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Celui qui connaît Gérard Baste l’a découvert soit par la télévision, soit par Svinkels. Le groupe, né dans le centre de Paris au milieu des années quatre-vingt dix, fait rapidement parler de lui. Les accointances avec le milieu de la fusion parisienne, des concerts dans les bars parisiens, et surtout les textes truffés de jeux de mots qui rappent la fête subjuguent le microcosme qui entoure Gérard Baste et ses trois acolytes, Nikus Pokus, Mr Xavier et Fred Lansac. Au point que la formation se verra rapidement qualifiée de Beastie Boys français et sera repérée par Delabel.
Pourtant, plusieurs heures durant, quand Gérard Baste déroule l’histoire des Svinkels, il dévoile derrière les paroles festives du groupe une grande frustration. Celle d’un trio notamment dépassé par son seul et unique succès : « Réveille le Punk ». Le morceau, aussi rock que rap, scellera définitivement le destin des trois MCs et de leur DJ, que plus personne ne saura dans quelle case mettre. Du rock ? Les Licence 4 du hip-hop comme l’a écrit une journaliste française qui écume le milieu depuis des années ? Du rap rock à la limite ? En tous cas, rares seront ceux qui qualifieront les Svinkels en tant que rappeurs à part entière. Ou alors en se pinçant le nez et avec le bout des doigts.
Ça n’empêche pas le groupe de retourner les scènes partout dans l’hexagone malgré des ventes de disques décevantes. Mais en coulisses, il vit cette mise à l’écart du rap français comme une injustice. Et l’étiquette fourre-tout de rap alternatif que les Svinkels symboliseront parmi d’autres durant la première moitié des années 2000 n’y changera rien. Au contraire, elle ne fera qu’aggraver les choses. On est en plein symptôme du sparadrap du Capitaine Haddock. Car les Svinkels n’ont jamais voulu être alternatifs, ils ont seulement voulu être rappeurs, rien de plus. Et ils se collent une pression pas possible à vouloir être enfin reconnus en tant que tels. Au point que le groupe, après onze ans d’existence discographique, finira par y laisser sa peau.
Cette pression, Gérard Baste s’en délivre quand il s’agit de revenir à la musique, en solo, un an après la rupture des Svinkels. Ça se fera progressivement, à travers plusieurs projets musicaux et des escapades télévisuelles de plus en plus nombreuses. Galvanisé par les jeunes, ceux qui viennent à ses concerts ou ceux qui rappent avec lui tel A2H, le rappeur du centre de Paris multiplie les scènes, fait la paix avec l’étiquette de rap alternatif et sort un bootleg, mais tourne toujours autour du pot. Celui de son album solo, dont le concept a fuité depuis plusieurs année et que son auteur qualifie de « Bastarlésienne ». 2016 et un crowdfunding à succès plus tard, avec les meilleurs lots que le rap français n’ait jamais connu, Le Prince de la vigne voit finalement le jour. Et malgré un agenda bien rempli qui sera couronné par un concert à l’Élysée Montmartre le 28 janvier, Gérard Baste déroule trente ans de rap dont vingt de carrière. À son domicile, plusieurs heures durant, en famille sur les bords de l’Oise. Sans pression cette fois, si ce n’est quelques unes à descendre. Comme depuis quasiment trente ans. Entretien.
Zulu dans le centre de Paris 1988 – 1992
Je découvre le rap en 1988. J’habite dans le premier arrondissement de Paris, je suis scolarisé dans le quatrième, je suis un enfant de classe moyenne, bref, sur le papier, rien de très hip-hop. Sans même parler des acteurs du mouvement, les gens qui écoutaient du rap étaient encore peu visibles. Avant ça, le seul truc qui me passionnait, c’était Renaud dont j’étais un grand fan. Sinon, je n’écoutais que ce qui passait à la radio. Mais quand j’attrape le virus, ça me passionne immédiatement. J’étais hyper enthousiaste dans mon collège avec mon t-shirt du Licensed to Ill Tour 1987 des Beastie Boys même si je ne faisais pas très bien le rapprochement entre tout ce qui sortait et ce qu’il se passait. On ne se rend pas compte mais pour nous à l’époque, en une année, il se passait trop de choses. J’avais récupéré mes premières cassettes lors d’un voyage en Tunisie, sur l’un de ces marchés qu’il y avait partout dans le monde et où tu pouvais trouver des versions pirates. C’était Run D.M.C. et les Beastie Boys. Une fois rentré, en bon mec du centre de Paris, je vais à La Samaritaine, qui était le seul endroit que je connaissais qui vendait des vinyles de rap. Tu y trouvais surtout du Def Jam et j’ai rapidement acheté tout ce que je pouvais, Eric B & Rakim, LL Cool J, des trucs comme ça. Ce sont mes premiers disques.
En quelques années, tout change, le rap devient plus visible. Mais durant toute la fin des années quatre-vingt et tout début des années quatre-vingt dix, il fallait vraiment s’y intéresser. De mon côté, j’ai aussi eu une chance : mon père allait beaucoup aux USA pour le boulot et il me tenait au courant de ce qu’il s’y passait en rap. Quelque part, il était un peu complice de ma passion car lui aussi est un passionné de culture américaine, même si c’est plutôt côté country pour sa part. Comme tout le monde à cette époque, j’étais très concerné par le hip-hop, tu ne pouvais pas limiter la chose au rap. Il y avait cette idée qu’il fallait toucher un peu à tout. Le hip-hop, c’était un peu les Castor Junior en fait [rires]. Il fallait avoir son graffiti, faire un peu de breakdance, un peu de beatbox, rapper un peu, et surtout avoir des affaires hyper dures à avoir. La panoplie comptait vachement, mais on la portait finalement en rasant les murs de peur qu’on nous la dépouille. Avec le recul, on regarde cette passion pour le hip-hop comme un truc folklorique, aujourd’hui un peu daté. Mais en réalité, déjà à l’époque, tout le monde se foutait de nos gueules. Nos looks, nos baggies, nos casquettes, ça faisait marrer les gens qui trouvaient qu’on se la pétait grave. Mais c’était plus fort que nous, on était des zulus. J’ai eu des styles incroyables, tu pouvais me croiser à Hôtel de Ville avec une chemise à carreau, un chapeau de feutre avec en-dessous un bandana [rires]. Il faut dire qu’on en faisait des caisses aussi, au point que les punks étaient presque plus admis que les b-boys. Mais de toute façon, le vrai style, c’était de faire partie d’un truc à part, d’un clan. Pour nous, les petits babtous de Panam, c’était un peu chaud parfois. Paris était plus dur qu’aujourd’hui. Mais pourtant, on vivait tout ça de façon hyper conviviale. Dès qu’on se croisait dans la rue sans se connaître, mais qu’à la panoplie ou à des détails, t’identifiais un auditeur de rap potentiel, on se faisait des petits signes. C’était un peu du tossing [rires]. Et si tu faisais les trucs assez bien, on te respectait. Après, moi je suis arrivé entre deux générations. J’étais là à l’époque des pionniers, mais comparé à eux j’étais hyper jeune et quelque chose comme le terrain vague de La Chapelle m’impressionnait beaucoup, je n’osais pas trop m’en approcher. Du coup, mon cheval de troie a été le graffiti qui était vachement apparenté à Paris intra muros. Tu avais le noyau dur, ceux qui se faisaient des métros, ce genre de chose, puis ensuite, tu avais tous ces petits tagueurs dont je faisais partie. On était en général des jeunes de classe moyenne, qui habitaient Paris même. J’avais des potes dans le graff, j’en faisais aussi, j’ai pu faire mes preuves sans non plus rentrer dans la catégorie des acharnés. Je taguais sous le nom de Bastard qui est devenu avec le temps Baste [il le prononce à l’américaine, NDLR]. Mais surtout, je dessinais beaucoup. Je me suis décidé à faire des déco payées, des chambres, des devantures, ça m’a permis de vivoter.
Les Beastie et le RZA Français 1992 – 1997
Parallèlement je rappe un peu sous le nom de Red Nose et je rencontre Nikus en 1992, avec lequel on montera très vite Svinkels. Il était dans le lycée voisin au mien. À vrai dire, on ne se voyait pas vraiment faire du rap, mais tous, en tant qu’auditeurs, on rappait un peu. C’était très spontané et finalement on s’y essayait tous, par mimétisme de ce qu’on écoutait. Ensemble, on s’est mis à écrire des textes plus sérieusement et on a développé le concept Svinkels. On a ensuite rencontré Xavier, qui avait atterri dans le centre de Paris après avoir grandi dans le dix-neuvième arrondissement. On a tout de suite adoré son attitude et il avait déjà un bagage : il faisait partie d’un groupe de fusion, THC, du funk un peu rappé. Il connaissait aussi Chimiste et gravitait autour de La Cliqua, avait des contacts à l’Hôpital Éphémère. On l’a d’abord vu comme notre Flavor Flav’. C’est aussi lui qui nous amène Fred Lansac, notre premier DJ qui lui aussi faisait partie d’un groupe de fusion qui s’appelait Sept. Tout au long de notre carrière, il y aura toujours dans les Svinkels un petit bout de cette galaxie funk et fusion de Paris, essentiellement à travers le clavier de Sept, Ludovic Bource [alias Planet Get Down, alias Dr Crunkeinstein, NDLR] avec lequel on travaillera régulièrement jusqu’à notre dernier album.
On s’est mis à poser dans des bars et des soirées du centre de Paris, souvent fréquentées par ce milieu funk et fusion. On a eu très vite un gros buzz, à notre échelle, parce qu’aux yeux des gens on était les premiers à rapper la teuf. OK, il y avait les Beastie Boys, mais tu avais la barrière de la langue et les paroles n’étaient pas super riches. Nos jeux de mots sur l’alcool et la fume parlaient à tous nos potes. Ceux qui rappaient étaient sur le cul. Cypress Hill en France, c’était embryonnaire, il n’y avait pas Eminem ou des trucs comme ça. On nous voyait vraiment comme les premiers. Pour tout le monde, c’était hyper nouveau. Ce buzz nous a ouvert des portes. On a commencé à avoir des rendez-vous en maison de disques. Quand deux ou trois ans avant, on n’imaginait même pas faire du rap autrement qu’entre potes, là on allait immédiatement présenter nos maquettes à des labels. On a eu notamment un rendez-vous improbable dans une major, je crois que c’était Universal. On avait enregistré des démos grâce à Fred. En réalité, nous n’étions pas du tout prêts : nos morceaux faisaient huit ou neuf minutes, nos refrains tombaient n’importe comment. Mais on voulait y aller, on y croyait.
Finalement, Emmanuel de Buretel nous a repérés. Il avait flashé sur Fred Lansac. Il trouvait que c’était un personnage. Pour lui, Fredo était le RZA français et nous les Beastie français. Nous, on ne savait pas très bien qui était Emmanuel de Buretel, mais il suffisait de discuter avec lui cinq minutes pour comprendre son parcours, ses faits d’armes. Il y avait aussi Laurence Touitou, tous ces gens-là. Sur le coup, on n’a pas mesuré quelle porte était en train de s’ouvrir, on était toujours dans notre microcosme. C’est d’ailleurs un de mes regrets de ne pas avoir totalement compris qui on avait en face de nous. Reste que dans son bureau avec un Mode 2 au mur, Emmanuel De Buretel nous dit « je vous signe en édition et on fait de la musique ». En un an on s’est professionnalisés. Très vite, on publie notre premier morceau, « Alcotest », sur la compilation Police. On gravitait autour d’un studio à Montreuil : Mercredi 9. C’est eux qui ont enregistré tout notre premier projet et Fred Lansac y avait un petit espace qui lui servait de studio. Le mec qui réalisait le projet Police le faisait également à Mercredi 9. La compilation mélange beaucoup de monde, de Driver à James Delleck, en passant par Section Fu, Faf Larage ou Koalition. Il y avait aussi les mecs de Schkoonk! avec qui je taguais quand j’étais gamin. Eux aussi étaient de Paris centre, vers le Carreau du Temple. C’était hyper pluriel.
« Dès le début, l’étiquette de Beastie Boys français nous est sortie par les yeux. »
À l’époque, on ne comprend pas du tout qu’on va être en décalage avec le reste du rap français, que cette compilation sera une exception dans notre carrière. Pour nous, cette compil’ où tout le monde se mélange, c’était normal. On faisait tous la même chose, chacun avait juste son délire, c’était dans l’ordre des choses dans le rap de l’époque d’avoir ton concept. Alors nous retrouver avec tous ces gens si différents les uns des autres sur le même disque, il n’y avait rien de plus normal. On n’a jamais voulu devenir une branche du rap français pratiquement à nous tous seuls. Même la référence aux Beastie Boys nous est rapidement sortie par les yeux. Et on a très vite senti une petite méfiance vis-à-vis de nous. À l’époque, il y avait les skills, mais aussi la crédibilité. C’est quelque chose de beaucoup moins important aujourd’hui, idem pour l’expérience. Aujourd’hui, ce que tu fais est bien ? Ça suffit. À l’époque, non. Et par crédibilité, je ne parle pas d’authenticité. Les gens savaient qu’on ne trichait pas. Mais est-ce qu’on était crédibles par rapport aux codes de l’époque ? C’est autre chose. Et il faut aussi s’avouer les choses : on avait beau être persuadés d’être parmi les meilleurs rappeurs de Paris, ce n’était pas si vrai que ça. C’était cool, mais quand je réécoute aujourd’hui nos vieux trucs, on a beaucoup plus mal vieilli que plein d’autres projets sortis à l’époque. On est maniérés sur nos premiers titres, c’est incroyable, à l’image de tous ces gens qui adoraient ODB et dont on faisait partie. Mais dans nos têtes, on défonçait tout. Alors c’était très dur d’être déjà renvoyé à une étiquette alternative. Ce qui s’est passé sur Police, pour nous, c’est ce qui aurait dû se passer tout au long de notre carrière. Pourtant, avec le recul, cette étiquette alternative était déjà hyper justifiée.
Premier EP 1997 – 1998
En même temps qu' »Alcotest », on prépare notre premier disque, l’EP Juste fais là ! Ce disque, on l’a fait avec la même idée que tous ceux que l’on fera ensuite : conceptualiser au maximum, installer un univers. Nikus joue sa carte pamphlétaire, consciente. Moi je fais mon titre d’obsédé avec « J’pète quand je crache », pour mon côté cul et égotrip. J’ai toujours été plus un rappeur d’égotrip et de freestyle, alors que Nikus était plus un rappeur qui voulait défendre des thèmes. On se rejoignait sur l’alcool, la drogue et la fête, et pour le reste, on se laissait la place à l’un ou à l’autre. Notre duo était le cœur du groupe et le côté sideman hyper efficace et je-m’en-foutiste de Xavier complétait le tout. Guts, qui avait déjà produit « Alcotest », travaille avec nous sur l’enregistrement. Il fait la direction artistique et produit un autre morceau, puisque Kif Records, son label avec Faster Jay, coproduit le disque avec Delabel Editions. C’est un peu la vie dont on rêvait, celle qu’on n’imaginait même pas deux ans auparavant. Mais on ne se rendait pas trop compte de la chance qu’on avait, vu comment tout se faisait naturellement, avec notre réseau et celui des gens qui ont commencé à nous entourer.
