec des morceaux à thèmes mais aussi des thèmes distribués sur plusieurs morceaux… Comment se déroule le processus de l’écriture ? On se doute que c’est un peu improvisé, mais un peu prémédité aussi…

T. : Ben pas vraiment en fait. A part quelques morceaux, où je suis parti direct, la plupart du temps c’est plutôt viscéral, ça part comme pour ‘Dune’, sur les trois premières phrases, parce que ça me fait du bien ou que j’ai envie de parler de ça à ce moment-là. Mais à ce moment-là le refrain j’en sais rien, est-ce que ça fera un morceau non plus, faut trouver un deuxième couplet, parfois ça marche, parfois non… Le puzzle se fait une fois que tu as toutes les pièces : c’est après coup que me suis rendu compte qu’il y avait des thèmes récurrents, et que j’ai tenté de rééquilibrer sur la fin.

A. Pour ‘Roger’, par exemple, comment l’idée t’est venue ?

T. : C’était la volonté de… J’en avais marre de dire « je« . C’est souvent dans le rap, et je me rends compte que moi aussi j’ai ce… j’allais dire ce « travers« , non, mais disons cette démarche du « je« . C’est une manière de s’engager, ça vient de là je pense, « moi je fais ci, moi je pense ça« … Contrairement aux trois quarts des textes des autres musiques où c’est « on », « il » ou bien « je » mais à travers un personnage autre que l’auteur lui-même. Dans la chanson il y a souvent ça chez Brel par exemple, il se met dans la peau d’un personnage, il le fait trop bien, et par le texte et par l’interprétation les mots prennent un poids monumental. Comme j’avais envie d’essayer d’écrire autrement, le morceau est venu comme ça : ça te permet d’employer d’autres mots, de trouver d’autres rimes. Tu peux te le permettre parce que c’est quelqu’un d’autre qui parle. Moi je me prends quand même pas mal la tête sur ce que je dis, j’essaie de coller au mieux à ce que je pense et à ce que je suis… Et d’ailleurs écrire des textes ça m’a permis d’affiner mes raisonnements. Au fur et à mesure, tu réalises que tu te contredis par exemple, donc t’es obligé de te demander ce que tu penses vraiment. Ou il y a des trucs que je raye parce que je fais un raccourci qui me va pas, je cherche autre chose. Et en fait une fois trouvé cet angle, c’est presque plus facile à écrire, il y a moins d’autocensure qu’avec le « je ».

A. : Est-ce qu’il y a des morceaux que tu as écartés pour des raisons d’écriture, parce que tu voulais traiter un thème mais que tu trouvais que textuellement, c’était pas à la hauteur ?

T. : Ouais, il y a un morceau qui a dégagé alors qu’au niveau de la forme je l’aimais bien, ça mettait autre chose au niveau du son, un truc assez entraînant. Mais en fait je me suis aperçu que les deux tiers des gens comprenaient l’inverse de ce que je voulais dire. Or ça traitait du SIDA et tout… C’était un texte que j’avais écrit comme ça, en coup de vent, en sortant d’un énième test HIV. [Il rappe le début ] « Encore un matin où je sors de l’hosto / car du genre crétin un peu costaud / j’ai encore déconné… », je racontais comment c’est débile de baiser sans capote, mais qu’en même temps on n’est que de pauvres humains et que ça sert à rien de nous faire la morale. Une manière de dire : vous faites chier avec votre morale. Ce que je disais dans le morceau, c’était : OK c’est pas bien, mais on fait tous des conneries, sauf que la plupart des gens avaient l’impression que je faisais l’apologie du fait de baiser sans capote alors que c’était pas du tout ça. Si le son était un peu joyeux, c’était aussi parce que je me foutais de moi, du fait que je faisais toujours les mêmes erreurs, dans un état alcoolique plus qu’avancé… Il y avait un ton un peu léger ou ironique, mais ça a été mal interprété, bref ça a raté, c’est pas grave.

A : Et un morceau humoristique comme ‘La chanson déprimée’ ?

