“C'est un mec génial quand il faut réussir la prouesse physique ou mentale au dernier moment, devant tout le monde.”
3Claude le Magnifique
« Cool », voilà un mot qui revenait souvent pour décrire le rap de MC Solaar. Mais derrière l’adjectif, il y a aussi un personnage charismatique, un peu lunaire et sacrément doué. Ceux qui l’ont cotoyé ne s’en sont jamais vraiment remis.
Philippe Bordas : Claude, c’est un mec qui est génial quand il faut réussir la prouesse physique ou mentale au dernier moment, devant tout le monde. Il adore réussir son coup. C’est un truc des cités : si t’es pas bon dans la tchatche ou l’adresse physique, t’es mort. Lui, il a les deux. C’est comme Zidane quand il tire la panenka : il adore placer la bonne rime au bon moment.
Bambi Cruz : À la base, c’est un grand chambreur. C’est comme ça que le rap est venu. Il rappait pour chambrer les mecs de la cité : il prenait un nom, il notait un comportement, une description, et bam ! tout le monde éclatait de rire. Le rap, pour lui, ça a vraiment été un jeu. Il aimait jouer avec les mots et avoir le retour des gens. Nous voir rire, c’était son petit plaisir. Il voulait nous épater.
Armand Thomassian : Le mec est magnifique. Magnifique. Il m’a mis 21-zéro au ping pong, ça ne m’était jamais arrivé ! Pour moi, si on parle de beauté « black », il y a Bob Marley et MC Solaar. C’est une panthère, il a des yeux de biche, un sourire d’enfant, un truc qui fait que tout le monde se casse le cul parce qu’on sait qu’on a affaire à quelque chose d’exceptionnel. C’est de l’ordre de l’irrationnel, tu peux pas l’expliquer.
Philippe Bordas : Pour Prose Combat, je suis allé à Plus XXX pendant une dizaine de jours. Je l’ai vu finaliser la plupart des textes dans le stress, et après, ça tombait. Comme mon appareil ne faisait pas de bruit, j’étais avec lui dans la cabine, devant le micro. Je l’ai vu sortir « À dix de mes disciples » à un mètre de moi, en direct. Le truc avait été écrit pendant qu’on bouffait, deux heures avant. J’étais bluffé.
Amand Thomassian : Je travaillais avec Catherine Hardouin chez Polydor. À nous deux, on était presque comme des parents, hyper bienveillants. On s’est pris la tête, comme un couple qui se prendrait la tête pour l’éducation de son môme, avec des portes qui claquent ! Le projet nous passionnait, Claude était un moteur, il nous donnait envie d’aller au boulot le matin. Et on essayait de garder du sens, on se disait toujours « Quand on ne sera plus là, il faut qu’il puisse assumer demain tout ce qu’il fait aujourd’hui. C’est son nom qui est sur la pochette, pas le nôtre. » On avait pour mission de ne pas le trahir.
Philippe Ascoli : C’était dur de parler avec Claude. Il est toujours un peu… C’est un personnage. Il sort toujours des citations, il aime bien parler comme un dictionnaire. J’ai su ce que c’était un artiste en travaillant avec lui. Il était un peu flaky, comme on dit en anglais. Le genre de mec, tu lui donnes rendez-vous le jour J à midi, il vient le lendemain à midi. Mais quel plaisir ! On est marqué à vie quand on a fait partie d’un projet comme ça.
Philippe Zdar : Toute ma vie, j’ai essayé de séparer les artistes de leur art. Je lisais Céline en sachant que c’était un gros con. Pour moi, c’est un truc fondamental. Mais Claude, c’est peut-être le seul artiste pour qui je n’ai pas réussi à faire cette séparation. C’était un mec surdoué. Il avait le talent pour repérer ce qui se passe dans la vie et le traduire en mots. Comme un romancier, mais en direct. C’est ça, être rappeur.
“Pourquoi ça a marché ? Parce que sa musique, c’était lui.”
Philippe Ascoli
Philippe Bordas : C’était quasiment le meilleur footballeur de sa génération en Île-de-France. Un génie gestuel. J’ai fait des matchs avec lui, je voyais même pas la balle. Il a participé au match des vedettes avec Milla, Wiltord… Les mecs, il les contrôlait. Avec Solaar, on est tout le temps dans le testing drôle. Un exemple : on va faire une séance à Los Angeles. Le premier truc qu’il fait en sortant de la douane, pour montrer qu’il en a rien à foutre, c‘est sortir des couteaux papillon cachés dans ses poches, pour montrer qu’il a grugé les américains. Fallait oser ! Et ensuite il fait des flips, des sauts périlleux avant, arrière, alors qu’on vient de faire douze heures d’avion ! Il a une belle gueule, il est rapide, il bouge bien. Photographiquement, c’était du plaisir.
