Parmi les quelques portes d’entrées qui permettent de découvrir Salif avant puis au moment de la sortie de son album, la meilleure d’entre toutes est probablement « Jactez je m’en bats les c… » Certes, ce n’est pas le Salif le plus fin, pas celui qui se regarde dans les excès de la veille ou les déceptions du lendemain. Sur l’avant-dernière piste de son premier album, c’est le Salif qui parle de rap, ce milieu qu’il finira par exécrer et quitter dans un silence assourdissant sur fond d’acouphène venu de guitares électriques. Mais pourtant, « Jactez je m’en bats les c… » fait sortir le génie de la bouteille comme rarement. Pourquoi ? Car il y a en filigrane de ces trois grosses minutes d’égotrip tous les Salif, et même Fon. Ceux honnêtes et francs du collier. Il y a celui de « C’est ça ma vie » et de « C’est chaud », ce rappeur purement street, dealer des rives populaires boulonnaises, avec son code de l’honneur bien à lui et l’argent comme cagoule qui cache les sentiments. Il y a le Fon désinvolte, défoncé, déterminé, railleur et provocateur. Mais surtout, il y a ce Salif affranchi, celui qui parle de son arrivée dans le rap sans faire référence aux illustres qui le parrainent. Ça tombe bien, il a beau être entouré de la Dream Team de la fin des années 2000 (Zoxea, Kool Shen, Madizm et Sec.Undo), Salif n’a « aucune envie d’être un autre. » Il est celui qui prend son interlocuteur entre quatre yeux, en l’appelant « mon soce » et en lui précisant que lorsqu’il parle, c’est avant tout chacun pour soi. Bref, plus encore que les titres qui l’ont précédé, « Jactez je m’en bats les c… » contient cette chose très précieuse, que Salif avait laissé entrevoir dès ses débuts : une attitude unique. Le bulldozer Nysay, la culture vandale de « Tous ensemble », la bicrave de « C’est chaud », les parents à ne pas décevoir de « Dur d’y croire », les trahisons de la rue de « C’est ça ma vie », et finalement, l’expression de ce dont Salif est une incarnation : le rap de rue je-m’en-foutiste, plutôt tendance nihiliste qu’un ex-nihilo puriste qui dénonce le mouvement à l’occasion de son premier disque. C’était plutôt rare à l’époque. Car après tout, à part un certain Dingo du nom de Freko, la plupart des rappeurs n’osaient pas se révéler dans leurs travers. Tout au mieux, la rue était cause de spleen et un terrain d’enseignement moral, pas de déviance. Alors que tous étaient encore préoccupés par leur environnement, leur image et l’évolution du mouvement, du hip-hop et parfois de leur carrière (barrez les mentions que vous jugerez inutiles jusqu’à retenir la bonne), Salif, lui, n’avait qu’un seul plan de carrière : cultiver les assonances comme des assauts qu’on lance. Et laisser les gens jacter sur son mode de vie. Jusqu’à incarner l’antithèse même des falches (des wacks comme l’auraient dit les puristes ex-nihilo). Bref, authentique jusqu’au bout. – zo.
Les bus d’Ouest Side
Il y a dans les Hauts-de-Seine un croissant dans le croissant. Une forme géographique dont l’extrémité Nord est Nanterre et le quartier d’affaires de La Défense. Au Sud, Boulogne-Billancourt. Au centre ? Une agglomération de communes richissimes, toutes posées sur une colline. Du Mont Valérien aux étangs de Ville-d’Avray, la bourgeoisie surplombe Paris, encadrée par ses gros bras malgré elle : le Pont de Sèvres, dernier quartier populaire de Boulogne-Billancourt, et la place de La Boule, mythique point de deal parmi tous ceux que comptent la ville de Nanterre. Un bus épouse parfaitement cette trajectoire sociale et géographique, le 160. Il est même le seul qui brasse encore tout ce que le 92 compte de divers et varié. Des jeunes en survêtements, d’autres en habits de marques de skaters, l’habitent et assurent la trajectoire entre deux points cruciaux de la géographie du département. Deal, rap, fêtes dans de belles propriétés et retours de travail éreinté, le 160 emporte avec lui toutes les contradictions des Hauts-de-Seine, cette terre d’argent dont le résumé se trouve dans la politique clientéliste de ses élus. Ici, nous sommes chez Pasqua, puis Sarkozy, puis Devedjian. Comme tous les jeunes du département, Salif connaît bien ces lignes de bus. Il en parle dans « Cursus Scolaire », mais en choisit une autre que le 160 : « Je prends le 4.6.7 pour aller en cours. » Cette ligne aussi remonte la colline pour desservir les quartiers bourgeois, où se loge un lycée professionnel dans la commune de Saint-Cloud : Santos Dumont. De là bruisse des tonnes de rumeurs. Un élève abandonnerait les cours pour partir sur la dernière tournée du Suprême NTM. Ou peut-être celle de Zoxea ? La rumeur ne sait pas très bien. Mais ce que la rumeur a vu, c’est que cet élève, il fume, il boit. « Dans mon sac y avait pas de livres, y avait que des litres » écrit-il dans « Cursus Scolaire », 8 ans après la sortie de « Jactez je m’en bats les c… ». Il deale aussi. « Barrettes et shit, doué avec les chiffres (…) j’allais là-bas seulement pour vendre de la drogue » ajoute t-il dans le même morceau. Et surtout, il rappe comme un dieu, haleine alcoolisée et bédot dans la bouche derrière la station service Esso de la Rue Pasteur. « En plein cours je me suis levé, j’ai dit « Madame la prof, ciao je me barre et je suis resté dans le hall » termine t’il sur son avant dernier album. Cet élève, c’est bel et bien Salif, et il vient de condenser toutes les petites bribes qu’il avait laissé transparaître quasiment dix ans plus tôt sur « Jactez je m’en bats les c… » Avant de les regarder en se disant qu’il avait « p’tetre déconné. » En tous cas, le bus était à l’heure et la carrière était lancée. Tout comme les stups un jour de descente à Boulogne. Ainsi que les autres élèves chaque midi derrière la station Esso. – zo.