Wu-Tang Forever

Wu-tang Forever Spécial 20 ans

“Comment se convaincre que les guerriers Wu-Tang n'ont pas installé une hégémonie dans l'univers socio-culturel français ?” demandait David Keita dans le Radikal de l'été 1997, quelques semaines après la sortie de Forever. S'il y a un peu d'exagération dans cette question rhétorique, le Wu s'impose à cette époque comme un véritable phénomène de société. RZA raconte à qui veut bien l'entendre qu'un jour, pas si lointain, la majorité des groupes de rap du monde pourront se revendiquer du Clan, après avoir collaboré avec un membre du crew ou un affilié. Les W s'affichent un peu partout, sur les t-shirts, sur les tables des lycées ou sur les murs des bourgades même les plus paumées. Le clip de “Triumph”, complètement hors-normes pour l'époque, tourne en boucle sur les chaines musicales. Bref, le “Wu World Order” se met en place et Forever, le second album de l'équipe, enfin réunie, symbolise parfaitement cette mégalomanie fièrement assumée.

Forever, c'est tout d'abord ce son sous stéroïdes, limpide et grandiose, loin du lo-fi, désiré ou contraint, d'Enter the Wu-Tang. Il y a aussi ce livret fascinant, où le texte est réduit à la portion congrue pour laisser plus de place aux photos des neuf membres du collectif, présentés comme de véritables super-héros. Et, bien évidemment, Forever est l'un des rares double LPs de l'histoire du rap, car le Wu ne pouvait alors pas se résoudre à faire simple. C'est d'ailleurs ce choix qui lui fera entamer son lent et douloureux déclin : si Forever est une œuvre géniale, il y a des titres dispensables parmi les vingt-sept proposés et, pour la première fois, on se surprend à utiliser la touche skip pour une sortie du Clan. Des premiers signes de faiblesse qui marquent la fin d'une période complètement folle où, quatre ans durant, toutes les sorties estampillées Wu-Tang auront connu un immense succès, qu'il soit critique ou commercial.

Ce n'est pas au jeu du tracklisting idéal que nous souhaitons nous adonner ici. Celui-ci, visant à réduire Forever à un quinze titres qui rejoindrait Enter the Wu-Tang au panthéon des plus grands albums du rap, a longtemps occupé les Hip-Hop heads du monde entier, sur le net ou non. Notre objectif est plus modeste : extraire cinq titres de cette œuvre dense et complexe et décrire ce qu'ils nous inspirent, dans la tradition de l'Abcdrduson. Pour rendre hommage à notre manière à Forever, vingt ans après sa sortie, (nous) rappeler que le Wu fut grand et qu'il occupe une place à part dans l'histoire de ce genre musical. Pour toujours...

RZA

Triumph

“Triumph” est sûrement le plus grand titre de l'histoire du Wu-Tang Clan. C'est déjà leur premier morceau avec l'effectif au grand complet, les dix membres officiels. Car crevons l'abcès tout de suite : Oui, Cappadona est clairement un membre officiel, il s'est donné pour la cause, il était en prison quand le groupe a explosé. Et il a sorti son solo avant U-God, c'est un signe. “Triumph” est aussi finalement le dernier véritable posse cut du groupe, le vrai successeur de “Proteck Ya Neck”, l'alliance rebelle à son apogée, entre grandeur et décadence, avant que tout le monde s'étripe, prenne la grosse tête ou disparaisse petit à petit. “Triumph” est un tour de force, une épopée interminable de six minutes imposée comme premier single alors qu'elle ne comporte ni refrain ni temps mort. Et ça a pris, sans aucune arnaque, sans aucun subterfuge.

La production de RZA commence sa mutation vers un son plus large et synthétique. Chaque rappeur la frappe de millions de crochets rythmés comme si sa place en dépendait. Certains gagnent à toutes les syllabes comme Inspectah Deck en état de grâce, d'autres continuent d'explorer leur mystique légendaire à la GZA ou Masta Killah. Et même si Ol' Dirty Bastard n'apparait que sur l'introduction et le pont, son "I'ma rub your ass in the moonshine" est peut-être plus important que tout le reste. En 1997, le rap devenait la plus grande tendance pop et la force du Wu fut de fructifier sur leur énergie des bas fonds sans l'édulcorer. Plus c'est dur, plus c'est sombre, plus ça passe. Sans jamais changer de cap, le W flottait fièrement sur le monde entier avec un tube de 6 minutes très sales sans refrain accompagnées d'une vidéo foutraque d'attaque d'abeilles tueuses. La suite ne sera jamais la même mais le “Triumph” était réel et sans précédent. Savourons-le encore une fois.