À côté on investit un peu plus les bars pour nos premières tournées. Dans le rap, faire des concerts dans des rades est un truc qui a contribué à nous donner dès le départ cette étiquette alternative, même si personne n’employait ce mot à l’époque. Mais pour nous, faire des concerts dans des bars, c’était naturel. Et surtout, ça faisait partie de l’identité de Paris Centre. Tous ces bars parisiens avaient pris de plein fouet le rock alternatif et tout le monde les voyait et les utilisait comme des lieux faits pour faire vivre la musique. On n’écoutait pas spécialement la Mano Negra ou les Garçons Bouchers, mais on voyait bien que le modèle était là, devant nos yeux. Notre entourage y était également fourré, y jouait aussi. Comme nous étions du centre de Paris, pour nous comme pour tout le monde du coin, c’était naturel qu’on soit dans ces lieux, d’autant plus avec nos thèmes.
Rapidement, Fred Lansac s’efface doucement des Svinkels. Fred est pourtant un ami en plus d’être un mec hyper intéressant. Sa taille, son look incroyable, ce style qui faisait que t’aurais pu le mettre sur une photo du Wu-Tang sans que ça dénote une seule seconde, ça nous fascinait. Et en vérité, on était aussi comme plein de petits blancs fans de rap : les renois nous fascinaient encore plus que quiconque. Mais Fred était aussi dans son univers, complètement intouchable. Rien que sa manière d’articuler, tu ne comprenais pas toujours ce qu’il disait. Et nous avec Nikus, on avait de grandes ambitions. On voyait des groupes de rap percer, on voyait des gens dont on se sentait aussi proches, comme Silmarils ou Lofofora percer, et on y croyait : « on va être le groupe de rap blanc français ! » On y croyait tellement que dans notre façon de mener le groupe, on flirtait parfois avec un certain diktat. J’avais un leadership assez important et je n’étais pas toujours à l’écoute. Quand ça ne nous plaisait pas, on n’était pas très cools, un peu chiants. Fredo était avant tout notre DJ. Mais dans ce contexte et grâce à notre premier EP avec Guts et Faster Jay, on découvre Pone qui est le DJ des Rieurs avec lesquels Guts bosse aussi. De fil en aiguille, il est arrivé au sein du groupe, jusqu’à en faire complètement partie entre Tapis Rouge et Bons pour l’Asile.
Réveiller le punk et vider le champagne des Matmatah 1999 – 2001
Quand on part sur Tapis Rouge, Fred est en train de s’effacer du groupe même s’il est encore là lors des enregistrements. Nikus produit définitivement tous nos morceaux. Quel que soit l’état de nos relations, qui se sont malheureusement dégradées avec le temps, on a toujours apprécié travailler ensemble. On avait une vraie mécanique et une complémentarité. Nikus est quelqu’un qui produit énormément à l’instinct. Il écoute des disques, et dès qu’il repère un sample, il le prend et fait une production. On était beaucoup dans le sampling. À nos débuts, peu de gens savaient timestrecher un sample, mais lui oui. On travaillait avec nos boites à rythme, nos MPC, on travaillait avec les techniques auxquelles on arrivait à accéder, comme ce S01 avec lequel on samplait pour nos premiers morceaux. Un S01 c’est huit secondes de boucle autorisée. Après ton morceau est fini. On était aussi influencés par le rap américain qui se faisait à l’époque, très marqué par les débuts de Wu-Tang ou de Cypress Hill pour ne citer qu’eux. On travaillait beaucoup en retraite, notamment à Clamecy [entre Nevers et Auxerre, NDLR] ou en Bretagne. La journée, Nikus bossait sur les instrus et le soir, je cherchais des concepts en écoutant ses prod’ et j’écrivais. On rappait aussi beaucoup sur des faces B qui nous servaient à poser nos thématiques et nos premières phases, le temps que l’instru qui convienne tombe. On a toujours construit nos disques comme cela et ça fonctionnait bien. Xavier lui, arrivait toujours au dernier moment et écrivait presque toujours en studio. Il n’était que très peu là quand on démarrait les titres avec Nikus. On était très solitaires dans notre façon de créer, et c’était très empirique.
Quand on est prêts, on part enregistrer l’album. Delabel nous envoie à la Mahoudière, une ferme normande réhabilitée en studio. C’était tenu par un vieux briscard qui avait fait quelques gros trucs dans les seventies. Il avait une incroyable collection de vinyles d’illustrations musicales par contre. On était pauvres de ouf, alors au lieu de lui proposer d’en racheter, on s’est contentés d’en taxer un ou deux, ainsi qu’une ou deux bouteilles dans sa cave, rien de plus. On y fait l’album sans se poser trop de questions, mais avec la même idée que celle qu’on avait à chaque nouveau projet : faire un son plus gros, plus fat. En l’occurrence, on était persuadés de faire un truc bien et que quelque chose allait se produire. On avait un beau budget, des gens aux manettes. Mais en réalité on se regardait beaucoup le nombril sans trop comprendre qui nous entourait. Laurence Touitou, on ne l’a jamais vraiment calculée par exemple alors que c’est l’une des premières à avoir ramené le hip-hop en France. Nous on se disait juste : « on a des morceaux qui tuent, des jeux de mots qui tuent, une identité qui tue. » Et quand on a fait « Réveille le punk », on s’est carrément dits qu’on avait fait un tube, on le sent. La maison de disques a dû le penser aussi puisqu’elle nous a financé un clip à cinquante mille euros. Et elle ne s’est pas totalement trompée, puisque M6 se met à le programmer chaque nuit, à une époque où c’est la seule chaîne hors câble qui diffuse de la musique.
Mais finalement, même si « Réveille le Punk » a été l’un des plus gros tournants dans notre parcours, ça n’a pas été le tube qu’on espérait. Ça n’a été qu’un tube de concert et de la programmation de nuit sur M6. Ce morceau a conditionné notre carrière dans tout une partie de ce qu’elle a eu de géniale. Grâce à lui, une niche s’est créée et on a pu en profiter. Il y a même eu souvent une confusion : des programmateurs étaient persuadés qu’on était un groupe de rock car ils ne s’étaient basés que sur ce titre. Mais il y a aussi eu le revers de la médaille : on nous a collé encore plus l’étiquette alterno de Beastie Boys français, qu’on trouvait hyper réductrice et un peu lourde à porter. C’était peut-être un mal pour un bien finalement, mais on a mis du temps à le comprendre. Au départ, on voulait tous les avantages sans les inconvénients, le plus gros étant de ne pas être reconnu comme un groupe de rap. Côté avantages, on a commencé à avoir l’occasion de jouer dans des salles rock avec des gens en folie, des filles qui montrent leurs seins et un public énergique. Entre ça et une MJC où juste pour acquérir une légitimité rap, on aurait joué dans des ambiances qui puent la défaite voire la défiance, devant trois mecs qui hochent la tête ou se font chier, le choix était vite fait.
« Avec Réveille le Punk, on pensait avoir fait un tube. Ça l’a été : un tube de concert et du Boulevard des Clips sur M6. »
C’est là qu’intervient notre deuxième grande chance à cette époque : on devient amis avec Matmatah, via l’entourage de Nikus. C’est l’époque où ils cartonnent, celle de « Lambée An Dro », et ils ont le droit de faire ce qu’ils veulent. Ils partent en tournée et nous proposent de faire leurs premières parties, pile quand sort notre propre album. Là on découvre autre chose. On sort des bars et des petites salles pour se retrouver avec un groupe de rock qui remplit chaque endroit où il passe, dans toute la France et devant un public qui leur est acquis. Pour nous, c’était comme être avec les Rolling Stones. On franchit un cap, aussi bien dans ce qu’on voit qu’il est possible de faire que dans ce qu’on apprend, car leur public ne nous connaît pas. Et je dois dire qu’il nous était même hostile ! [rires] On franchit un gros cap dans l’apprentissage de la scène. On représentait tout ce qu’ils détestaient et ils nous le faisaient bien sentir. Lors d’une date, par exemple, le public s’est assis en nous tournant le dos pendant qu’on jouait. C’était des happening qu’ils nous faisaient, des vrais flash-mobs ! [rires] C’était dur, mais à côté ce qu’on vivait avec les Matmatah sur la route était très cool. Et ça a été une super école. Ça nous a appris à parler au public, savoir lui rentrer dedans, lui faire des vannes, amener nos morceaux aussi, toutes ces choses. Au fur et à mesure des vingt dates, on a réussi à faire passer nos trucs, notamment au Bikini à Toulouse.
Du coup, public hostile ou pas, notre nom commence à résonner un peu, notamment auprès des programmateurs des salles de concert. Grâce à cette tournée associée à « Réveille le Punk » et la sortie de notre album, on commence à avoir des propositions pour tourner dans des vraies salles. On est en plus à l’époque où le rap est blacklisté des salles de concert. Quand tous les rappeurs se sont retrouvés à la porte, on a fait partie des rares qui ont pu tourner régulièrement, et cela malgré un public pas toujours facile à tenir non plus ! [rires] Sans s’en rendre compte, on avait trouvé notre voie en fait. Ce n’était juste pas celle qu’on imaginait. Et ça, une fois le concert fini, on le ressassait, surtout qu’à côté, on n’était pas invités sur des mixtapes ou sur des albums d’autres groupes. On nous calculait pas pour ce qu’on estimait être. Ça conditionnera toute la carrière des Svinkels, où on a finalement atteint des sommets sur scène, mais jamais sur disque ou en radio. D’ailleurs, l’album ne fonctionne pas. On était l’antithèse du modèle économique du rap français de l’époque : on tourne beaucoup, mais on ne vend pas assez, quand pour tout le rap français, c’est exactement l’inverse qui se produit. On rapportait des cachets, pas des droits d’auteurs ni des ventes. Tapis Rouge est pourtant le disque des Svinkels qui se vend le mieux dans notre carrière, mais insuffisamment, à une époque où le CD est encore surpuissant. Il fallait en vendre quarante mille pour que ce soit rentable, on en a vendu un peu plus de vingt-cinq mille avec un clip en rotation sur M6. Dès le début, c’est un mauvais départ en maison de disques.
Casser la scène… et des contrats 2001 – 2002
On le vit assez mal, et surtout, on a l’impression de ne pas être défendu, que personne ne comprend ce qu’on fait. On fait du rap et personne ne veut l’admettre. Même si les portes des salles de concert s’ouvrent, on est réduit partout à « Réveille le Punk ». La FNAC elle-même ne veut même pas nous mettre dans le rayon rap. Pour eux, on est une sorte de rock rap bizarre. Ensuite, il y a toute la nouvelle scène française qui débarque avec des groupes comme Java dont on nous rapproche alors qu’on est bien moins consensuels et pas du tout teintés chanson. On se sent un peu dépossédés de ce qu’on veut être, malgré un engouement sur Paris et lors des concerts. On était hyper frustrés de ne pas pouvoir transformer notre album rap, vraiment original, en un succès. On s’est retrouvés dans une espèce de zone grise et au lieu d’essayer d’en sortir, on a commencé à se plaindre, à chercher sur qui remettre la faute. Évidemment, dans ce genre de situations, vers qui tu te tournes en premier ? Ton label. En plus, on s’entendait mal avec Benjamin Chulvanij avec lequel on avait une rivalité héritée de son époque auprès de Kickback. Alors on emmerdait le monde qui nous entourait en disant : « y a du potentiel, faites ce qu’il faut pour que ça marche. » Mais en fait, c’était à nous de faire le nécessaire pour que ça marche, eux faisaient déjà le maximum. Surtout que ça ne marchait pas si mal ! On commençait à avoir des plans, des salles de concert, des propositions de sponsoring. Devant cette attitude, Delabel a perdu patience surtout qu’en face de notre comportement, on n’avait pas des centaines de milliers de ventes à leur faire valoir. Ils nous ont rendu le contrat. Quand ils rompent le contrat, c’est finalement là où on gagne le plus d’argent. Avec Svinkels, concerts mis à part, on a toujours plus gagné en signant des contrats puis en se faisant jeter qu’en vendant des disques ou en passant à la radio.
On s’est retrouvés un peu comme des cons. C’est l’époque où les maisons de disques commencent à aller mal, et on est des anciens, c’est à dire de l’école où un label te semble incontournable. On n’a pas du tout la culture du home-studio. On n’avait pas du tout compris qu’on pouvait faire des choses par nous-mêmes, avec d’autres moyens. On a cet héritage qui te laisse penser que les maisons de disques sont le sacro-saint, que c’est à elle de trouver des réalisateurs pour les clips, des studios qui cartonnent, et que l’artiste, lui, n’est là que pour créer. Si on avait été plus intelligents, on aurait fait comme Orelsan ou plein de gens de la jeune génération qui ont cette culture en eux. Mais on a été élevé dans une époque où tu ne pensais pas pouvoir réussir dans la musique sans les maisons de disques. Pour nous, elles faisaient partie de la route à suivre et il fallait que tout se passe selon les règles, celles qu’on avait assimilées en signant très tôt. Quand on a compris qu’un autre chemin était possible, c’était déjà trop tard, c’était le début de la fin de Svinkels. Au moins, on avait compris que la scène était notre ADN. Ça on ne l’a jamais lâché, et on y construit notre rapport au public. On a aucun relais médias, on ne tourne pas d’autre clips que « Réveille le Punk », on a essayé de se relancer sans succès avec l’EP Bois mes paroles qui avait été notre dernière chance chez Delabel, alors de toute façon, c’est le seul terrain qu’il nous reste pour exister. Et ça paie ! On accède à des salles plus grandes et on réalise qu’on a un public super fidèle, une vraie fanbase en fait. Les concerts, ça devient notre vie, on ne pense même pas à autre chose, en plus on a DJ Pone avec nous sur scène. Toute la fin de cette période, on tourne et entre les dates, on rentre à Paris, on matte des films et on dort. Finalement, à partir de 1999 on a passé la plupart de notre temps en tournée.
Infarctus et courant alternatif 2003 – 2004
Fin 2002, début 2003, on retrouve une maison de disques en signant chez Atmosphériques. Leur directeur artistique est le manager d’Enhancer qui est un groupe que l’on côtoie. Il nous a vendu à Marc Thonon qui dirigeait le label et qui avait les Wampas en signature qu’on connaissait depuis longtemps, notamment Xavier qui connaît bien le milieu punk. Pour nous, c’était cool, on avait super confiance en ce D.A. D’ailleurs on a bien fait puisqu’on a fait là-bas ce qui est considéré comme notre meilleur album. Nikus est toujours à la production qu’il partage avec Ludovic Bource qui, toujours sous le nom de Planet Get Down, place ce qui sera nos hits. « Le Svink c’est chic », « Happy Hour », tous ces morceaux sont de lui. Pone devient notre DJ officiel, on le fait apparaître sur l’album et dans toutes les photos de presse, ce n’est plus seulement notre DJ de scène. Encore une fois, c’est un disque qu’on fait tout seuls : aucun invité, pas de featuring, rien. Et paradoxalement, c’est l’époque où l’on rencontre du monde, où finalement se crée ce petit monde du rap alternatif parisien dont on a fait partie et qu’a essayé de montrer le documentaire Un jour peut-être. On rencontre TTC, on apparaît avec eux sur la mixtape Quality Streetz de Para One et Globe. Pone nous met en connexion avec Triptik. Finalement, on est pour une fois un peu moins seuls et on se lance dans le projet Qhuit avec eux [Qhuit est une marque de vêtements, naissante à l’époque, qui organise une compilation avec tout un pan de ce qui sera plus tard, à tort ou à raison, qualifié de scène alternative du rap français, NDLR]. Avec Triptik ou les DSL, ça se fait de façon super naturelle. Quant à TTC, au départ, le collectif était un peu suspicieux sur eux. Pour nous, c’était trop bizarre pour être sincère. Quand il a été question qu’ils nous rejoignent sur Qhuit, tout le monde trouvait ça un peu chaud, se moquait de leur délire. [Prenant la voix de Tekilatex] « Je suis un papillon violet. » Je leur ai dit qu’ils étaient fous, que les TTC sont des Américains. Quand ils sont finalement montés dans le camion pour qu’on aille enregistrer le projet en Bretagne, ils sont arrivés en nous annonçant qu’ils avaient un nouveau morceau. C’était « Dans le club ». Ils nous l’ont fait écouter et tout le monde a fermé sa gueule [rires]. Ils ont été magiques, en studio, ils ont plié chaque instru avec une facilité déconcertante et en fourmillant d’idées. Notamment Cuizinier qui était vraiment incroyable.