T : Lui pour le coup il est venu d’une traite. C’est un peu comme ‘Alice…’ quand j’ai découvert les réseaux sociaux et que je comprenais pas trop, les « amis » etc., jusqu’à ce que je me dise que myspace c’était juste une vitrine et qu’il fallait en jouer et puis c’est tout. Pour ‘La chanson déprimée’, c’était : moi et mes 35 balais, la passion de la musique, les disques, la quête du disque, or avec Internet maintenant c’est un tel raz-de-marée que t’as pas assez de 24h pour écouter tout ce que tu pourrais écouter. Je me disais : le disque c’est trop dead, la musique on nous en propose tellement qu’on est noyés dans la masse… Quand j’ai entendu le son, ça m’est venu : si je me mettais à la place d’une chanson déprimée sur IPod ? J’ai trouvé les premières rimes sans prise de tête. Au départ c’était sur un autre son mais on a changé, par rapport au reste de l’album justement, X-Clam a trouvé la bonne boucle. Ce qui fait que j’ai essayé après de faire un « vrai » morceau vu que c’était court. Et puis en fait je perdais tout le naturel du truc : il fallait justement qu’il n’y ait pas de refrain, fallait que ça s’arrête comme ça avait commencé. Là encore, ça te permet de dire les choses autrement, de façon plus légère que directement à la première personne. Tu sais bien ce que ça vaut, que ce que tu mets dans la musique c’est une goutte d’eau dans l’océan, si tu continues à en faire c’est juste que ça te fait du bien.

A : Sur ‘Hip-Hop Dialecte’ il y a en featuring un rappeur italien, comment s’est faite la connexion ?

T. : Un week-end sur Paris, Nabis et moi on est allés voir un de ses potes dans une boîte qui fait des courts-métrages, et il y avait un Italien, un Sarde, en stage, qui faisait du rap en même temps que des études vidéo. On a discuté, sachant que nous on venait de sortir Plébiscite, et que ‘Seul’, qui plaisait à plein de gens, quand on l’a fait écouter à Paris, en gros on nous a dit que c’était bien, mais que c’est ce qui se faisait il y a dix ans. Ouais, d’accord… Pour Giocca, c’était un peu la même : c’est un passionné et il a un putain de niveau, mais comme il a un flow old school et il est pas dans la hype… donc il était un peu vexé. Alors on lui a dit : allez viens on s’en branle, t’as qu’à venir à Lille, tu verras les Lillois c’est pas des Parisiens, ils sont tranquilles ! [rires] Donc un week-end il est venu, on lui avait envoyé une instru avant, avec un truc à l’ancienne, on s’y est mis. Et puis il s’est mis à faire un truc à la Grandmaster Flash, mais avec un accent italien à couper au couteau grave, ça nous a fait taper des barres, donc à l’enregistrement on lui a demandé de refaire un truc dans le même délire, c’est pour ça que ça sonne un peu comme un hymne à la old school. C’est vraiment le genre de morceau qui se fait « comme ça« . Et comme c’est un truc sur la passion au-delà des langues, on a demandé à sa copine qui a vécu aux États-Unis de compléter vu son accent ricain impeccable, et voilà.

Du coup pendant l’été il nous a organisé une mini-tournée, on a fait quatre dates en Sardaigne, c’était super, merci Ryan Air ! On a reçu un accueil de fou. Parce que là-bas, pour eux le rap français c’est les champions avec le rap américain, ils trouvent qu’on défonce. Alors que moi quand je les entends rapper, je trouve qu’ils déchirent, c’est l’italien, ça donne une facilité entre le rap et le chant, c’est moins « droit » qu’en français. On s’est retrouvé dans des petits clubs à Sassari avec 80 italiens au taquet, dans certains bars il y avait même pas de scène donc on finissait au milieu des mecs collés à nous ! J’avais l’image des insulaires un peu renfermés, mais en fait non, les gars qui ont entre 18 et 35 ans l’été ils sont là, mais l’hiver ils vont bosser ailleurs, à Liège, à Barcelone, à Paris, à Berlin… Au final des mecs excellents, super ouverts au monde, un super séjour.

A. : Avant ça, ça t’arrivait d’écouter du rap ni en anglais ni en français ?

T. : Un petit peu. Au tout début des années 90 c’était un peu dur, au niveau du flow c’était just et pareil pour les enregistrements, mais ensuite il y a eu des mecs comme Torch [rappeur et producteur allemand parmi les fondateur du rap en Allemagne, adoubé par Afrika Bambaataa himself, NDLR], ça rigole pas. Ça m’a toujours intéressé. A un moment, j’avais même bloqué sur du rap inuit ! Je passais ça à la radio, je sais plus comment s’appelait le groupe, mais c’était pas mal du tout, ça faisait vraiment des sonorités autres. Au niveau du flow ça permet d’aller chercheur autre chose. Parce que souvent, t’es tellement bluffé par les Ricains, dans le rap… voilà quoi. Surtout si comme moi tu te prends la tête sur ce que tu veux dire et quand tu fais un truc un peu creux – même si ça fait partie du rap des morceaux où on joue simplement avec les mots sans chercher forcément à être profond. C’est vrai que j’ai plus de mal à faire ça. Je me sens obligé d’aller chercher un truc, du sens… Alors que les Ricains, pour certains on a l’impression qu’ils rappent dès qu’ils parlent, il y a un rythme dans la langue. C’est moins évident en français, c’est pour ça que j’aime bien écouter ce que donnent les autres langues pour savoir ce qu’ils arrivent à trouver.