- Nemo

Triumph, le clip

Encore plus que le morceau en soi, c'est la vidéo qui finit d'achever le statut de "Triumph". Une des premières productions rap à dépasser le million de dollars, elle mélange allègrement identité de comics, ressorts de films catastrophe et esthétique de science-fiction, en respectant l'univers et la personnalité de chacun. Le Wu est sous champignon pendant les cinq jours de tournage, capricieux au maximum, empilant des valises de fringues de luxe qu'on ne verra pas à l'image. Et bien sûr, ODB ne se montrera jamais. Le résultat est difficile à décrire, totalement révolutionnaire. Et, ironie du sort, impossible à trouver en haute définition sur internet. Ce travail titanesque est réalisé par Brett Ratner, futur chef d'orchestre de la généreuse franchise Rush Hour, à la croisée de tous ces chemins. Et si le Wu-Tang était la source de tout un pan du film d'action américain ? Et si le sauvetage d'ODB par un Rebel INS courant à la vitesse de la lumière sur une façade d'immeuble était le point de départ de toute la carrière hollywoodienne du célèbre Jackie Chan ? Évidemment non, mais personne ne nous interdit de le penser.

Method Man

Hellz Wind staff

Parmi la tripotée de bangers qui émaille la discographie du Wu, “Hellz Wind Staff” s’impose comme l’un des plus stéréotypés certes, mais aussi comme le plus définitif. Celui qui s’écoute en apnée, dans l’attente que les coups cessent un jour de pleuvoir. Comme souvent, ça commence sur l’extrait d’un vieux film de kung-fu - ici Unbeaten 28 - rempli d’injonctions verbales et de métaux qui s’entrechoquent avec violence. Puis un air de flûte inquiétant, pernicieux, s’invite en fond. L’entrée de la ligne de basse (piochée dans le “The End” des Doors), bourdonnante, oppressante, évoquerait presque le thème composé par Morricone pour The Thing. Une batterie rapide, une guitare entêtée. Un tintement de clochettes sinistres et le vent qui souffle en arrière-plan. Tantôt éthéré, tantôt suffoquant, “Hellz Wind Staff” est le prototype parfait de l’instrumental made in RZA, avec tout ce que cela suppose à la fois de richesse et d’épure. Tous les éléments suscités, d’abord secs et décharnés, composent une fois mis côte à côte une sorte de symphonie funèbre, un ballet macabre où les danseurs sont là pour couper des putains de têtes, et le faire avec du style.

Du style justement, les six interprètes en regorgent et le morceau va rapidement tourner à la démonstration. Après un premier couplet post-apocalyptique de Streetlife, “Hellz Wind Staff” ressemble à une violente échauffourée de 4’52’’. Ghostface débarque dedans comme un forcené (“ So yo break that nigga arm fast as a fuck”) et Deck, en pleine marche sur l’eau, vient la terminer avec panache (“I got my sword across your throat, you choke”). Method Man, éternel insatisfait, revient filer quelques coups de pieds dans le cadavre encore chaud (“We can go platinum but then, still can’t get no satisfaction”). RZA, en bonne tête pensante, est déjà parti former la relève (“I stay secluded in the chamber, training new recruits”). Raekwon, dans son polo Ralph Lau’, n’a pas donné le dernier coup qu’il songe déjà à la troisième mi-temps (“Guyanese bird up on my mattress”). Entre le début et la fin du pugilat, peu de possibilité de respirer, à l’image du sample coupé de “Signed D.C.” du groupe Love qui ne tournera pleinement qu’en fin de piste, comme une ultime inspiration avant le trépas. En 1995, dans “Hell’s Wind Staff” (interlude mémorable sur le Liquid Swords de GZA), RZA jouait le rôle du mafioso Bobby Steels. Autour d’une limonade, il jaugeait un certain Mr. Greco, probablement de mèche avec une balance du Bronx nommée Don Rodriguez. En 1997, dans “Hellz Wind Staff”, on imagine volontiers les deux se manger des coups de bâtons dans une ruelle mal éclairée de Park Hill.