Un soir, avec toute cette équipe, on part chez Générations où l’on est invités pour commencer à faire exister Qhuit alors que le projet n’est pas encore sorti. On doit poser un freestyle. Arrivé devant la radio, je fais un infarctus. Ça faisait un moment que je ne me sentais pas super bien. J’avais arrêté de fumer des joints parce que ça me mettait vraiment mal. J’avais déjà été à l’hosto les mois précédents car j’avais fait des malaises genre crise de tachycardie. Et surtout on était stressés. Ça ne se voyait probablement pas de l’extérieur, mais on se mettait vachement la pression lors de tous nos projets. C’est paradoxal, mais j’ai finalement fait cet accident cardiaque alors que j’avais déjà vachement calmé le jeu. Et ça m’a encore plus calmé. De vingt à trente ans, on a fait n’importe quoi, même si c’était toujours pour se marrer. Comme tous les gens qui ont fait la fête non stop durant une longue période, je me souviens de plein de détails tout en me rappelant assez mal de l’ensemble, c’est très emmêlé. Je peux te dire qu’on buvait beaucoup ou qu’on faisait des expériences bizarres sous acide. Par exemple, un jour on a décidé d’aller au Louvre sous champignons hallucinogènes, voir si on aurait des révélations devant les œuvres. Une autre fois, j’ai été voir Les Visiteurs sous LSD. J’ai trouvé les effets spéciaux incroyables ! [rires] Ajoute à ça le mode de vie sur scène : tu manges tout le temps des buffets plein de charcuterie ou des repas gras et copieux. Tu es dans le milieu alterno, donc tu fréquentes des squats, des associations te logent dans leurs locaux qui se transforment en squat le temps d’une soirée ou chez leurs potes qui se déglinguent. Et forcément, avec nos paroles on drainait aussi un public qui avait le même mode de vie que nous. Quand tu es les Svinkels et que tu descends dans le milieu alternatif du Jura ou de l’Aveyron, les mecs t’attendent au tournant. C’était super cool, on était souvent hyper bien accueillis et on en profitait, sans calcul. Il n’y avait pas de protocole, il arrivait ce qu’il devait arriver et c’est tout. On était rentré dans une routine ultra festive et on a réussi à garder avec la drogue un rapport récréatif. Au point que quand je fais cet infarctus, je ne réalise pas trop en vérité. Évidemment, je me calme. Mais pour moi, c’est une hospitalisation de laquelle je sors plus en forme que jamais. Je me remets au sport et j’arrive à rester super clean et éviter les excès. Rapidement, les médecins m’ont donné leur accord après des tests d’effort pour que je reprenne la scène. Donc finalement, pour moi ça n’a été qu’une petite coupure, le groupe a vite pu reprendre. C’est pour Nikus, Pone et Xavier, notre entourage, le label et les gens sur le terrain, que ça a finalement été le plus angoissant : la santé d’un pote, l’inquiétude sur l’avenir, les annulations à gérer, c’est finalement eux qui se sont retrouvés confrontés à toutes ces choses-là.
« On a jamais aussi bien tourné qu’après que j’ai fait un infarctus. »
On a jamais aussi bien tourné qu’après cet incident. On s’était arrêtés par la force des choses mais finalement, ça crée encore plus de demande. On repart avec un set qu’on avait super bien bossé. C’était même parfois too much : trois fous avec un DJ incroyable qui font des chorégraphies sur scène, des bruits de cochons qu’on égorge… « Les Licence 4 du hip-hop » comme l’avait écrit Stéphanie Binet. On fait également la tournée Qhuit. Pour nous, Qhuit, c’est l’âge d’or du truc. À nos petits niveaux, on cartonne tous. Nous les Svink, on commence à avoir les gros festivals, des super dates, ça impressionne tout le monde avec ce côté déglingué capable de retourner une salle. Triptik, ils ont une technique monstrueuse pour laquelle ils sont hyper respectés, car c’est quand même la base et ils ont ce côté zulu. Et TTC ils arrivent avec de l’audace, un univers, le fluo, le swag, ils exploitent l’électro et deviennent des trendsetters. À notre échelle, on était devenus les poids lourds de notre catégorie. On s’entendait super bien, il y avait une énorme émulation entre chaque groupe. Même les rappeurs nous acceptaient plus qu’on ne le croyait. La plupart n’aimaient pas spécialement ce qu’on faisait, ça n’empêche qu’eux au moins nous voyaient comme des MCs. On a été sur les mêmes scènes le même soir que d’autres groupes de rap et on se respectaient, le décalage n’était pas énorme. Seulement, en France, il y a un parcours à faire pour être admis, certains featurings, certains médias.
À l’époque, c’était encore la presse écrite même si c’est le début des sites web et que certains nous ont soutenus. Ça n’empêche, on se demandait pourquoi on n’avait pas les couvertures des magazines. Au sein de Svinkels notamment, surtout avec la tournée liée à l’anthologie DJ Pone Réveille le Svink avec laquelle on obtient nos plus grosses dates, on considérait qu’on était le premier groupe de rap en France à autant tout exploser sur des grandes scènes, à faire des grands festivals. On aurait au moins aimé que les médias s’intéressent à nous en reconnaissant cela. Ce n’est pas qu’on voulait à tous prix que les gens nous aiment, on voulait juste être visible. Au lieu de ça, l’étiquette de rap alternatif a servi de fourre-tout à tout ce qui ne rentrait pas dans les codes du rap français de l’époque. Si on parlait de nous, c’était en faisant référence à Java et Stupeflip. À cette époque, il fallait encore correspondre à quelque chose de précis. On le sentait même à nos concerts, où une partie de notre public ne connaissait même pas notre actualité ni les autres groupes qu’on pouvait côtoyer, simplement parce qu’ils n’écoutaient finalement aucun autre groupe de rap. Je comprends qu’on puisse me dire : « je n’écoute pas de rap mais j’aime bien Svinkels », mais je crois aussi que c’est une phrase bizarre. Car on a toujours pensé que toute personne qui nous disait cela, on pouvait en une heure lui faire découvrir plein d’autres groupes de rap qu’elle aurait appréciés. Mais tu ne peux pas lutter contre ça. Les étiquettes ont un sens pour les gens, notamment en France. C’est pour ça que c’est seulement plus tard, quand on nous a demandé de refaire notre histoire avec le documentaire Un jour peut-être que j’ai admis l’étiquette de rap alternatif, que je la défends même. Parce qu’aujourd’hui, elle est moins fourre-tout, mieux identifiée. Elle permet de résumer ce qu’on a été, notre réalité, et aussi de mettre en valeur ce qu’on a réussi à faire.
Game One, Michel Muller et Michaël Youn 2004 – 2008
Après l’anthologie réalisée par Pone et les tournées, Atmosphériques rompt le contrat qui nous lie. Un de plus, ça fait au moins des sous. [rires] L’anthologie avait vachement bien marché : elle nous avait permis de continuer à monter en puissance auprès des tourneurs tout en mettant en avant Pone qui était finalement le membre du groupe le plus connu. Je pense que nous avons été le seul groupe de rap dont le membre le plus réputé était le DJ. Pas mal de personnes étaient d’ailleurs persuadées qu’il faisait nos productions, alors que même sur nos albums, il n’intervenait que très peu. Mais encore une fois, malgré tout ce qu’on réussissait à faire, chez Atmosphériques, on s’est comportés comme des énergumènes. Par exemple, un jour Xanax débarque chez eux et demande à voir son contrat. Ils lui sortent et Xavier attrape une paire de ciseaux et le découpe en morceaux puis leur jette à la figure. On n’a jamais su pourquoi, même moi. On passait notre temps à faire des trucs comme ça, on faisait tout le temps chier en fait, alors qu’on était super bien entourés et que ventes mis à part, en vrai, on cartonnait, on a suivi tout au long de notre carrière une courbe ascendante. Mais ça ne montait pas assez vite pour nous. Honnêtement, on a eu un pêché d’orgueil : on était un groupe original, intéressant, dont le DJ n’était pas n’importe qui. Mais non, on a encore une fois regardé le verre à moitié vide. On avait pourtant tenté des trucs. Par exemple, on avait envoyé une compilation de vingt minutes de ce qu’on faisait à des gens influents ou qu’on adorait. Ça allait de Fluide Glacial à Alain Chabat à qui on avait même envoyé un inédit pour son film RRRrrrr!!!, en passant par Groland, des journaux qu’on n’avait jamais touchés ou Jean-Pierre Bacri. Finalement, sur deux cents envois, seul Franck Margerin nous a répondu. C’était trop cool que lui réponde, on l’adore. Mais c’est un peu comme lors de la compilation Hexagone dédiée à Renaud où on a eu les boules de ne pas être sollicités : on était devenus pour le milieu les Michel Müller du rap, façon Fallait pas l’inviter. Et quelque part, on a tout fait pour être mal vus.
Personnellement, à cette période, alors qu’on se retrouve progressivement grillé ailleurs que sur scène et dans le milieu alternatif, les choses bougent quand même un peu pour moi. Ludovic Bource travaille sur Alphonse Brown [l’un des personnages musical développé par Michaël Youn, NDLR], à la même période, Michaël Youn prépare La Beuze. Son pote, Vincent Desagnat, est absolument fan de nous et proche de Ludovic. Il me rencontre chez lui et ça devient un ami. On apparaît avec Les Svinkels sur la B.O de La Beuze, et quand ils préparent Fatal Bazooka, je suis de nouveau en studio avec Ludovic Bource. J’apprends que Michaël, qui se débrouille pourtant pas trop mal tout seul, a besoin de conseils. Je suis donc devenu son coach, et j’ai aussi un peu écrit même si comme je répondais à plein d’autres sollicitations et que j’étais toujours à fond sur Svinkels et des projets collectifs, je n’ai pas pu le faire autant que je voulais.
Parmi ces autres sollicitations, il y avait évidemment le Klub des 7, qui a été un projet essentiellement mortel à défendre en live. C’est en plus un peu la quintessence de toute cette scène dont on parlait avant. Fuzati, James Delleck que je connais depuis Police, Cyanure, Fredy évidemment, Le Jouage, on est de nouveau en plein alternatif. « Quand je serais grand » fait partie du top cinq des sons sur lesquels j’ai pu poser. Et encore une fois, c’est sur scène où je m’éclate le plus au final. Il y avait une ambiance qui rappelait celle des freestyles à l’ancienne, ce sont vraiment des bons souvenirs et une espèce de dream-team. Mais il y avait aussi la télévision. Ça commence par Game One où je suis d’abord là pour la rubrique musicale de l’émission Level One sur proposition de mon pote Johann Lefebvre qui anime le tout avec Yannick Zicot. L’année suivante, Yannick part et Yohann me propose de prendre sa place. Cette seconde année, c’est vraiment tout ce que je voulais faire : faire des sketchs, rapper un peu, jouer des personnages, je ne me suis finalement jamais autant éclaté de ma vie. On tournait les cinq émissions de la semaine dans la même journée. On préparait ça le lundi avec Johann et Nabil Djelit. Le mardi on récupérait les accessoires, et le mercredi, on tournait les cinq émissions, quasi dans les conditions du direct. On s’éclatait vraiment. Quand Booba est venu, alors que les gens ne savent pas trop qui je suis, il a été tellement relax. On avait préparé des vannes, il était tout tranquille et ses potes étaient morts de rire. À côté de ça, je testais quatre ou cinq jeux vidéo par semaines, je ne pouvais pas rêver mieux. Quand on s’est fait virer, j’ai vraiment été triste. On n’a pas compris, pour moi c’est inexplicable d’arrêter une émission pareille.
Crunk, clash et crash 2008 – 2009
Après plusieurs années de tournées, des featurings que l’on fait à droite ou à gauche avec des groupes comme Parabellum, AMS ou Pedro Winter, malgré les projets parallèles de chacun, les miens en particulier, on se lance dans un nouvel album. Ça nous semble une évidence à tous de continuer, on ne se pose pas de questions. Et pour la première fois, on arrive à fonctionner comme on le voulait : sans tout attendre d’un label, en choisissant nous-mêmes les gens avec lesquels on va travailler. On fait l’album encore une fois sur un concept. Toute notre carrière, on a été à fond sur le rap américain du moment : façon ODB au début, entre boom-bap cradingue et Cypress lors de notre premier album, plus pêchu et un peu crossover sur Bons pour l’Asile. Là, on est en pleine apogée du crunk et du dirty south. Nikus autant que moi, on bouffe du Lil Wayne toute la journée. Alors on décidé d’emballer le crunk dans un album aux paroles et à l’attitude françaises, un peu comme on l’avait déjà suggéré sur notre précédent disque façon boom-bap avec le morceau « Ça ne sert à rien ». Ce titre, ça avait été les prémices d’assumer complètement cette influence américaine tout en disant qu’on est fan d’un truc qu’on ne pourra jamais être. Nous les français, surtout notre génération, on était incapables d’être des Américains. Sauf que beaucoup d’entre nous ne rêvaient que de ça. On est donc parti sur l’antagonisme d’un son le plus lourd et le plus américain possible tout en allant plus que jamais dans l’univers franchouillard. Enfin, on assume d’être des « Beastie français », on le dit.
Nikus réalise parmi ses meilleures productions. On commence à écrire et on décide d’aller voir Crunkeinstein alias Ludovic Bource, encore une fois. On sait que c’est un super arrangeur, il se met à écrire des musiques de film pour Michel Hazavanicius avec lequel il gagnera un Oscar et un César quelques années plus tard. Il a bossé également avec d’autres rappeurs, notamment Oxmo ou Passi. Il a arrangé toutes les productions de Nikus en étant super enthousiaste. C’est vraiment quelqu’un qui s’est toujours démené pour nous. Ludovic est le genre le mec que j’ai vu descendre de chez lui pendant qu’on bossait, juste pour aller dévaliser une boutique de claviers à Pigalle et revenir avec des synthés sous le bras. Le mec a été champion d’accordéon à onze ans, il est multi instrumentiste et reprogramme n’importe quel synthétiseur en deux temps trois mouvements pour te sortir des combos incroyables. Il a un vrai talent d’illustration sonore, il utilise les sons comme un peintre utilise des couleurs. Musicalement, on s’est éclatés en finalisant le disque avec lui, c’était hyper ludique. Grâce à lui et Nikus, Xavier a plus de place pour chanter, ce qu’on voulait. On ne voulait pas refaire une énième fois le coup des morceaux qui essorent à mort tous les champs lexicaux possibles et qui joue la carte du jeu de mots à tout prix. On a juste voulu faire une musique pêchue avec des vannes et qui pouvait marcher sur scène. Toute notre carrière on était rarement sortis de studio en se disant que ça sonnait trop bien, même si ça allait nettement mieux sur Bons pour l’Asile. Pourtant tout le monde faisait de son mieux, on travaillait avec des gens vraiment biens, compétents. Mais je ne sais pas, on avait une impression de pas de bol, et aussi une insatisfaction permanente, celle de ceux qui veulent toujours plus gros, plus fat. Mais là, pour la première fois, on était trop contents, ça envoyait vraiment un son énorme. Il y a cependant eu un petit problème : on a sur-vendu le concept, on a trop insisté, et notre public lui, attendait autre chose. En voulant faire les amerloques du pauvre dans un gros son, on a perdu du monde en route. J’avais pourtant donné le meilleur de ce que j’avais en moi pour ce disque, mais ce n’est pas ce que le public a compris. Les gens ont trouvé qu’on se la pétait alors qu’on voulait montrer tout l’inverse.