Bambi Cruz : Je me rappelle, il a été invité à participer à un match de gala pour M6. Il rentre sur le terrain, et direct, il fait un petit pont à Jean-Pierre Papin. Tout le monde fait « Whooooooah ! » Par contre, ce n’est pas un grand buteur. Il peut partir du fond du terrain, remonter tous les défenseurs, mais le dernier acte, la mise à mort, c’est pas son truc. Si on lui fait tirer un penalty, il ne va pas être bon. Mais pour passer toute une équipe, il est trop fort ! C’est assez bizarre.
Philippe Ascoli : Il y avait beaucoup de séduction dans Solaar. C’est un personnage énigmatique, charmeur, il avait pas besoin d’en faire des tonnes. Il était comme Miles Davis : loose, laid back, qui prend son temps. Avec une élégance naturelle. Tu lui donnes un jean, ça va tomber vachement bien. Il fait partie de ces gens qui vivent le less is more. Il est comme ses textes en fait. De toute façon, les artistes qui fonctionnent, ce sont les plus honnêtes par rapport à leur création. Pourquoi il a marché ? Parce que sa musique, c’était lui. La coolitude absolue.
Publicité parue dans le magazine anglais Wire en 1993 (source)
The Prose Combat!
À la sortie de Prose Combat, le nom MC Solaar résonne déjà au delà des frontières françaises. Le label anglais Talkin’ Loud le suit de près, et en 1993, Solaar a posé un pied aux États-Unis en participant à la compilation Jazzmatazz, orchestrée par le rappeur Guru. L’opportunité d’une carrière internationale est à portée de main.
Armand Thomassian : On sort d’un premier album qui est un gros succès. Qui sème le vent… a fait 50 000 ventes en Allemagne, 30 ou 40 000 en Angleterre, ce qui est beaucoup pour un artiste en langue française. On est présents sur tous les marchés. Je me souviens m’être promené à New York avec un t-shirt MC Solaar. Dans la journée, il y a au moins cinq mecs qui m’ont arrêté pour l’acheter. Toute proportion gardée, Claude était l’équivalent potentiel de ce que les Daft Punk sont devenus. C’était le truc frenchy le plus sexy qu’ont envoyait à l’étranger.
Philippe Ascoli : Solaar et Daft Punk, ça a la même classe, avec ce côté un peu caché. D’ailleurs, toute la scène dite de Versailles aurait voulu faire du rap, mais on dit qu’ils n’étaient pas de la bonne banlieue, alors ils ont fait de l’électro. Mais tous ces gens sont très proches. Solaar a ouvert la voie aux Air, Phoenix, Daft Punk… . Nicolas de Air était fan de Solaar. Hubert Blanc-Francard et Philippe Zdar ont ensuite crée Cassius, proche de Daft Punk. Cette équipe, c’est la proto french touch, plus que le proto hip-hop.
Philippe Zdar : Quand j’ai rencontré les Daft, j’étais sur la terrasse d’un bar. Thomas Bangalter est venu me voir et m’a dit « C’est toi qui a fait « Obsolète » ? Le son de ce morceau, en France, c’est le summum. »
MC Solaar dans l’émission Vibrazone, sur la radio anglaise Kiss FM en janvier 1993. « On aurait dit le frère poétique de Patrick Vieira juste après sa signature à Arsenal », dixit Gilles Peterson, responsable du label Talkin’ Loud.
Armand Thomassian : Avant la sortie de Prose Combat, Chris Blackwell, le boss d’Island, le mec qui a quand même révélé Bob Marley et U2, réclamait à cor et à cri l’opportunité de récupérer Solaar sur un label qu’il avait monté pour des artistes non-américains. Je crois qu’il y avait aussi Vanessa Paradis. Il nous avait dit « Filez-moi Solaar, et j’en ferai une star aux États-Unis. »
Philippe Bordas : Claude, à ce moment-là, il était implanté dans le milieu londonien, il était déjà énorme. Il apportait une mélodie française, presque « onomatopique », qui passait dans toutes les langues. Il manquait le truc américain et boum ! ça décollait.
Armand Thomassian : Je lui avais dit : pour attaquer le marché américain, tu devrais faire une chanson en français, mais uniquement avec des expressions que les Américains connaissent par cœur. Il n’y a que Claude qui pouvait faire ça ! Tu imagines, tu rentres dans les charts US avec un titre en français ?
MC Solaar : J’étais dans une vague pas mal : Native Tongues, un peu de Rakim, avec des thèmes sociaux mais pas radicaux, une voix jazz… J’avais une chance terrible d’être au milieu de tout ça. À l’étranger, mon discours était toujours : on n’est pas des Américains, on fait une musique française qui peut swinguer, avec des racines africaines, donc il y a eu de l’intérêt. Quand les mecs ont écouté, quand ils nous ont vu sur scène, ils se dit « Ouah, il y a du rap en France. » Surtout, ils ont vu qu’en dehors des États-unis, on pouvait avoir du rap dans des grandes salles de concert avec des Blancs, des Noirs, des hommes, des femmes… Ça leur a donné d’autres perspectives.
“Claude était l’équivalent potentiel de ce que les Daft Punk sont devenus. C’était le truc frenchy le plus sexy qu’on envoyait à l’étranger.”