–  David2

Les samples de kung-fu dans Wu-Tang Forever

Depuis la formidable ouverture de “Bring Da Ruckus” sur un sample de Shaolin vs. Wu-Tang, les vieux films de kung-fu des années 70 et 80 font partie intégrante de l’ADN du groupe. Petit florilège dans cette vidéo en forme de madeleine de Proust, qui reprend l’intégralité des extraits utilisés dans Wu-Tang Forever. À noter qu’il existe également un film hongkongais intitulé Hell’s Wind Staff sorti en 1979.

ODB

Deadly melody

“As we return to the 36 Chambers...” Masta Killa annonce la couleur dès le début de “Deadly Melody” : il est ici question de revisiter l'ambiance d'Enter the Wu-Tang, quatre ans et quelques millions d'albums écoulés plus tard. Finies les cages d'escalier dégueulasses des projects de Staten Island, en 1997 le Wu zone dans de beaux palaces et dans les studios d'enregistrement les plus performants du monde. L'urgence et la rage des débuts sont donc loin, mais le sens du bordel organisé est resté intact. Le morceau est en effet un magnifique foutoir : il n'y a pas de refrain, les couplets sont à géométrie variable et la mélodie, qui rappelle un peu “Six Feet Deep” de Gravediggaz, parait plus bancale que mortelle de prime abord. Method Man, RZA, Ghostface Killah et les autres se livrent ici à une véritable démonstration de Zui Quan, ce style de kung-fu inspiré par les gestes d'une personne ivre. Si le Wu montre les muscles avec “Triumph” et castagne sec sur “Hellz Wind Staff”, sur “Deadly Melody” il donne l'impression de s'amuser. Ça gueule, ça divague et ça chahute, mais sans jamais oublier de frapper fort, en drunken boxers accomplis et entraînés. Un seul être manque pour faire du titre une réussite totale : Ol'Dirty Bastard, le maître du genre. En retrait sur Forever, Dirt McGirt est à l'époque déjà aux prises avec les démons qui auront raison de lui sept ans plus tard, et contre lesquels le Zui Quan ne pourra malheureusement pas grand chose.

–  Kiko

Jet Liqueur

On n'est pas trop du genre procédurier mais on préfère vous avertir : si la prochaine fois que vous êtes saoul vous essayez de reproduire ce que vous verrez dans cette vidéo, l'Abcdrduson.com décline toute responsabilité quant à ce qu'il pourrait vous arriver.

Ghostface et Raekwon

The MGM

Le 10 septembre 1993, au Alamodome de San Antonio, au Texas, a lieu ce qui est alors promu comme “The Fight”. Le champion du monde des poids super-légers, le mexicain Julio César Chávez, défie le champion de la catégorie au-dessus, le welter américain Pernell “Sweet Pea” Whitaker. Le combat se conclut sur une égalité entre les deux boxeurs, par une décision contestée (Sports Illustrated titrera que Sweet Pea a été “volé”). Cette soirée de tensions, où le spectacle est autant sur le ring que dans la foule, forme le contexte de “The MGM”.

Si les membres du Wu ont toujours su manier la métaphore martiale avec virtuosité, Raekwon et Ghostface s'intéressent peu aux séries de jabs et aux jeux de jambes sur ce titre. L'ambiance posée par True Master, disciple du son minéral du RZA pré-Forever, plante un décor épique et fiévreux, dans lequel le binôme aux instincts les plus cinématographiques du Wu transforme une nuit de noble art en un récit polyphonique façon film de Guy Ritchie, multipliant les détails anodins comme Luis dans Antman. Les deux rappeurs, “sous cocaïne”, s'y coupent la parole pour mieux terminer les rimes de l'autre à la manière d'EPMD, friment à propos de leurs fringues de luxe, tout en dissertant sur quelques principes des Five Percenters. Ils restent à distance d'un type dont le flingue dépasse de la ceinture, que Ghostface reconnaît grâce à ses Wallabees qu'il a lui-même customisées. Vers le dixième round, Rae joue le beau gosse en tapant le clin d'oeil à la chanteuse Chante Moore avant de rouler un gros joint d'herbe – Ghostface lui en réclamant un en plus. Le récit est à la fois précis et décousu, dense et elliptique, au point que lorsque du pop-corn est renversé sur la styliste Liz Claiborne, on se demande si ce n'est pas le notre, happés par le bagout du duo “R.A.G.U.”.