Avec cet échec auprès de notre fan-base, on a aussi compris en discutant avec des fans qu’on s’était construit un public vraiment fidèle autour de nous, et que s’il ne se reconnaissait pas dans l’album, on n’aurait pas notre mot à dire. Mais de l’autre côté, je reste persuadé qu’on aurait autant échoué en proposant une énième fois les mêmes trucs. Je ne suis pas sûr que tous adhèrent à cette idée, même aujourd’hui, mais moi j’en suis convaincu. De toute façon toute notre carrière, à chaque album, on était persuadés en studio d’avoir fait un tube en puissance. Mais en réalité, jamais ça n’a été vrai. Ce n’était que des trucs chelous, hyper spé.
« Nous les rappeurs français, on a toujours rêvé d’être des rappeurs américains. Mais notre génération en a été incapable. »
On part quand même défendre ce disque sur scène, mais on prend un peu un coup derrière la tête. Et surtout, Nikus autant que moi, on sent que notre duo ne fonctionne plus comme avant. Moi, je vampirise beaucoup les choses et les projets, ce dont je ne me rendais pas forcément compte à l’époque. Je suis un peu le front man du groupe, Gérard quoi. Et lui souffre d’un manque de reconnaissance. Il se donne beaucoup de mal à faire des trucs, produit tous nos titres ou presque, s’investit dans la logistique du groupe mais ne se sent pas reconnu. Avec le temps, d’un côté comme de l’autre, il y a peut-être eu un ressentiment silencieux qui s’est crée, et avec cet album, ça commence à exploser. Encore une fois, on rejette d’abord la faute sur les autres. On ne se remet pas en question. C’est notre entourage et le label qui prend tout dans la figure, et cette fois, je peux le dire, on a réellement eu des comportements inacceptables. On cherchait des coupables, des gens sur qui rejeter la faute. Et Nikus ayant une frustration peut être encore plus grande que la mienne a cherché un bouc émissaire au sein du groupe.
Ça devient trop pesant. On a tous partagé une frustration, celle de ne pas être reconnus à la valeur qu’on se donnait. Moi, j’arrive à peu près à surmonter ce manque de reconnaissance parce que je faisais des trucs à côté, je rencontrais du monde, j’allais voir des gens après les concerts. Je ne me suis pas isolé, j’ai trouvé des plans. Donc j’ai réussi à me sentir épanoui en marge du groupe, et donc à canaliser une partie de cette frustration. Mais lui non. Ça a crée un décalage entre nous. On ne se reconnaît pas l’un et l’autre. Je me souvenais pourtant de quand on a commencé : il mettait la barre super haute, dans l’écriture il était déjà incroyable. Je pense qu’on s’est perdu l’un et l’autre dans cette frustration.
Nos rapports deviennent tendus et on finit par s’embrouiller en pleine tournée de Dirty Centre, où ça pète définitivement. Le lendemain de cette embrouille, j’ai écrit une lettre au label et à l’équipe de tournée en disant : « j’arrête, je ne peux plus faire ça avec la boule au ventre. » On avait tout simplement perdu le plaisir de faire ce qu’on faisait et il y avait aussi l’usure des concerts. C’est évidemment une chance incroyable de faire des centaines de dates dans sa vie. Mais quasiment dix ans sur la route, c’est aussi dix ans de trac, de pression, de répétitions, de budgets à tenir. Je prends en plus conscience qu’on a loupé le tournant des home-studio, qu’on est encore sur l’ancien modèle et que les maisons de disques sont plus que jamais en train d’aller droit dans le mur. Je ne voulais plus travailler comme ça.
Xavier vit la séparation en étant un peu contrarié, mais en réalité, lui aussi n’en pouvait plus, comme nous tous. La seule connerie de ce split, c’est d’avoir craqué au mauvais moment. On aurait dû tous se foutre autour d’une table et en discuter pour se dire : on finit la tournée, on fait un DVD, un bon truc, on dit au revoir et on tire le rideau. Quand j’ai écrit le mail de séparation, ce n’était pas évident. Entre le merchandising, le chauffeur du bus, les techniciens, seize personnes étaient sur la route avec nous. Tu plantes ces gens en faisant ça, c’est dur. Mais je ne pouvais vraiment plus. Et perdre cette amitié avec Nikus, cette complicité artistique, c’était dur aussi. Aujourd’hui, on réapprend à se voir, doucement. De mon côté, j’ai continué à faire des trucs. Lui a essayé aussi de faire des trucs, il a notamment essayé de développer un personnage du genre Philippe Katerine du rap, et c’était je pense une super direction, ça lui allait vachement bien. Mais alors que paradoxalement, c’est quelqu’un de très sociable, artistiquement, il s’est super isolé. On est parti d’un projet qu’on a porté à deux au départ, d’un duo qui faisait notre identité. Mais en vérité, et c’est là que je dis que je vampirise tout, Svinkels dans mon esprit, ça restait mon bébé.
Retour sur la route 2010 – 2016
Avec cette séparation, j’arrête un temps la musique et je reviens à la télévision, d’abord sur Game One. Avec Fatal Bazooka, Game One m’a permis de concrétiser deux choses dont je rêvais : faire de l’entertainement à la télévision d’un côté, être un peu dans une position de coach et directeur artistique de l’autre. Que ce soit avec les Svinkels ou seul, j’ai toujours eu une fascination pour ce genre de position. Déjà dans Svinkels, j’aimais beaucoup développer des idées autour du groupe, des concepts de clips, de morceaux, des tracklists d’album fantômes, dessiner des tenues de scène, ça me plaisait beaucoup, surtout les pochettes qui étaient ma grande passion. J’adorais défendre cette identité de groupe. Je trouve ça cool de bosser pour un collectif, plus que pour une seule personne ou ma carrière solo. Je n’arriverai jamais à me mettre en avant comme j’arrivais à mettre Svinkels en avant. Et si pour le grand public, Fatal se résume à Michaël Youn, en vérité, il y a toute une équipe derrière. À la télé, je fais Gameology et je retourne dans les jeux vidéo qui sont un truc qui me passionne. La télévision, pour moi, ça a été une branche que la vie m’a proposée. De façon générale, j’ai eu une chance, celle de ne jamais vraiment galérer. La télévision y est pour beaucoup dans les années qui ont suivi Svinkels. Je ne dirais pas que ça a sauvé ma carrière autrement qu’en boutade, mais pour une fois, comme avec Fatal, je me retrouve dans des projets où à la fin il y a de la caillasse. Quand tu as sué pendant quinze ans sang et bière dans le son pour des relatives clopinettes, ça compte quand même. Quand on m’a proposé la matinale sur D17, j’aurais été stupide de dire non. Idem pour MTV avec qui je travaille aujourd’hui. Ce n’est pas mon univers pourtant : présenter des clips qui ne sont pas forcément des choses que j’écoute, parler de musique et de sujets pour un public de 7 à 77 ans, c’est pas vraiment ma tasse de thé sur le papier. Mais des occasions pareilles, ça ne se refuse pas. Être à la télé tous les jours, avec un pote, super bien payé, à moins d’avoir gagné au loto, pourquoi je dirais non ? Avec MTV, je fréquente d’autres artistes, des rappeurs, je ne vais pas raconter que c’est une corvée.
Je me suis finalement remis à la musique une première fois, avec l’aide de Fancie, ma femme que j’ai rencontrée dans les dernières années de Svinkels. J’ai décidé de réapprendre à travailler autrement, c’est à dire me déprogrammer du schéma classique dans lequel j’avais été bercé avec les Svinkels. Les maisons de disques, les contrats, l’équipe de développement, tout ça je me le suis sorti de la tête. En fait, j’ai décidé d’apprendre ce qui était évident pour les jeunes d’aujourd’hui. J’ai été voir Dr Vince que je connais depuis très longtemps, et qui avait déjà remplacé exceptionnellement Pone au pied levé des soirs de galères. Je lui ai proposé de refaire ensemble ce que je faisais parfois avec Pone en parallèle des Svinkels et que j’avais aussi fait avec DJ Gero : des soirées où lui mixe et où moi je toaste. On cherchait des dates et rapidement, les gens nous ont demandé une bande démo. On s’est dit que c’était le moment ou jamais de faire un projet, et on s’est inscrit dans la série de ses mixtapes Save Yourself.
À partir de là, il est devenu mon DJ et j’ai décidé de développer les concerts solo avec lui. Quelques mois avant, A2H était venu vers moi pour me proposer de participer à son projet Coconut Sunshine et j’avais été super surpris. D’abord par le niveau du mec, mais aussi qu’un mec de Melun qui sur le papier est dans complètement autre chose connaisse aussi bien mon univers. On s’est retrouvés autour de plein de références et notamment autour de cette idée qu’on peut faire du rap qui cogne fort, qui n’a pas peur d’être vulgaire et de parler de pilon tout en étant un peu différent. Alors je lui ai proposé qu’il soit mon sideman. Comme je n’avais pas tant de sons en solo que ça à proposer sur scène, je l’ai invité à aller plus loin et on s’est mis à feater sur les morceaux de l’un et l’autre. Ça nous a permis d’épaissir le set. Il m’a apporté plein de fougue et d’énergie et c’est un peu une pointure quand même niveau emceeing, ce qui te force à rester solide, à ne pas trop rentrer dans une zone de confort. De mon côté, je pense que je l’ai emmené faire ses premières grosses armes, des belles scènes, de faire un peu plus que les petits concerts qu’il faisait. Quelque part, il m’a relancé sans le savoir.
Il a ensuite eu besoin de se détacher de ça, notamment car l’étiquette alternative commençait à lui coller à la figure et ça lui pesait. Le game changeait en plus, et les nouveaux directeurs artistiques ne voient pas Svinkels comme un truc très glorieux. Pour eux, Svinkels n’est pas une réussite, ni commerciale, ni musicale et mon nom est forcément associé à jamais au groupe. A2H a donc marqué la rupture le temps de se développer. J’ai d’ailleurs toujours été assez surpris : de La Fouine à A2H en passant par Dany Dan ou Driver, les artistes ont toujours porté un regard bienveillant sur nous, même s’ils ne nous écoutaient pas spécialement. Par contre, le business, lui, nous a définitivement étiquetés comme des ringards. Rien que récemment, on m’a demandé si quelque part je n’étais pas le Patrick Sébastien du hip-hop. J’ai d’abord répondu non, puis en y réfléchissant, ouais, effectivement, je peux parfois faire du rap qui fait tourner les serviettes. Mais évidemment, ça s’est retrouvé en titre de l’interview, comme si j’étais réellement le Patrick Sébastien du hip-hop. Je veux bien accepter certaines choses, mais pas que ce soit réducteur. Je ne suis pas un clown. Je pense avoir ma place autant que d’autres mecs et je ne vois pas de quoi j’aurais à rougir : tout est bien écrit, c’est plus subtil que ce que la vulgarité apparente le laisse penser, tout est conceptuel, original, travaillé et orienté, même quand c’est vulgaire. Alors bien sûr, on va retenir le côté débile et gras, mais est-ce si difficile de reconnaître qu’il y autre chose derrière ?
Le Prince de la Vigne Aujourd’hui
Ça fait partie de ces choses que j’ai voulu montrer avec mon album solo, Le Prince de la Vigne. Bien sûr, j’ai toujours été fasciné par l’univers de la tise. Évidemment, je serai toujours un peu dans la surenchère, celle du jeu de mot d’un côté, et l’attitude grasse, porno et de bourrin de l’autre. C’est un mélange de mon personnage et de qui je suis. Quand je monte sur scène, je ne mets pas un masque, le personnage est juste un outil comme un autre pour me faire exister et satisfaire cette envie de faire toujours un peu plus fort. Plus fort ne veut pas dire plus gros. Par exemple dans Le Prince de la Vigne, j’ai été plus loin dans le fait de me révéler un peu personnellement, avec des morceaux comme « Bourrir » ou « Amour et Encre ». Mais évidemment, oui, surtout pour quelqu’un comme moi, il y a une surenchère. Pourquoi ? Parce que ce que j’aime dans le rap, c’est quand c’est gros, bourrin, spectaculaire. Il faut qu’il y ait des explosions. Voilà le rap que je défends. J’ai besoin d’un rythme fort, que ça tabasse. Action Bronson, Pusha-T, ça me parle, et ce sont des gens qui cultivent un personnage. Il y a un aspect comics dans le rap. Quelque part, dans ma musique, j’ai envie de transformer celui que je suis au quotidien en super héros. Par exemple, je vis en slip. Eh bien, j’ai envie d’être le super héros du slip par exemple. Et je ne me force même à ne pas faire que de l’égotrip ou des morceaux gras. Car en vrai, si je pouvais, je ne ferais que ça : que de l’égotrip et du freestyle qui ne parle que de fête et de picole.
Après, évidemment que c’est aussi une limite, une frontière. Ce n’est que récemment que je me suis rendu compte compte que nos thèmes pouvaient être un frein, que ça pouvait être choquant. Je l’ai réalisé en devenant père. Quand la maîtresse de mon fils m’a dit : « ce serait cool que tu viennes faire un atelier pour les gamins et leur montrer ton rap », là j’ai réalisé [rires]. [D’une voix très concernée et un peu outrée] « Heu, Isabelle, je ne pense pas que vous avez écouté car ce n’est pas du tout pour les enfants ! » Mais ça à l’époque je ne m’en rendais pas compte. J’ai été élevé à l’école Redman, Beatnuts, Alkalohics, Ludacris, qui ont des vannes, qui sont un peu marrants. Et quand je faisais des morceaux comme « Boule Puante » ou « J’Pète quand j’crache », je ne pensais pas que ça pouvait être perçu comme dégoûtant ou gênant. Pour moi c’était du rap un peu subversif, un peu rigolo, porté par un blaze qui en plus crée une énorme proximité. Ce nom est hyper cool. Mais en même temps, c’est un peu tendu, parce que t’es un peu ce bon vieux gégé avec lequel les gens se permettent tout [rires]. Je ne me rendais pas compte de ce décalage. D’ailleurs, prends l’exemple de Java qui a cartonné à un moment ; on se connaissait bien en plus, ce qui accentuait les rivalités. Et on s’est demandé pourquoi eux avaient réussi sur notre créneau, là où nous étions les maîtres du genre et où nous ne décollions pas. Mais c’était évident en fait : notre rap était trop décalé. Eux étaient quatre fois plus consensuels. C’était de la chanson, plus abordable, c’était moins gras, plus grand public, ça avait la capacité à plaire au plus grand nombre. Un R-Wan, c’est quand même plus présentable qu’un Gérard. Mais nous on ne se rendait pas compte de notre décalage on pensait faire du Coluche. Sauf qu’on a oublié que Coluche ne passait pas son temps à dire « j’ai une vieille bite qui pue », chose que je passais mon temps à dire. Et après je m’interrogeais sur pourquoi je n’arrivais pas à être le Redman français ? Mais en fait, je suis pas du tout le Redman français, je suis une sorte de Bigard dégueulasse qui essaie de faire du rap en copiant les américains. Tout ça, je l’ai admis il y a seulement quelques années. Mes paroles avaient beau être pleines de second degré et d’autodérision, je n’acceptais pas trop mes défauts en réalité. Ce n’est qu’aujourd’hui que je suis bien plus heureux d’être le king du rap alternatif que d’avoir été un rappeur quelconque de plus dans le rap traditionnel, qui n’aurait fait que passer.