« J’accorde beaucoup d’importance à tenter de mettre ma pensée, mes paroles et mes actes en adéquation et c’est pour moi une forme d’engagement. »

A. : À propos du « sens », tu a évoqué tout à l’heure les textes « engagés » de l’époque de La Fronde, mais une interview récente, tu disais que tu ne te considérais pas comme un « rappeur engagé ». En même temps, plusieurs de tes textes ont une dimension politique (au sens large), et la bio de la promo te présente, parmi d’autres identités, comme « diplômé en sciences politiques ». On aurait pu s’attendre à ce que tu assumes plus frontalement cet aspect. Il y a une connotation dans le mot « engagé » qui te dérange ? Même chose pour l’expression de « rap conscient » qui s’est imposée ?

T. : C’est vrai que le terme d’artiste engagé me dérange un peu, parce que c’est galvaudé comme terme. Pour moi, s’engager c’est avant tout s’investir dans des actions concrètes sur le terrain, pas juste écrire des textes, même s’ils ont une dimension sociale. Combien d’artistes vivent dans une opulence qui les déconnecte de la réalité alors que les journalistes les définissent comme engagés ? C’est pour ça que j’ai du mal à me définir comme ça. Je ne suis pas un militant au sens strict du terme, même si je m’investis beaucoup dans le milieu des radios associatives. En même temps j’accorde beaucoup d’importance à tenter de mettre ma pensée, mes paroles et mes actes en adéquation et c’est pour moi une forme d’engagement. Quand j’écris un texte je ne triche pas, je dis ce que je suis et ce que je pense. Alors le choix du terme est difficile, à part artiste engagé on peut dire quoi ? Artiste responsable ? [rires] Je ne sais pas trop. Moi j’ai tendance à dire que je fais du rap sensé, sensible et sincère.

Pour ce qui est du « rap conscient » c’est pareil, le terme est utilisé pour décrire un MC avec des textes responsables qui ne fait pas l’acteur au micro en faisant l’apologie de l’argent facile et de la violence… mais au final, est ce qu’il existe du rap « inconscient » ? Je ne crois pas. Du rap de clowns peut-être, ou du rap de droite comme dirait IAM…

A. : Quelles sont tes activités à la radio, en ce moment ?

T. : En ce moment je suis bénévole sur RCV . Je fais une émission tous les vendredis qui s’appelle « What’s up ». Il y a une émission tous les jours, mais faite par un animateur différent. Le principe c’est de rendre compte des nouveautés, des disques, mais aussi des concerts dans la région. Comme je veux pas être esclave des nouveautés, je me permets de glisser quelques vieilleries qui collent avec les morceaux neufs, de ressortir des trucs du placard que personne connaît ou pas entendus depuis longtemps. Je passe de tout : du rock, du punk, du métal, du trip-hop, de la drum n’bass, du hip-hop… C’est le principe, de ne pas faire une émission spé. C’est entre 18h et 19h30, les gens sont dans leurs bagnoles, rentrent du taf, c’est le bon moment. J’en ai fait beaucoup des émissions purement hip-hop, où je recevais les groupes, avec des freestyles etc., j’avais plus envie de ça. J’aime bien sortir le rap du « ghetto » des émissions spé, en essayant d’être pointu sur les autres genres, pour faire découvrir des trucs et mettre le rap dans une prog’ générale. Tout le monde peut écouter de tout. Il suffit de donner envie.

A. : En 2009 tu as fait une grande scène en première partie d’Assassin, qu’est-ce que tu en as retiré ?

T. : Un grand kif, c’est clair. C’est pas tous les jours que tu joues dans une salle complète, là le Grand Mix était blindé, avec des gens qui sont a priori susceptibles d’être sensibles à ton univers, et ça a pas loupé, j’ai même été surpris : même les morceaux plus calmes ça a bien marché, ça braillait au taquet. C’était aussi le premier concert que je faisais avec la nouvelle formation : batterie, basse, guitare, DJ Asfalte et Persée de T-Roro qui fait backeur et MC sur les morceaux en commun. Ça amène autre chose visuellement et dans l’intensité, et ça a super bien fonctionné.