Le match passe tellement au second plan dans cette narration impossible à saisir en une écoute, que les rappeurs eux-mêmes s'emmêlent dans leurs souvenirs, et confondent le combat Whitaker vs. Chávez avec Randall vs. Chávez, précisément au MGM de Las Vegas, disputé un an plus tard. Mais au fond, qu'importe. Moins mémorables que les (longs) morceaux de bravoure de ce double album, mais bien plus captivantes que ses temps morts (au hasard, “Duck Seazon”), les deux minutes trente huit secondes de “The MGM” offrent une parenthèse plus légère et ludisque entre les katas collectifs et les méditations sur les travers de la vie urbaine. A la fois récit enthousiaste de barbershop et storytelling tout en maîtrise, Raekwon et Ghostface confirment avec “The MGM” que dans l'échiquier du Wu-Tang Clan, ils sont les cavaliers, insaisissables.

–  Raphaël

L'avènement de Ghostface Killah

Les qualités des sorties solo à la suite de Wu-Tang Forever confirmeront cette impression : Ghostface Killah s'affirme sur cet album comme le nouvel homme fort du Clan, notamment grâce à ses talents de narrateur. Sa meilleure performance se trouve quelques morceaux avant “The MGM” sur le deuxième CD, dans “Impossible”. Il y tient dans ses bras un ami victime d'une fusillade en pleine rue, qui lui demande dans un dernier souffle de prendre soin de sa famille. Entre flashbacks d'enfance, désinvolture du policier arrivé sur place et description crue de l'agonie du mourant, Ghostface signe, d'après RZA dans The Wu-Tang Manual, “le plus grand couplet de l'histoire du Wu-Tang”. Ghostface le tueur.

Inspectah Deck

A Better Tomorrow

Wu-Tang Forever, ce sont des bangers placés au début de chaque disque, des pépites cachées dans les coins et du déchet en veux-tu en voilà. Et puis il y a la séquence émotion/responsabilisation, “A Better Tomorrow”, placé derrière le scabreux « Maria » comme pour se faire pardonner, avec son refrain moral façon laisse pas traîner ton fils. Et alors là, sortez les mouchoirs. Déjà la boucle, astucieusement piquée par 4th Disciple au pianiste Peter Nero, est à fendre les pierres. Et là-dessus, les cinq rappeurs dépeignent de façon poignante la misère sociale de Staten Island, des projects aux prisons, de la pauvreté à la prostitution. Une mention spéciale revient sans conteste à Inspectah Deck, qui ouvre le morceau. Il confirmait là, après son couplet sur “C.R.E.A.M.” et avant celui sur “Triumph”, que même s’il était moins connu que les têtes d’affiche du groupe, même s’il n’avait pas encore sorti d’album solo (c’était prévu pour 1997 aussi, mais l’inondation dans la cave-studio de RZA en décida autrement…), il était bien un grand du Wu. “I sold bottles of sorrow / then chose poems and novels…” Plaçant le morceau sous les sombres auspices du système carcéral états-unien, il livre ici un nouveau couplet d’anthologie. Il aurait pu écraser le morceau ; tout se passe en fait comme s’il le tirait vers le haut. Avec leurs voix complémentaires, Masta Killa puis U-God, lequel fait allusion au passage à son fils de deux ans blessé par une balle perdue peu de temps auparavant, sortent le meilleur d’eux-mêmes. Et c’est paradoxalement au déconneur Method Man que revient la tache, avec son flow toujours impeccable, de faire écho au titre avec le couplet le plus mobilisateur du morceau, référence faite à la Million Man March controversée de 1995.

–  Greg

A Better Tomorrow, le retour

Il existe un morceau homonyme tardif, figurant qui plus est sur un album – le sixième du groupe – qui porte exactement le même titre. Le style a changé, le groupe n'occupe plus du tout la même position. Effort louable, mais peut-être un peu forcé ; on est loin, en tout cas, de la rugosité de l'original.