« Le rap que j’aime, c’est celui où un rappeur qui est n’importe qui dans la vie de tous les jours arrive à te faire croire qu’il est un super héros. »
Alors maintenant, je fais ma musique par moi-même et avec Fancie sans pression extérieure. On est devenus les seuls responsables de nos réussites comme de nos échecs. On se rend compte aussi qu’on est hyper soutenus. On a réussi à lever cinquante mille euros en crowdfunding pour l’album. Quand je tournais déjà pour Save Yourself, on me relançait pour l’album solo. C’était désormais la seule urgence : réaliser enfin ce solo pour les gens qui l’attendent, mais aussi pour moi, pour ne plus rabâcher les mêmes morceaux sur scène depuis quinze ans, ne plus avoir à rejouer la moitié du répertoire des Svinkels sans Nikus. Et tant mieux si comme on me l’a témoigné, des gens retrouvent une part de l’esprit Svinkels dans Le Prince de la Vigne. Mais le leitmotiv désormais, c’est surtout de faire les choses tranquillement. Si on part en tournée, les feuilles de route, c’est à la cool, je veux que personne ne se prenne la tête. Je ne veux plus de pression, car même en travaillant à la cool, il y a déjà un peu de pression et c’est trop pourri de faire de la musique avec la pression. Quand comme moi, tu as fait vingt ans de rap, il y a un moment, tu sais que si tu es sous pression tu ne feras pas de bonnes chansons. Les gens le sentiront et te fuiront. Regarde Booba. La seule période où il a été moins bon, c’est celle où on a tous senti qu’il avait l’air de se faire chier. Depuis qu’il est revenu en mode je m’en bats les couilles, il est de nouveau ultra fort. Dans le rap, quand tu perds la confiance, t’es en danger de mort. Il ne faut jamais avoir peur. On est des super héros.
Maintenant que j’ai fait cet album, je veux le défendre sur scène. Après, je ferais sûrement d’autres choses le temps de recharger les batteries, peut-être même un disque pour enfant justement, ne serait-ce que parce que maintenant que je suis père, j’ai aussi envie que mon gamin ne me chante plus du PNL dans la voiture ou cite certaines de mes paroles. Je sortirais peut-être un second bootleg, comme je l’avais fait en 2015. Mais aujourd’hui, mon principal objectif est de rendre les gens maboules lors de mes concerts, de leur donner de la joie. Il y a deux ans, le 9 janvier 2015, quelques jours après les attentats, j’étais programmé au New Morning. Deux jours après les attentats de Charlie Hebdo, c’était difficile, on était tous atteints, on ne savait pas trop quoi faire. Il n’y a évidemment aucune hiérarchie à faire dans des moments comme ça, mais avec Svinkels, on se sentait proches de l’esprit de Charlie Hebdo, on s’est un peu battus pour ces causes-là, la liberté d’expression. C’était mon anniversaire ce jour-là, et il y a eu vraiment de l’amour et de la vie de la part du public, qui s’est lâché comme jamais. Quand je suis arrivé sur scène et qu’avec le concours de circonstance, il y a eu cette longue ovation, avec notamment pas mal de jeunes dans la salle. C’est un moment… Tu sens que tout ce que tu fais, que tout le mal que tu te donnes au jour le jour, il sert à quelque chose, aux gens, que ça crée un échange. C’est pour ça qu’on fait ce boulot, c’est le meilleur des salaires. Et c’est ce à quoi je n’ai parfois pas assez pensé tout au long de ma carrière avec les Svinkels.
Sorti le 28 mai 2007, l’album « T’as vu ? » de Fatal Bazooka est aujourd’hui pilonné sur les ondes et les écrans comme aucun autre album de rap en français ne l’avait été avant lui. Lorsque la parodie prend le pas sur la musique à message, lorsque les maisons de disque, les radios et les télés ouvrent grandes leurs portes à un genre musical auquel elles tournent d’ordinaire ostensiblement le dos, est-ce là le signe avant-coureur d’un certain déclin ou au contraire une sérieuse raison d’espérer ? Petit tour d’horizon en compagnie d’une vingtaine d’observateurs arbitrairement choisis, dont les regards se contredisent parfois et se complètent souvent. Au-delà du strict « cas » Fatal Bazooka, une belle occasion de brosser un portrait en creux de l' »industrie culturelle » française en 2007. Et, en passant, de coller l’oreille contre la poitrine d’une époque paraît-il moribonde.
Rocé Rappeur de Paris
« Quand on choisit comme fond de commerce de faire rire ou peur, au jeu du spectacle et de la caricature il y a meilleur et plus expérimenté que la plupart des rappeurs. Personnellement je suis le premier à ne pas voir la différence entre la parodie et le « vrai ». Car je me fous de savoir qui est le plus crédible pour bien faire le monstre ou le clown. A partir du moment où les rappeurs caricaturent et falsifient eux-mêmes leur propre vécu et leur propre condition, il ne faut pas s’étonner qu’ils se fassent déposséder par leurs « chefs », les animateurs détenteurs du Spectacle. Ceux-là ne sont pas les responsables, ils ne font que prendre le train qui passe. »
Aldebert Chanteur, auteur de la parodie « Le 2.5 » (2003)
« Je suis plutôt amateur de rap. J’aime bien Diam’s, Fabe, la Scred Connexion, Sniper… Je ne connais pas bien tout l’univers du hip-hop, mais ce style recense pas mal de très bons auteurs. Je mettrais en haut de l’échelle MC Solaar que l’on peut considérer comme un auteur de chansons, tout simplement. Le morceau ‘Le 2.5’ [NDR : parodie réalisée avec la complicité de La Madeleine Proust, humoriste] est né d’un délire écrit pour les potes un soir. J’avais envie de mélanger ces deux « mondes » : le hip-hop et le terroir franc-comtois avec leurs codes et leurs vocables si différents ! Le point commun avec Fatal Bazooka, c’est l’envie de faire marrer les autres, même si ma parodie reste plus « private » puisqu’elle parle d’une région. Du coup, un Breton ou un Niçois y sera moins sensible (sourire). Pourquoi un tel succès de Fatal Bazooka ? Les gens ont besoin de se marrer, de revenir à des choses moins fabriquées. On peut rapprocher ça de l’engouement pour la chanson au début des années 2000, avec des groupes comme Les Têtes Raides ou Louise Attaque, qui venaient prendre la place des artistes fabriqués et surmédiatisés. C’était aussi une réaction du public, qui semblait vouloir revenir à des artistes « authentiques », simples, qui ne se prenaient pas au sérieux… Concernant les clichés du rap et du Rn’B, c’est vrai qu’en passant de temps en temps devant les écrans de télé qui diffusent en boucle les clips sur MTV, Fun TV ou M6, on a droit aux mêmes codes : culte de l’argent et filles faciles en grappe (sourire). Il y a, me semble-t-il, un fort décalage avec le quotidien des gamins qui vivent dans les cités… Du coup, le clip de Michael Youn fait un bien fou : un peu de second degré dans cet univers macho plutôt archaïque finalement. On en redemande (sourire). »
Escobar Macson Rappeur de Villetaneuse (93)
« Michael Benayoun est un type marrant mais qui, à mon goût, va un peu trop loin dans son délire parfois… Comme quoi le hip-hop n’est pas pris au sérieux, il fait du chiffre avec des conneries de merde ! C’est la totale avec son dernier clip ‘J’aime trop ton boule’ : il se fout ouvertement de la gueule des Kossity et compagnie. Moi, à leur place, ça me foutrait les boules. Sachant que le milieu ragga-dancehall est assez macho, pour moi c’est de la provocation réfléchie ! Je n’aime pas ce genre de conneries d’homosexuel parce que ce n’est pas normal (je ne suis pas homophobe), avec un Magloire de merde qui vient faire une fois de plus « du bien » à la communauté noire, c’est foutu ! Le hip-hop a besoin d’humour mais pas à ce niveau car ça le salit. Ce mec est une plaie, mais si il continue comme ça, c’est lui qui va saigner parce que le rap c’est pas le cirque Pinder ! En conclusion, qu’il fasse ce qu’il veut mais qu’il ne blague pas avec notre art. »
« Il y a un vrai combat en ce moment entre ceux qui font du rap et ceux qui le diffusent, avec le public entre les deux. »
Fabien Fragione, manager d’IAM
Shaolin Rappeur de Grenoble (38)
« Le rap est coincé du derrière en France. Les acteurs de ce mouvement musical me semblent un peu trop se prendre au sérieux – en témoignent leurs tronches d’enterrement sur les photos de presse en général. Du coup il est facile de le prendre comme cible et de le tourner en parodie burlesque avec plus ou moins de succès. En général ces parodies sont l’oeuvre de gens extérieurs, je veux dire de gens qui n’ont que de faibles bases du phrasé rap, du flow, de la façon de kicker sur un beat, donc le problème c’est que ça aboutit à des morceaux de merde comme Kamini par exemple. Mickael Youn, lui, c’est un peu différent. On sent qu’il baigne un peu dans le rap en tant qu’auditeur et qu’il a compris la recette. Du coup il parvient à livrer des morceaux où ça rappe moins dégueu et où il fait mouche avec son humour au ras des pâquerettes.
Nous vivons dans une ère où le sourire est un luxe tant nos existences paraissent moroses. On s’ennuie ferme à la cour du roi alors les bouffons sont les bienvenus pour mettre un peu d’ambiance et nous faire travailler les zygomatiques. Mais attention, faire rire n’est pas facile, peu de rappeurs sont à même d’y parvenir. On le voit bien lorsqu’un groupe au demeurant sérieux comme Posse 33 tente de répondre au ‘Fous ta cagoule’ en parodiant la parodie et en donnant naissance à un morceau raté qui ne fait rire personne.
Bergson disait que le rire est provoqué par un comportement humain qui se rapproche d’un comportement de machine (en gros, hein). Le souci c’est que nos rappeurs sont des machines – à sous, parfois – et qu’ils ne le savent pas. Ils sont un peu l’invité au buffet du mercredi soir. Du coup quand ils s’essaient à inverser les rôles, ils n’inversent rien du tout. Pire, ils s’enfoncent inexorablement… Tout ça pour dire que la musique à vocation humoristique ou parodique a toujours existé, et je pense qu’elle a paradoxalement tendance à faire davantage mouche dans les genres musicaux où l’humour a à priori le moins sa place…
Dans le rap US l’humour est omniprésent, les artistes ont une dimension plus grande que leurs homologues français. Là-bas on est un entertainer avant d’être un simple rappeur. Du coup les parodies sont faites par les propres acteurs du mouvement. Elles sont donc plus « recevables » et moins décriées que ce que l’on voit chez nous.
Moi perso ça ne me dérange pas de voir des parodies vendre beaucoup. Ce qui m’ennuie c’est de ne voir que des parodies dans les meilleures ventes rap au détriment d’artistes que je juge plus intéressants en terme de rap pur. Ces parodies, ce rap comique de bas étage me confortent également dans mon opinion que la notion de « bon rap » se pervertit de plus en plus. Désormais des gens comme Kamelancien, Sefyu, j’en passe et des pires parviennent à conquérir un public malgré un niveau technique que je trouve vraiment bas de gamme. A force d’entendre du rap mal rappé, il s’installe dans la tête des gens et devient la norme. Voilà la seule chose qui me gonfle profondément. On est loin de l’époque des débuts 90 ou chacun se battait pour bouffer son rival techniquement – cette évolution peut d’ailleurs être ressentie au travers d’un seul artiste très emblématique de cette perte de recherche en technicité : MC Solaar. ..
Je terminerai quand même en disant qu’autant ‘Fous ta cagoule’ m’a saoûlé, autant la parodie de Diam’s m’a fait marrer cinq minutes et autant ‘J’aime trop ton boule’ est vraiment très réussi. Je m’éclate à chaque fois que je tombe dessus. Comme quoi, on peut être assez « sectaire » dans son approche du rap mais garder un brin de lucidité quant à la qualité intrinsèque d’un morceau pondu par un arriviste notoire doté d’un certain talent quand même. »
Fabien Fragione Manager d’IAM
« Je n’ai pas de frustration particulière par rapport au succès d’une parodie comme celle de Fatal Bazooka. J’ai vu les clips et ça m’a fait rire. A la rigueur, le seul aspect qui pourrait me poser problème, c’est que dans l’esprit d’un certain public, s’installe petit à petit l’idée que le rap, c’est ça. Moi si NRJ programme IAM, les Psy4 ou Soprano sur sa playlist en même temps qu’elle pilonne Fatal Bazooka, ça ne me pose pas de problème. Le problème c’est que ce n’est pas le cas, loin de là.
Il y a un vrai combat en ce moment entre ceux qui font du rap et ceux qui le diffusent, avec le public entre les deux. Pour les programmateurs radio, Fatal Bazooka, ce n’est pas du rap, donc ils le diffusent. Pour le grand public, c’est du rap diffusé en radio, donc ça s’écoute. Quant à ceux qui font du « vrai » rap, eh bien va t’y retrouver avec toutes ces étiquettes ! Nous avons la chance en France, depuis quelques années, d’avoir des albums de qualité qui s’adressent à un public de plus en plus large et qui font des chiffres honorables. Le rap a enfin arrêté de se regarder le trou du cul, c’est plutôt une bonne chose, non ?
Alors est-ce que nous, à Marseille, nous sommes sentis visés par ces parodies ? Nous non, mais d’anciens avec qui nous avons bossé, oui. Quand tu entends ‘Fous ta cagoule’, c’est clair que tu reconnais la Fonky Family.