A. : Des projets d’enregistrement en studio avec cette formation ?

T. : Non, la suite c’est plusieurs résidences à partir du mois de mars : à l’ARA [Autour des Rythmes Actuels], dans une boîte en Belgique (mais on n’est pas encore sûrs de laquelle), et aussi à la Maison Folie de Wazemmes [quartier populaire de Lille] au mois d’avril. Ça risque d’être assez court mais c’est pas grave, on n’y va pas pour bosser les morceaux, mais pour utiliser la scène, l’éclairage, régler le son, et faire des concerts de fin de résidence. Le but c’est d’enregistrer, en pistes séparées, ces concerts là. Le prochain projet c’est pas un deuxième album, plutôt un enregistrement live, avec des morceaux de l’album mais différents, parce que réinterprétés, ou les mêmes textes mais avec une instru qui n’a rien à voir, ou des nouveaux textes, etc. C’est long à faire un album, alors pourquoi pas se faire plaisir ?

En plus on a signé avec Believe, donc on sera sur itunes, Deezer et compagnie. A l’heure de l’apéro chez les gens maintenant, ils sont tous sur Deezer, si tu veux exister, t’as intérêt à y être. Pour prospecter pour les live aussi, les instruments c’est une force, parce que ça intéresse plus que le rap « normal » vu que pas mal de programmateurs ne connaissent pas grand-chose au hip-hop, mais comme on leur parle en général de manière abstraite de ce qu’on veut faire, donc autant avoir un enregistrement de ce qu’on fait sur scène. Et puis évidemment c’est une envie personnelle, je veux voir comment ça sonne en concert, pas seulement en sortie de console où tu peux pas te faire une idée : c’est le réglage de la salle, donc au niveau de la voix t’as l’impression de rapper dans tes chiottes, si tu fais écouter ça faut faire abstraction des conditions, donc ça suffit pas.

A : Pour revenir à ton émission, il y a des nouveautés qui t’ont marqué dernièrement ?

T. : Pas mal de trucs… [Il réfléchit] Les Crown City Rockers, que je connaissais pas, j’ai juste entendu un maxi mais il y a un morceau, ‘Astroshocks’, que je trouve vraiment excellent. Du rap avec des instruments joués, avec un feeling que j’adore, ça reste smooth et en même temps ça rentre dans le tas. Le dernier album que je kiffe c’est BlackRoc, les Black Keys avec plein de rappeurs, Q-Tip, Mos Def, RZA, Pharoahe Monch, Ludacris, et même des vieilles pistes de ODB pour mettre dessus [rires]. Le projet est énorme, dans le genre fusion rock-rap. Dans le genre il y a aussi le projet Binary Audio Misfits, réunion de deux groupes, Experience, un groupe de Toulouse, groupe de rock toujours inspiré par le rap (ils avaient fait un album de reprises fusion de NTM, P.E., etc.), et de The Word Association, un groupe de rappeurs texans. Ils avaient sortis un maxi et maintenant un album, c’est assez barré. Un côté rap bien électro avec de la guitare, des voix en ricain et en français, c’est assez che-lou, j’aime bien. Et puis il y a le dernier Mos Def, qui est pas mal.

Le rap français j’en écoute, mais… pas trop en fait. Je trouve pas souvent la came que je kiffe, et rarement les textes qui m’intéressent, même si au niveau de la forme il y a des trucs qui peuvent envoyer. C’est du français, je comprends un peu trop bien [rires]. Il y a plein de rappeurs ricains, j’aurais un meilleur niveau je pourrais pas les écouter, mais bon je kiffe le… [il claque des doigts]… la façon de poser, l’instru. NWA, quand tu comprends t’écoutes pas, enfin tu comprends en gros mais ça peut te passer au-dessus. Il y a des mecs que j’adore, comme Rocé qui est une des plus belles plumes du rap français, il y a pas à chier, ou des morceaux de Kery qui sont énormes. Mais c’est vrai que j’en écoute pas beaucoup. C’est aussi une manière de pas trop se laisser influencer, de laisser fonctionner son propre imaginaire. Des fois ça joue des tours, tu te rends pas compte que t’as repris deux rimes de machin, même sorties de leur contexte, t’enregistres ton morceau, et puis quand tu le réécoutes, tu te dis : oh putain, merde ! Et là t’es vert, parce que t’es bon pour changer ton texte et réenregistrer ta prise.