Armand Thomassian
Bambi Cruz : Après Prose Combat, on a eu des propositions qui n’arrivaient pas habituellement en France. Mais j’ai l’impression que même les États-Unis, Claude les a « restreints ». Un exemple : Puff Daddy. Il était passé dans l’émission Fan De. Il est filmé chez lui et là, le mec sort un disque de Claude, et dit : « Moi j’adore MC Solaar, j’aimerais travailler avec lui. » Il tend une grosse perche ! Là-dessus, Claude nous dit qu’il va peut-être faire un titre ou deux avec lui. Puff Daddy annonce « Moi, je fais tout l’album ou rien du tout. » Et là, Claude dit « Oui mais on est quand même la France, il faut faire un album français. » Il ne dit pas ça méchamment, mais il ne veut pas d’un album à l’américaine. Tout le monde aurait sauté sur l’occasion, mais pas lui.
Armand Thomassian : Solaar est l’un des rares mecs en France qui a fait les Peel Sessions avec John Peel, qui était « le » DJ radio anglais, et le mec qui a fait découvrir quasiment tous les groupes des quarante dernières années à la planète. Au Japon, pendant les interviews, les journalistes ne parlaient à Claude que d’acid jazz. Nous, on est étriqué en France, mais là-bas, ils ne le voyaient pas comme un artiste hip-hop stricto sensu. Pour eux, c’était juste de la musique.
Philippe Zdar : Les anglo-saxons adoraient les musiques, ils ne comprenaient pas un mot, mais ils devaient sentir que ces mots étaient déments. Vingt ans après, il y a des Londoniens qui me parlent encore de Solaar ! Un truc s’est passé, et c’est un truc qui ne se passera plus jamais. Claude fait partie de ces artistes, comme Yves Montand ou Marion Cotillard, qui marchent à l’étranger, sans qu’on sache vraiment pourquoi. Ce sont des gens qui sont choisis.
Le rap américain dans Prose Combat
Dr. DreThe Chronic
Adorateur d’onomatopées en tous genres, MC Solaar n’a pas pu passer à côté du « Rat-Tat-Tat-Tat » de Dr. Dre, sorti fin 1992. Solaar dégaine ces quatre syllabes pour faire feu sur la « tarte aux thunes » Madonna dans « À la claire fontaine ». Pour désamorcer le propos, il emploie un peu plus loin une autre onomatopée, moins sanglante celle-là : le « Hulahup barbatruc » des Barbapapa.
C’est l’un des passages marquants de « Nouveau Western » : « Hollywood nous berne / Hollywood Burn! », en référence au brûlot de Public Enemy, avec Ice Cube et Big Daddy Kane. À moins que… « Si je cite ce morceau, c’est parce que j’ai un jeu de mot, sinon je l’aurais pas mis » rigole aujourd’hui MC Solaar. « Au départ, je devais même penser à « berne » pour la ville de Berne en Suisse… J’étais en plein dans l’exception culturelle. »
Par son esprit positif et son africanité, le collectif Native Tongues a fortement marqué MC Solaar et le Posse 500 One. Même le sample bien français de Serge Gainsbourg a un précédent chez De La Soul. Dans le deuxième album du groupe, Prince Paul sample ainsi « En Melody » et « Les Oubliettes », ce qui poussera le producteur Boom Bass à s’interroger : pourquoi pas nous ?
Le rap français du début des années 90 doit beaucoup au deuxième album du groupe new-yorkais, également associé au mouvement Native Tongues. IAM les cite sur son premier album (« A whole lot of talk about the red, black and green »). Dans Prose Combat, c’est une citation issue du titre éponyme « Done by the Forces of Nature » (« Black man, black heart, black soul ») qui est scratchée sur le refrain de « À dix de mes disciples ».
MC Solaar à propos du posse cut mémorable « L’NMIACCd’HTCK72KDP » : « J’avais envie de faire un rap un peu comme le « Spellbound » de K-Solo, mais à la puissance 10. Chacun des mots devaient être des lettres. » Depuis, il aurait paraît-il égaré trois feuilles d’un texte entier basé sur ce principe.
Une phrase courte : « L’air y était pur, Paris plus beau. » Une phrase longue : « Désormais le ticket de métro augmente comme le nombre d’autos. » La technique serait empruntée à Scarface, du groupe Geto Boys. Des pensées morbides d’un rappeur texan aux rêveries nostalgiques d’un Parisien, il n’y a donc qu’un pas. L’influence des Geto Boys sera encore plus visible en 1995 dans La Voie du Peuple, l’album du groupe Démocrates D, produit par Jimmy Jay.
MC Solaar est un grand romantique (il faudrait d’ailleurs écrire une thèse sur l’omniprésence des femmes dans Prose Combat). L’expatrié britannique Slick Rick, lui, est plutôt du genre sans-coeur, et brise celui d’une fille un peu trop âgée pour lui dans « La Di Da Di », énorme classique qui marquera durablement un certain Snoop Doggy Dogg. Son « Start Cryin’ » moqueur est scratché par Jimmy Jay dans « Séquelles ».