Certains disent que les artistes se mettent d’accord entre eux pour faire ces parodies ? Vas demander au Rat Luciano ce qu’il en pense de ‘Fous ta cagoule’, je ne suis pas sûr qu’il ait été spécialement emballé ! En ce qui nous concerne, Fatal Bazooka ne tire pas que sur le rap marseillais dans son album, donc ça va (rires)… Et puis au fond, être parodié et savoir bien le prendre, c’est un peu comme avoir sa marionnette aux « Guignols de l’info » : d’une part c’est une forme de reconnaissance ; d’autre part c’est la preuve que tu as un certain sens de l’humour. »
Sheek Rappeur et beat-boxer
« Fatal Bazooka ? J’en ai vraiment rien à foutre ! « On » a le hip-hop qu’« on » mérite… ahahah…
« Je me demande ce que certains reprochent le plus à Michael Youn : se moquer du rap ou vendre plus de disques qu’eux ? »
Sear
Groswift Journaliste, cofondateur du magazine Gasface
« Pour nous c’est même pas un sujet à prendre au sérieux, c’est vraiment pas la peine de sortir des jugements graves sur un truc qui ne l’est pas… C’est comme si tu demandais à des journalistes politiques un minimum sérieux de commenter l’élection de la Cicciolina au Parlement italien en 87… C’était une blague, ça a marché, mais ça n’avait rien à voir avec la politique au final, y a pas eu de leçon à en tirer. En 2007 les gens se rappellent juste qu’elle a sucé de vrais chevaux et que le mec de « Boogie night » a oublié de lui dire qu’il avait le sida avant de la baiser. »
Sear Journaliste, rédacteur en chef du magazine Get Busy
« Je ne suis vraiment pas fan de Youn, mais Fatal Bazooka a le mérite de soulever une question essentielle : peut-on rire du rap ? Contrairement à beaucoup de rappeurs, je pense que oui, et heureusement encore. Il y a tellement matière à en rire, surtout de ceux qui se prennent le plus au sérieux… Le fait que le rap doive être forcément militant (chacun mettant un peu ce qui l’arrange dans ce terme) est un mythe. Le rap est né festif. Nous, on l’a reçu dix ans plus tard, avec le « Message » de Grand Master Flash. Et depuis, on est persuadé en France que le rap doit être social (même si c’est là qu’il peut être le plus intéressant, et encore…) ou pire encore depuis quelques années : racailleux. ‘Fous ta cagoule’ ressemble à tellement de groupe de rap français comme il en apparaît dix tous les jours…
Reste le problème de la légitimité de Michael Youn. Là je me demande ce que certains lui reprochent le plus : se moquer du rap ou vendre plus de disques qu’eux ? De même pour Kamini. L’authenticité c’est quoi ? Être soi-même, parler de ce que l’on vit vraiment ? Kamini qui parle de son quotidien de Noir dans un bled à la cambrousse n’est pas moins authentique que tous les mythos qui nous balancent leurs vies imaginaires de dealeurs armés rois de la cité. Et puis parfois seul le résultat compte : si c’est drôle, c’est drôle. Point. »
Jérôme Thomas Auteur du documentaire Home studio – The musical revolution (2006)
« La première chose que ce projet m’inspire, c’est qu’il est bien fait . Sans ça, il serait déjà retombé comme un soufflé. Rien n’a été improvisé. Les beats sont ultra-formatés, Michael Youn rappe dans les temps et articule même mieux que beaucoup de « vrais » rappeurs. Je pense que Gérard Baste a dû toucher un gros cachet pour les textes ‘ j’ai d’ailleurs appris qu’en fait Baste posait d’abord une lead, et ensuite Youn reposait dessus de manière similaire en studio jusqu’à ce que ça se fonde à la perfection -, pareil pour les beatmakers. Et les morceaux sont tellement bastonnés que des personnes qui, à la base, n’écoutaient pas de rap, en viennent même parfois à se demander si ça n’est pas du rap de qualité, ahah…
Bon, ça s’écoute vite fait, hein. Tu rigoles une fois et puis tu passes à autre chose. Le délire sur les gays ? C’est dérangeant, OK, mais finalement en bien, parce que ça remet en cause certaines attitudes peu tolérantes à leur égard, des propos racistes, sexistes qui sont souvent associés au rap ou au ragga. C’est un peu le coup de l’arroseur arrosé…
Tout ça va même plus loin, puisque les mecs ont été jusqu’à récupérer notre système alternatif de street-marketing indé. C’est donc que le rap, quoi qu’on en dise, jouit aujourd’hui d’une assise phénoménale, c’est le nouveau format majeur. Si deux semaines seulement après la sortie du disque une radio comme NRJ, qui joue quand même peu de rap à la base, met quatre titres de Fatal Bazooka dans sa playlist, ce n’est pas par hasard. Maintenant, est-ce que Fatal Bazooka prend la place de quatre titres de rap normal ? Je ne pense pas, car une radio comme NRJ ne veut pas de l’image rap sur sa fréquence. Donc du rap guignol, oui, tant que les chiffres d’audience grimpent’
La suite ? C’est à nous de l’inventer. C’est à nous d’être plus malins qu’eux, comme nous l’avons toujours été par la force des choses, puisque nous avons toujours dû innover, casser les codes du moment pour parvenir à exister. Au fond, que montre le succès de Fatal Bazooka ? Il montre que nos formats d’expression sont récupérés car ils font du chiffre et touchent plusieurs générations, ça prouve donc que nos idées plaisent, ça doit nous stimuler pour en trouver de nouvelles.
Aujourd’hui, les grosses structures licencient à tour de bras. Le seuil des disques d’or est passé de 100 000 unités vendues à 75 000. Dans cinq ans il sera à 25 000 et la FNAC ne vendra même plus de disques pour se concentrer sur les produits high-tech ‘ finalement, sur le sujet du MP3, les firmes sont un peu leur propres bourreaux. Bientôt il ne restera plus que deux types de structures pour sortir des disques : les hyper-structures et les structures indé. C’est vers ce schéma-là que nous nous dirigeons. Pour pousser le raisonnement à l’extrême, cela fait cinquante ans que la merde vend plus que le talent. La plupart des artistes indé l’ont bien compris : il ne faut pas compter sur les ventes de disques pour manger, il faut plutôt miser sur la scène, se créer sa propre bulle via un business de bouche-à-oreille et de proximité’
Notre problème en France, c’est qu’il y a énormément de talents mais très peu d’argent. Dès qu’un artiste perce, même si c’est un guignol, il suscite des jalousies. En fait, nous passons plus de temps à essayer de tirer les autres vers le bas qu’à essayer de tirer nos propres oeuvres vers le haut’ Et puis il faut savoir que ce genre de parodies se fait en général avec l’accord des personnes parodiées. T’inquiète pas que les artistes et les avocats ont été consultés en amont ! Nous ne sommes certainement pas en présence d’un chevalier blanc qui vient mettre un coup de pied dans la fourmilière. Nous sommes ici entre « gros ». Quand Diam’s se fait parodier et qu’elle en rit, qu’est-ce qu’il en ressort ? « Bah, Diam’s elle est tranquille, t’as vu, ouesh, hein, tac-tac-bim-bim, elle ne se vexe pas, elle a de l’autodérision. » C’est tout bénef pour tout le monde’ Au fond, je trouve ça plus noble de clasher ou de parodier les personnes en bonne place que ceux qui triment trente barreaux plus bas sur l’échelle de la notoriété.
Depuis le Moyen-Âge le bouffon se moque du Roi. Tant qu’il est à son service, il ne risquera pas l’échafaud. Et puis il faut avouer que les chansonniers de l’industrie ont de la matière pour rire de nous encore un bon milliard d’années. Courage. »
Un chef de produit dans une maison de disque parisienne
« Dans l’absolu, je suis content qu’un projet comme ça cartonne. Ça témoigne d’une certaine reconnaissance pour le rap au niveau du grand public, et je suis pour. On est dans un pays où les cultures urbaines sont mal perçues par le grand public ; si ça permet de faire évoluer un peu les mentalités, ou d’ouvrir des portes, tant mieux. Fatal Bazooka a peut être créé une brèche pour Kamini, qui ouvrira peut être la porte pour d’autres artistes aussi drôles mais plus profonds. Et puis, honnêtement, l’album est très bien réalisé : les prods sont propres et les textes pas si cons. Apparemment ce seraient les Svinkels qui auraient ghostwrité…
En terme de promotion, Michael Youn a toutes les portes ouvertes, et le fait qu’il joue le rôle à fond façon Ali G a renforcé l’impact de ses prestations. Son live aux NRJ Music Awards m’a mis une grosse claque, et je pense que ça a aussi été le cas pour beaucoup de monde dans le rap. Par contre, au niveau marketing, même si c’est pas trop mal – en particulier leur deal avec Nokia -, je pense qu’ils auraient pu le pousser le concept encore plus loin, surtout sur le street-marketing. Ils auraient pu faire des trucs vraiment marrants. Bref, je trouve ça bien fait et plutôt marrant.
Le seul problème potentiel que je vois, c’est que les titres de Fatal Bazooka ont apparemment eu des tests très positifs auprès des auditeurs de Skyrock, beaucoup plus que des titres de rap classique. Ces tests, ce sont des sondages qui sont réalisés auprès des auditeurs. Grosso modo, les radios appellent une base de leurs auditeurs, leur font écouter un morceau et leur demandent : « Tu reconnais ce morceau ? ». Si le mec reconnaît, ils lui demandent ensuite : « Tu aimes bien ? Tu n’aimes pas ? C’est ton morceau préféré ? ». Ils analysent ensuite les réponses en fonction des sexes, âges et situations géographiques. L’idée est que la programmation se base sur les résultats de ces tests : pour avoir le maximum d’audience (en particulier féminine) et surtout pour que les auditeurs ne zappent pas, ils cherchent à créer une playlist qui serait comme un flux où rien ne viendrait « heurter l’oreille » de l’auditeur. Donc, ils ne passent qu’un minimum de « titres segmentants », c’est-à-dire qui segmentent leur auditoire selon leurs termes. Là, j’extrapole, mais leur politique c’est de dire par exemple : « Mon auditoire cible auprès des annonceurs, c’est les moins de 18 ans avec 45% de filles. J’aime beaucoup ton morceau, mais je pense que si je le passe, c’est trop segmentant, ça me coupe trop de mes auditeurs. » Ce qui fait que le programmateur est désormais beaucoup plus enclin à jouer des titres « légers », plutôt que des morceaux plus bruts. Et quand on connaît l’importance de Skyrock sur les ventes de disques' »
Moudjad Rappeur
« Effectivement je me rends compte que de nos jours il faut que le rap soit marrant pour qu’il soit commercialisable. Quand on voit Kamini, Fatal Bazooka ou même Faf Larage – un vrai MC, lui – qui fait son come-back avec ‘Ta meuf’, j’me dis que les gens sont malheureusement pas encore prêts pour cette musique, même si ça fait des années que les jeunes écoutent que ça et que le rap représente les meilleures ventes de disques actuellement’ Et pourtant il n’y a toujours pas assez de représentation sur les chaînes nationales !
J’pense que les majors se sont dits que le rap de cité ne touchait pas un public assez large, mais en même temps que c’était la seule vraie musique de notre génération. Donc le rendre comique pouvait faire des ventes. Les majors voient ça comme un segment porteur, et ne cherchent pas la qualité des textes ou de la musique. Et ça me fait chelou quand je vois Youn qui prend de la maille en ne faisant que des parodies, même si franchement il me fait golri.
Le vrai problème c’est que les majors en France font ce qu’elles veulent de tes oreilles, tu vois ce que je veux dire ? Ce sont elles qui donnent les tendances. Elles se battent les couilles du vrai hip-hop. Aux States, quand tu fais du bon pera, que t’as un vrai flow et du son patate, au bout d’un moment on te connaît, car ils ont une vraie culture de la musique. En France, on bouffe ce qu’on te donne, tu m’suis ?
Le fait que le rap français schlingue un peu en ce moment contribue aussi à cette déviance. En vérité, 80% des gars rappent comme Booba ou Diams, sauf qu’ils ont rien à dire et des rimes de CM2. Heureusement qu’il y a des bons producteurs en ce moment pour mettre en valeur leur machin’
La province va amener un renouveau car, à Paname, à part une dizaine d’artistes, c’est que des clones. J’pense à Toulouse, Nice, Vallauris ou Rennes, qui ont des artistes qui ont des vrais styles’
Pour l’avenir du pera, j’m’en fais pas, on n’a pas fini d’en entendre parler. Faut juste qu’il passe à travers des périodes troubles comme la nôtre pour être meilleur. D’facon il reste toujours des albums comme le mien (« Droit Devant », dispo Fnac ou justlikehiphop) pour te faire une idée du bon pera ! »
« Ce qui me fait le plus chier dans cette histoire, c’est qu’une fois de plus nous n’arrivons pas à être pris au sérieux. »
JMDee, producteur
Jean-Pierre Seck Confondateur du label 45 Scientific
« Il y a quinze ans, Les Inconnus avaient sorti ‘Auteuil-Neuilly-Passy’, et ça avait cartonné. Et encore, s’ils avaient sorti un album dans la foulée, je pense que cet album aurait cartonné tout autant. Quinze ans après, qu’est-ce qu’il en reste ? Le souvenir d’une bonne rigolade, c’est tout. Pour Fatal Bazooka, c’est pareil. C’est un épiphénomène. Le rap lui préexistait et il lui survivra. Je crois vraiment qu’il faut relativiser la portée du truc’ Après, en ce qui concerne Michael Youn, je me souviens de son délire Bratisla Boys, en 2002, c’était plutôt sympa. Là, cette fois, j’ai l’impression qu’il prend le truc plus au sérieux. Il y a du taf, c’est évident. Que tu aimes ou pas, il faut quand même reconnaître que le mec connaît la musique qu’il parodie. Il y a même une tournée de prévue, c’est dire si c’est construit.
Maintenant, où finit la dérision et où commence le foutage de gueule vis-à-vis du pe-ra ? Lorsque je vois un clip comme ‘J’aime trop ton boule’, j’avoue que le propos me dérange, ça va trop loin à mon goût’ Pourquoi vend-il autant ? Mais parce que c’est quelque chose de culturel en France de se moquer du rap. Tu trouveras toujours du monde pour applaudir ces parodies-là.
Mathématiquement, pour vendre autant, tu es obligé de dépasser le strict cadre du rap. Il faut bien comprendre qu’une major est d’abord là pour faire de l’argent. Les temps sont durs pour tout le monde, aujourd’hui, alors quand une major voit débarquer un Michael Youn, qui a un nom, une notoriété, et qui en plus transforme en or tout ce qu’il touche, la major ne se pose pas la question de savoir si c’est une parodie ou quoi, elle fonce. Quand Michael Youn reprend Diam’s et Vitaa et que ça cartonne, la logique du truc veut qu’il enchaîne sur un album. Et là, les majors seront là pour le bastonner, cet album. Il ne faut pas oublier que tout cela reste du business avant tout.
Alors est-ce-qu’avec cet album Fatal Bazooka marque un tournant dans l’histoire du rap français ? Il ne faut pas exagérer, quand même ! En 1997, quand IAM a vendu un million d’exemplaires de »L’école du micro d’argent », est-ce que pour autant tout le rap français s’est mis à faire du IAM ? Non. Même chose avec Doc Gyneco à l’époque de »Première consultation » : est-ce que l’ensemble du rap français s’est mis à faire du Doc Gyneco ? Non. C’était, là encore, le bon album au bon moment. D’ailleurs, je serais très étonné si Fatal Bazooka sortait un jour un deuxième album. »
JMDee Producteur du tube « J’pète les plombs » de Disiz la Peste (2000)
« La France est coutumière des parodies. Il y a toujours eu ce côté beauf, ce côté « rire gras aux dépends de » que Vincent Lagaf’ a pu symboliser à une époque. Aux USA, dans les années 80, je me souviens de Bobby Jimmy and the Critters, qui avaient signé des parodies hilarantes de N.W.A., avec des fausses mitraillettes et tout. Le truc, c’est que le succès des parodies en question n’éclipsait pas celui de l’original … qui était lui-même confidentiel, soit dit en passant. Ce qui pose ici problème, c’est que la parodie vend plus que l’original. Un mec fait le clown, refuse de se prendre au sérieux, et il cartonne. Le pire, sans vouloir cracher sur le rap français, c’est que ce que fait Fatal Bazooka, ça passe. Diam’s a beau rapper dix fois mieux que dix Fatal Bazooka réunis, le son a beau être nul, n’empêche, je trouve que par rapport aux canons du moment, ça passe … d’ailleurs, je ne serais pas étonné que quelques producteurs de renom soient derrière certains des sons…
Maintenant, il ne faut pas se raconter d’histoires : t’as quand même des rappeurs français qui jouent eux-mêmes à fond sur ces clichés-là. Certains sont presque des parodies à eux tous seuls. Parfois je vois des clips, je me dis : « non mais le mec, c’est du second degré où il se croit vraiment dans le Sud des Etats-Unis, là ? » Eh ben en fait le mec, il s’y croit à fond, alors qu’il n’y a souvent jamais mis les pieds… Il y a là comme un problème d’identité : le rap est américain par essence, du coup certaines personnes croient parfois que les mots « rap » et « français » sont antinomiques…
Personnellement, ce qui me fait le plus chier dans cette histoire, c’est qu’une fois de plus nous n’arrivons pas à être pris au sérieux. Et je suis persuadé que c’est en grande partie de notre faute. Quand allons-nous nous concentrer sur la qualité plutôt que nous perdre dans d’interminables guerres intestines qui ne font que nous niveler par le bas ? Je dis « nous » parce que je m’inclus dedans. Aujourd’hui j’ai 34 ans. Il y a dix ans, j’aurais sans doute été plus vexé par ce constat. Là, ça me fait juste un peu chier, parce que je sais qu’il ne tient qu’à nous d’être suffisamment créatifs et originaux pour que les parodies ne nous atteignent pas à ce point. Si nous sommes béton dans ce que nous créons, il n’y a aucune raison d’être déstabilisés par une simple parodie. Or nous sommes déstabilisés.
A la limite, un Kamini, avec ses instrus Bontempi et ses morceaux qui caressent l’auditeur dans le sens du poil, fait moins de mal au hip-hop qu’un Fatal Bazooka, parce que, à sa manière, il essaie quand même d’apporter quelque chose. S’agissant de Fatal et de son équipe, je suis vraiment curieux de savoir qui écrit les textes et qui a fourni les prods. Je suis sûr qu’il peut y avoir des surprises…
Cela me fait penser qu’à une époque, des critiques rock ont parlé de l’arrivée d’un « rock FM », consensuel au possible, aux antipodes de l’esprit rebelle des débuts de cette musique. C’est malheureux à dire, mais je crois qu’avec le succès de Fatal Bazooka, nous entrons dans l’ère du « rap FM », dont Sinik et Diam’s étaient déjà les figures de proue … entendons-nous bien : je parle vraiment en tant que producteur de sons, par rapport à la façon dont sonnent les morceaux produits par Tefa & Masta, je n’ai rien contre les textes ou la façon de rapper de ces personnes… J’ai même entendu dire qu’il va bientôt partir en tournée avec son album. Sais-tu seulement combien c’est difficile, aujourd’hui, de monter une tournée, a fortiori s’il s’agit de rap ?
Que les choses soient bien claires : je n’en veux pas à Michael Youn. Il fait ses pitreries et le public le suit, tant mieux pour lui. OK, il dispose de moyens que beaucoup d’autres n’ont pas. Et alors ? J’ai été signé chez Universal et chez Barclay. Les moyens, je les ai eu moi aussi, et d’autres les ont encore … et heureusement… Maintenant, si nous voulons vraiment rehausser le niveau de notre musique, peut-être devrions-nous commencer par mettre nous-mêmes la barre plus haut, la rendre inaccessible même pour les parodies les mieux fignolées. Un exemple tout con : les rappeurs qui écrivent leurs rimes en studio, en plaçant un « Sarko » par ci, par là, histoire de « politiser » un peu le morceau. Te rends-tu compte à quel point le temps de gestation d’un morceau se réduit de plus en plus ? Où est passé le recul nécessaire à la maturation du propos ? Comment s’étonner ensuite que le public préfère la parodie à l’original ? Parce que tu ne m’enlèveras pas de la tête que certaines parodies sont souvent bien mieux taffées sur le fond que les morceaux qu’elles parodient…
Jusqu’ici, Fatal Bazooka a surtout séduit un public a priori peu branché rap, voire hostile au rap, trop content d’avoir enfin matière à s’en moquer. Parviendra-t-il à capter aussi le « vrai » public rap ? Je ne pense pas. En tout cas s’il y arrive, je lui tire mon chapeau. Faut être fair-play, parce que ce n’était vraiment pas gagné d’avance.
De toute façon, il y a le rap et puis il y a le rap FM. Ce n’est pas le même public. Mais personnellement je n’ai jamais assisté à un concert de Diam’s ou de Sinik, je ne peux donc pas préjuger de l’attitude de ce public-là. »
Piloophaz Rappeur
« Pour ma part, je m’essaie déjà au rap parodique avec le groupe Blague Panthers. L’idée ? Un soir, on était raides dans un canap… devant la lumière stroboscopique de la télévision. Sur l’écran, des clips de rap français où l’on voyait des emcees occupés constamment à singer les Ricains. On s’est dit que pousser le délire en parodiant ces mecs serait amusant. Bref, on rigole mais on ne cherche pas la Star Ac’.
J’ai eu un rictus à l’écoute de ‘Fous ta cagoule’, mais bon, ce titre sentait quand même le réchauffé. La parodie de Diam’s, ça ne m’a pas fait délirer plus que ça. Ce qui m’a vraiment calmé c’est ‘J’aime trop ton boule’. Que le mec fasse partir un titre ragga/hip-hop sur une vibe gay, j’ai trouvé ça frais, surtout que ça n’a pas dû faire rire tout le monde.
Maintenant, que ce soit clair, que Youn ne soit pas issu du sérail ne lui interdit pas de se foutre de la gueule du rap, au contraire ! D’autant plus qu’il est inutile de se faire des illusions. Je me doute bien que le groupe est ghostwrité et entouré d’assistants. Puis Fatal Bazooka n’a pas une démarche de critique sociale. Si je reprends les trucs des Inconnus, c’était quand même bien moins grossier et encadré.
Le public mange ce qu’on lui donne. Je suis le public, j’aime le dernier Fatal. Il a sûrement fait sourire un paquet de monde avec ses conneries, mais le public de base a, je pense, entre et 15 et 25 ans. Ce qui explique les parodies et les références à des personnes comme Diam’s ou Grand Corps Malade. S’il veut vendre – et je pense qu’il doit vendre -, il se doit de manier des références connues, en particulier s’il s’adresse à des gosses ou à des gens pauvres culturellement, style un public typé TF1. Tout ça sent quand même le jean serré et le gel dans les cheveux. L’industrie du disque l’a très bien compris.
On pourrait se dire : « ah putain, le serpent se mord la queue » ! Eh bien en fait non, c’est même l’inverse. La force de l’industrie du disque, c’est d’être capable de vendre à la même personne le dernier single de Kossity comme le dernier Fatal Bazooka. C’est leur manière, marchande, de nous dire – avec le sourire ? – : « vous êtes vraiment trop cons ». Une ancienne connaissance disait justement « le public est con », et quand je vois les meufs qui se la jouent femmes fortes en dansant et chantant sur des titres qui les rabaissent, je ne peux finalement que lui donner raison. Y’a rien à faire. Mais attention, si les majors ont bon dos, il ne faut pas oublier que le rap s’est avant tout caricaturé lui même. Regarde MTV ou Zik, tu deviendras vite réac ! Bref, les majors ne sont pas les seules responsables, et selon moi, Youn est un arriviste voulant engendrer des thunes. Dans ce contexte, comment lui donner tort, puisqu’il sert aussi d’exemple à la bêtise de tout le mouvement ? Et qu’il ne soit pas du sérail ne change rien, bien au contraire. C’est sûrement lui qui a eu l’idée de la connerie de base et il a capté que les meilleures blagues se font aux dépends des autres.
Paradoxalement, quand je vois les chiffres de vente de Fatal Bazooka, ça ne m’inspire que du bon. Il y a une leçon à tirer pour tous les emcees dans le business. Leur condition ne cesse de se dégrader : promo, ventes, images, distrib’, etc. Dans le même temps, celle de l’underground se renforce de jour en jour ! Attention, quand je parle de l’underground je n’y inclus pas les labels indés qui se majorisent ou sont sous licence… Le rap va peut-être redevenir enfin ce qu’il était et ce qu’il doit être.
Et puis il faut bien rire des fois ! Le mouvement se prend trop au sérieux depuis un moment. Ca en saoule certains, moi le premier. Paris s’est beaucoup regardé le nombril ces dernières années. La capitale la jouait en solo en surexploitant son autarcie et s’est finalement fait piéger par une récupération hype et bobo. Finalement, quand tu regardes bien le rap hexagonal, tu réalises que la province est peut-être moins en avance, mais qu’elle possède pourtant plus de recul. Elle respire plus. »
Arm (Psykick Lyrikah) Rappeur
« Je suis moyennement choqué par ce délire. Ce serait mentir que d’affirmer que je ne me suis pas marré en matant ‘Mauvaise foi nocturne’ pour la première fois. Je peux comprendre qu’en utilisant les codes « rap », cela gêne les acteurs sérieux du milieu, mais un coup marketing comme celui-là ne pouvait que marcher. On sait que ceux qui écoutent vraiment du hip-hop n’achèteront pas ce disque, je ne vois pas ça comme un danger, de toute façon il n’a pas fallu attendre Michael Youn pour que les gens ricanent du rap. Et franchement, je préfère rire devant ‘Mauvaise foi nocturne’ que d’être atterré devant l’original. Le seul truc qui me gène ce sont les petits qui gobent ça sans se poser de questions. Ceux à qui tu n’arriveras plus à faire écouter des choses de qualité en musique, tous styles confondus. »
Sako Rappeur, membre du groupe Chiens de Paille
« Pour être honnête, je suis en ce moment immergé à fond dans le troisième album. Je n’ai plus de télé, je me suis quasiment coupé du monde, tout ça pour te dire que je n’écoute tout cela que de très loin. Que te dire sinon que, pour ce que j’en ai entendu, le mec rappe juste et dans les temps, et cela me semble presque mieux produit que ce que sortent beaucoup d’autres groupes dits « sérieux »… Quand tu me dis que quatre des titres de Fatal Bazooka sont programmés sur la playlist d’NRJ deux semaines seulement après la sortie du disque, c’est un peu l’illustration du revers de la médaille de la puissance démesurée de l’industrie aujourd’hui. Pour faire un parallèle avec les Etats-Unis, cela me rappelle les embrouilles entre Busta Rhymes et Dr. Dre, à l’époque de la sortie de « The big bang », l’album de Busta. L’embrouille venait du fait que Dre refusait de sortir « The big bang », dont il était l’un des producteurs. Pourquoi ? Parce qu’à l’époque, Fifty et The Game se partageaient les ondes hertziennes, ayant jusqu’à neuf titres à eux deux en rotation en même temps. Neuf ! Il n’y avait quasiment plus de place pour les autres. C’est pourquoi Dre préférait attendre que la vague G-Unit passe un peu. Cela a donc duré un certain temps, et puis le public a fini par se lasser. La tension est retombée d’elle-même. Au fond, c’était juste une vague, rien de plus. Fatal Bazooka, c’est pareil, ça durera le temps d’une vague. Inutile de chercher à lutter contre, il faut juste laisser passer la vague.
Je me souviens quand même d’un truc qui m’avait dérangé. C’était au moment de la parodie du morceau de Diam’s et Vitaa, ‘Mauvaise foi nocturne’. Pour Vitaa, c’était son premier album, son premier succès et blam !, elle est déjà caricaturée. C’est cette rapidité à caricaturer qui m’a dérangé. Il s’agit pour moi d’un opportunisme comme cela n’avait encore jamais été le cas auparavant. Malheureusement, l’histoire de l’industrie du disque est truffée d’épisodes comme ça, où telle maison de disque signe précipitamment tel ou tel artiste, juste histoire de court-circuiter l’album d’un autre artiste de talent évoluant dans le même créneau mais dont le seul défaut est d’avoir signé dans la maison d’en face. L’art n’a rien à voir là-dedans. Tout cela se résume à de la stratégie. C’en est devenu tellement flagrant que c’en est devenu la norme. Rien de neuf sous le soleil, donc. … Pour en revenir à Fatal Bazooka, je ne me sens donc pas vraiment concerné. Peut-être aussi que je suis trop bon public… »
Sept Rappeur
« A bien des égards, le rap en lui-même est déjà une parodie, donc il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une parodie de rap marche. A l’époque d’Olympe Mountain, nous avions fait un morceau qui s’intitulait ‘Dialectes’. C’était une succession de borborygmes sans queue ni tête, qui parodiaient la plupart des gimmicks des rappeurs ricains tels qu’ils peuvent être perçus par un auditeur qui ne comprend pas l’anglais. Notre délire, c’était ça : « vu que vous kiffez le rap sans contenu, eh bien allons-y franchement ! » Le but c’était juste de s’amuser. Pareil avec notre délire en concert sur la Gay-Unity, parodie du G-Unit : le rap donne souvent l’occasion de se moquer de lui, il n’y a qu’à se baisser.
Quand Michael Youn fait ‘J’aime trop ton boule’, c’est exactement le même délire. La différence, c’est que lui connaît des gens comme Magloire, et qu’il fait un carton. Nous ça reste plus confidentiel, mais à la limite je m’en fous, en ce moment j’en ai un petit peu ma claque du milieu du rap français et de ses trente-six chapelles… Combien faut-il de temps pour sortir un album en indépendant ? J’en discutais l’autre jour avec un pote : il faut environ deux ans. Pourquoi les majors ouvrent-elles plus volontiers leurs portes à un projet comme celui de Fatal Bazooka ? Mais parce qu’elles regardent d’abord quel est le potentiel de vente ! Si le public n’aime pas un style de musique, il ne va pas se forcer. Or qu’est-ce qui marche, aujourd’hui, à la télé ou ailleurs ? Le divertissement, les trucs qui ne prennent pas la tête. Cela ne date pas d’aujourd’hui, il y a longtemps que le public a été éduqué vers ça. A choisir entre du rap « sérieux » et une parodie, les majors choisissent aujourd’hui la parodie. Pourquoi ? Peut-être parce que l’humour est plus efficace et plus rassembleur…
Est-ce que c’est le même public ? Peut-être. Après tout, Gérard Baste des Svinkels aimait bien notre taf et aime bien celui de Youn…. Maintenant le rap a plusieurs facettes. Je trouve rassurant de voir que le travail d’un type comme Arm commence à être reconnu. C’est un rap que je qualifierais d’intello, un peu comme celui de Chiens de Paille, mais avec un aspect plus littéraire. Le rap est fait de cette diversité.
Pour en revenir à Michael Youn, son succès actuel m’est un peu égal. En revanche je me souviens qu’à l’époque du « Morning live », il faisait déjà les mêmes parodies. Mais ce n’étaient pas des parodies classiques, pleines de « zyva » et tous ces clchés. Non, là tu sentais que le mec écoutait les disques dont il se moquait. Parce que les détails qu’il parodiait, il fallait déjà bien connaître le truc pour les repérer. »
Taipan Rappeur
« Le plus malheureux c’est que l’album de Fatal Bazooka est un peu ce qui est sorti de mieux en rap français ces derniers temps (rires), à part peut-être, plus sérieusement, le « Lipopette bar » d’Oxmo. Quand je vois ce qui sort en rap français ces derniers temps, je me dis que Fatal c’est encore ce qu’il y a de moins parodique : regarde les DVD de clashes qui sortent, franchement c’est du catch. A croire que les gars font tout pour ne pas être pris au sérieux.
En tout cas j’ai écouté cet album et il m’a bien plu. Les prods sont bien foutues et en gros ça m’a bien fait marrer … à part peut-être le morceau ‘J’aime trop ton boule’ : l’homosexualité est une maladie, c’est pas bien de rire sur les malades !
Et puis tu sais pour tous les gens que ça a pu énerver, on peut conclure avec cette phrase de Robespierre qui disait : « La gravité fait le bonheur des imbéciles. »
Iris Rappeur
« Si c’est de la parodie, que c’est bien fait, que c’est marrant, bah ça remplit les objectifs. C’est comme s’il avait sorti un DVD comique et voilà, même si c’est pas toujours ma came.
Je ne pense pas qu’on puisse se sentir visés parce que faisant du rap. Les Inconnus faisaient la même chose il y a quinze ans (‘C’est ton destain’) mais c’est vrai, c’était pas à l’échelle d’un album… Pour moi ce n’est évidemment pas du rap, c’est du comique. Il n’a pas attendu de faire ça pour vendre avec ses Bratisla Boys par exemple, il a toujours fait du fric et il continue à en faire. Tant mieux pour lui et c’est pas sur notre dos : les gens qui achètent ne peuvent pas en conscience se dire que c’est du rap, je peux pas le croire.
Pour ce qui est de faire disque d’or alors que des gars comme nous galèrent à dealer leur 1 000 ou 2 000 disques, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Pour moi c’est de toute façon pas un critère en soi, mais alors pas du tout. On fera les comptes plus tard si on doit les faire. Certains titres de nos albums resteront, après à part les grands sketches de Coluche ou autre qui restent dans les mémoires, on verra ce qu’on dira de son album dans X années parce que bon… ça reste une blague quand même. »
Soprano Rappeur, membre des Psy 4 de la Rime
« S’agissant du « phénomène » Fatal Bazooka et de son succès médiatique et commercial, je crois qu’il faut quand même se souvenir d’un truc : Fatal Bazooka, c’est Michael Youn. Rien que ça, ça explique déjà beaucoup de choses. Si un animateur comme Arthur s’était lancé là-dedans, ça aurait marché tout autant. A la base de tout, il y a une notoriété, une assise médiatique, faut pas se leurrer.
S’agissant du phénomène « rap parodie », moi je préfère parler de « rap moquerie », cela me semble correspondre davantage à la réalité… Pour te dire la vérité, je n’ai pas écouté l’album mais je sais que le couplet « marseillais » dans ‘Fous ta cagoule’ m’a bien fait rigoler … par contre je sais qu’il n’a pas fait rire tout le monde à Marseille… (rires)
C’est comme Kamini… ou plutôt non, parce que Kamini c’est encore autre chose : le mec rappe vraiment ce qu’il vit, tu ne peux pas lui enlever ça… En fait là où je trouve qu’il y a un revers à la médaille de Fatal Bazooka, c’est quand je vois des personnes comme mes beaux-parents qui, à la base, n’écoutent pas de rap, et qui me disent que Fatal Bazooka, c’est ça le rap. Pourquoi est-ce qu’ils le comprennent comme ça ? Parce qu’ils ont un rapport lointain à cette musique. Pour eux il s’agit avant tout de bling-bling, des mecs avec des pitbulls, de filles en maillot de bain, et Fatal Bazooka joue avec ces fantasmes-là. Personnellement, je trouve ça dommage. Le rap a beaucoup d’autres aspects que le grand public ne connaît pas. Ce sont ces aspects-là qui mériteraient d’être mis en avant et portés à la connaissance du plus grand nombre.
S’agissant du morceau ‘J’aime trop ton boule’, j’avoue que là aussi j’ai bien rigolé. Pourtant ce n’est pas trop mon style de thème (rires), mais faut dire ce qui est : le mec tchatche bien et c’est drôle… Mon petit frère m’a parlé d’un morceau dans l’album où il se moque du rap marseillais (‘Chienne de vie’, NDLR), comme quoi nous à Marseille nous aimons faire dans le larmoyant, etc. Apparemment, il s’agit d’une parodie de certains morceaux de la Fonky Family, de nous et d’autres. Et pourquoi pas, après tout ? Ca veut dire quelque part que notre rap existe et qu’il est écouté. S’il est parodié, c’est qu’il a été écouté et réécouté, alors moi je dis tant mieux ! Il y a sans doute beaucoup d’artistes qui aimeraient être parodiés ! (rires) Je vais quand même essayer de l’écouter pour voir ce qu’il en est vraiment.
Quant à savoir si certains artistes parodiés ont des intérêts financiers avec les auteurs des parodies, je demande à voir. En ce qui me concerne, je n’ai jamais rencontré Michael Youn. La seule fois où cela aurait pu éventuellement se faire, c’était lors d’un concert que nous donnions pour les minots dans une prison. Un des potes de Michael Youn – je ne sais plus si c’était Vincent Desagnat ou un autre – était là pour jouer ‘Fous ta cagoule’, et il est venu vers nous. Note bien : ce n’est pas nous qui sommes allés vers lui, c’est lui qui est venu vers nous. Et pour nous dire quoi ? Qu’il appréciait beaucoup notre musique. Il m’a cité plein de noms de groupes, de titres d’albums et de morceaux. Visiblement, tu voyais que le mec connaissait, qu’il aimait ce qu’il parodiait. Son but n’était certainement pas de faire du mal. »
Stéphanie Molinero Sociologue
« Michael Youn a profité d’une brèche. Les rappeurs français n’étant pas connus pour être de gros déconneurs, Fatal Bazooka a donc été se nicher dans un créneau où il y avait de la place. Fatal dégage des émotions par le rire et c’est très libérateur. Je ne suis pas étonnée qu’un des Svinkels soit impliqué dans ce projet. Faire rire par le rap, c’est une idée, mais faire rire du rap c’en est une autre. Personnellement, je me suis bien amusée en regardant les clips de Fatal Bazooka. Je les ai pris au second degré. Le groupe manie bien les clichés. Il s’attaque à ce qui peut-être désolant dans le rap. C’est à ce niveau là que Fatal Bazooka parle aux amateurs de rap.
Mais le groupe touche aussi une masse, qui n’est pas forcement experte en la matière, des gens qui ne possèdent pas le recul nécessaire. Que trouvent-ils alors dans Fatal Bazooka ? Si ils apprécient à coup sûr la déconnade et l’humour de Youn, je ne pense pas qu’ils soient réceptifs à la critique du rap telle que la perçoivent les amateurs du genre. D’autant plus qu’un titre comme ‘Fous ta cagoule’ est clairement fait pour marcher : c’est un titre propice aux dancefloors, avec une instru et un flow qui n’ont parfois rien à envier à Sniper et consorts.
Il est donc clair que Fatal Bazooka connaît les codes « classiques » du rap de masse, et sait les manier tout en les détournant dans ses textes. Michael Youn a su écouter et décrypter les rappeurs les plus côtés, leurs styles, leurs flows, et ce (probablement) sans juger de leur qualité. En parodiant Diam’s, il met en avant le style et les spécificités de la rappeuse. Il imite sa signature artistique.
Pour moi, aussi étrange que cela puisse paraître, c’est ici que Youn peut redorer un peu le blason du rap aux yeux du grand public : « dans le rap, ils disent parfois n’importe quoi, mais c’est vrai qu’ils le disent bien ». Je pense qu’en travaillant sur la forme du rap, Youn participe à une légitimation de cette musique. Ce qui est frappant, c’est que ce processus de légitimation se fait avec tous les codes artistiques du rap, mais sans ses fonctions politiques (au sens général du terme). C’est un rap de divertissement et d’humour, un rap où l’on s’intéresse plus au style et à la forme qu’aux fonctions sociale et politique. J’y vois un reflet du déplacement de la contestation dans le rap. En gros, on ne critique plus l’état ni les institutions politiques et compagnie, mais on critique le rappeur d’à côté qui n’est pas « authentique ». Ceci d’autant plus que depuis plus de dix ans le rap s’installe dans la culture de masse et donc dans la sphère du divertissement.
Enfin, je remarque que l’intérêt pour les aspects artistiques du rap domine de plus en plus les aspects revendicatifs et vindicatifs. Si tu regardes bien, tu remarques que le rap est de plus en plus perçu d’abord comme un art, et pas comme une expression de jeunes en détresse (sociale, psychologique, affective, etc..). A quoi ça se voit ? Une partie du public du rap (en gros les amateurs de rap mais aussi le public bourgeois du rap) mettent en avant la fonction esthétique de ce dernier, et contribuent donc à sa légitimation. Au niveau institutionnel, beaucoup de choses montrent cette démarche. Des rappeurs flirtent avec le jazz et se réclament d’abord en tant qu’artistes. Birdy Nam Nam joue au Louvre. Il y a des initiatives telles que « Rue au Grand Palais » (qui cache d’ailleurs des enjeux politiques), et je ne te parle pas des graffs exposés dans les galeries ou des représentations de breakdance dans les opéras. Tout cela contribue à donner une image plus artistique du rap. Même les médias construisent désormais une véritable critique artistique du rap, délaissant souvent ses aspects sociaux.
Bref, tout cela participe à la légitimation du rap, qui n’en est sans doute qu’à ses débuts, de la même façon que cela a aussi été le cas avant pour le jazz … désormais considéré comme une musique légitime au même titre que la musique dite classique -, et comme c’est le cas aujourd’hui pour le rock, dont les sociologues disent aujourd’hui qu’il est, à son tour, en voie de légitimation ».
Djohar Co-auteure des textes de l’album Identité en crescendo (2006) :
« D’abord une petite précision : je n’ai pas écouté le disque. En tant qu’auditrice, je ne vais pas acheter de parodie, je peux seulement parler de la réception du disque lui-même. J’ai juste entendu le morceau où il parodie Diam’s et Vitaa. Si la façon dont il a imité la chanteuse de R’n’B m’a vraiment fait marrer, je trouve ça moins bien réussi pour la partie rap. D’un autre côté, je me dis aussi que je ris d’autant plus facilement que je n’écoute pas tellement de R’n’B français le reste du temps. Je crois d’ailleurs que nous rions moins volontiers lorsque la parodie concerne notre propre culture musicale, nous sommes peut-être plus pointilleux, mais c’est un autre débat.
Je trouve qu’il y a plusieurs niveaux de réflexion dans cette histoire. Le plus évident, le plus moraliste, c’est qu’il faut voir que certains rappeurs sont ici pris à leur propre jeu de caricature. A force de chercher coûte que coûte à vouloir faire rire ou pleurer en se vautrant dans les registres consensuels, fatalement … c’est le cas de le dire … les mecs finissent par tomber sur plus forts qu’eux. La parodie, pour un comique, c’est son boulot, un certain type de spectacle, qui ici répond à un certain type de fond de commerce. A la limite c’est presque normal qu’un comique qui fait du rap s’en tire mieux qu’un rappeur devenu comique à l’insu de son plein gré.
Le deuxième niveau, c’est qu’a priori ce phénomène n’est pas nouveau… et pourtant. Les mecs qui sont le sujet de critiques sur leur authenticité, notamment à cause de la bulle médiatique, c’est monnaie courante. Ils font un ou deux tubes et puis ils disparaissent. Cela a toujours existé. Souviens-toi de Manau, par exemple, ou bien, dans un registre différent de Kamini aujourd’hui, ou même dans un autre registre plus éloigné de la bulle médiatique TTC ou Fuzati, qui ont été vachement attaqués, jusqu’à se faire dénier leur statut-même de rappeurs…
Il y a néanmoins une grande différence entre ces exemples-là et la démarche d’un Michael Youn … et c’est là que ça devient intéressant et peut être neuf. Dans les trois premiers cas, tu es en présence d’artistes qui, à un moment donné de leur discours, vont être à la recherche d’une certaine forme de vérité, de légitimité. Ils veulent faire apparaître « leur » vérité, et en arrivent pour ce faire à se justifier d’une manière ou d’une autre par rapport au milieu du hip-hop. Je pense par exemple au discours presque gêné de Manau aux « Victoires de la musique » en 1999, ou à Kamini dans l’émission « En aparté », où il confiait, désolé, comprendre le manque de reconnaissance de la part de la presse hip hop. Je pense aussi aux rappeurs « blancs-bourges » qui expliquent qu’ils ne veulent pas falsifier leur quotidien. Toujours ce registre de la justification…
Là, avec le personnage de Fatal Bazooka tu te retrouves face à un mec qui arrive et dit : « Me voilà, j’arrive, je suis en dehors de votre univers, je veux rester en dehors de votre univers et je me fous de votre gueule. Je ne m…adresse même pas à vous, mais je suis dans le rayon rap ». Il y a une part d’insolence dans cette attitude. Contrairement aux Manau et consorts, le type n’est pas dans une recherche de vérité, de certificat d’authenticité ou d’adoubement. Le débat ne porte plus sur le fond ou la forme, l’esthétique ou l’artistique : le mec est en dehors de tout ça. Il vit à l’extérieur du « hip-hop » et n’en attend pas de retour précis. Ce milieu n’a pas d’emprise sur lui…
Du rap rigolo en France, il y en a eu, il y en a, il y en aura. Je pense notamment à certains morceaux de Disiz La Peste ou de Faf Larage. La différence, c’est que dans ces exemples-là les rappeurs utilisaient un stratagème comique qui visait à dire quelque chose, une « vérité »… Ce que tout cela augure pour la suite ? Je ne sais pas, peut être que ce détachement peut être libérateur pour d’autres…
Le troisième niveau de réflexion est pour moi le plus important. De manière générale, le succès de Fatal Bazooka me renvoie à une question plus large que je me pose depuis plusieurs années et à laquelle je n’ai pas encore trouvé de réponse. C’est celle du comique de récupération. La récupération, ce n’est pas nouveau, mais d’habitude elle s’opérait plutôt par la « dilution », c’est-à-dire qu’on diluait le propos pour le rendre plus acceptable… Aujourd’hui je crois que la personne qui veut changer le monde – dans n’importe quel sens – est obligé-e de s’affronter à cette question. Comment intervenir si la moindre initiative sincère est aussitôt tournée en dérision ? Quelles sont les conséquences de ce rire désormais permanent ? Lorsque le moindre élan devient sujet à moquerie, cela finit par tout saper, je pense. Quel est l’avenir des réflexions possibles, des mouvements possibles, de la radicalité, si tous les territoires deviennent prétextes à rire ?
Je me suis beaucoup posée cette question au moment de l’écriture d' »Identité en crescendo » : jusqu’où aller sans prêter le flanc à la caricature ? Le rire est une arme suffisamment écrasante pour désamorcer toute tentative d’enrichissement des imaginaires et du champ des possibles. Le rire est une passion qui paraît aujourd’hui plus puissante que l’enthousiasme.
Tout cela me semble un enjeu beaucoup plus impératif qu’il n’en a l’air. Pour moi, le succès de Fatal Bazooka pose aussi cette question-là, qui dépasse le simple cadre du rap. Mais je me sens incapable de la penser sérieusement aujourd’hui. »