Comment résumer la folle décennie de Roc Marciano ? Entre 2010 et 2019, il aura réalisé pas moins de huit albums, une mixtape, cinq EPs et un nombre incalculable de featurings (trois mix lui ont été consacrés sur l’Abcdr du Son). Pour ce rappeur et producteur désormais quadragénaire, tenir un tel rythme n’allait pas forcément de soi. Mais depuis le séminal Marcberg en 2010, il occupe le paysage de la scène underground new-yorkaise à la façon d’un astre : immuable et imperturbable. La raison de cette longévité tient sans doute au caractère à la fois générique, contemporain et ultra-exigeant de sa musique. Tous ceux qui ont grandi avec Raekwon ou Mobb Deep ne peuvent qu’hocher la tête devant ses structures hyper calibrées : boucles entêtantes de piano et de violons, samples de soul envoûtants, lumière plus que tamisée… Une vie de rue, de luxe et de luxure, la recette est connue. Mais Roc Marciano, grand esthète devant l’éternel, la développe avec une telle maniaquerie et une telle sobriété qu’elle tend à une pureté prodigieuse. L’absence de scratches dans ses morceaux, pour laquelle il a longtemps été critiqué, participe à cette rigueur épurée et, finalement, gomme à la fois les velléités passéistes et les dates de péremption. Ainsi avec ses frères d’armes Ka (dont la discographie est tout aussi exceptionnelle) et Knowledge the Pirate, il a donné naissance à tout un écosystème qu’il fait volontiers prospérer : Griselda, Eto, Flee Lord, Stove God Cooks…. Il est le terreau qui nourrit le terrain du rap indépendant new-yorkais depuis le début des années 2010.

Roc Marciano, grand esthète devant l’éternel, développe sa formule avec une telle maniaquerie et une telle sobriété qu’elle tend à une pureté prodigieuse.

En 2018, Roc Marciano s’est attelé à sortir pas moins de trois albums – soit presque autant que durant les sept années qui ont précédé. À cette cadence, lui qui est si rigoureux et impliqué dans ses projets avait toutes les chances de se brûler les ailes. Il se trouve que l’émulation de cette courte période a non seulement constitué un tournant dans sa façon de concevoir et de faire de la musique, mais aussi parachevé son hégémonie. Trois disques, trois ambiances. Le deuxième volume de Rosebudd’s Revenge, au son sale, dépouillé et crépitant, est gorgé de soul des années 70. Il évoque le temps de la french connection avec ses Cadillacs, ses maquereaux et ses cuillères cramées. Behold a Dark Horse est sobre toujours, mais aussi plus léché et sombre, plus proche du mafioso rap. Il n’est pas difficile d’imaginer Roc décapiter le cheval en cover pour aller placer sa tête ensanglantée dans les draps d’un ponte qui lui aura manqué de respect. Kaos enfin, en duo avec un DJ Muggs en état de grâce, est un dix titres sec et rugueux, au son métallique et poussiéreux quasi-industriel. Éloigné de ses standards habituels, Roc amène une proposition artistique neuve tout en gardant intacte sa patte si reconnaissable. La recette change peu au fond, mais le soin apporté au choix des ingrédients et à leur agencement a de quoi laisser pantois. Trois disques donc, et trois réussites majeures. Il en fallait dans le baggy et sous le fédora pour réussir un tel coup du chapeau. Pour couronner le tout, Roc Marciano termine sa course effrénée dans un ultime tour d’honneur. Un peu en mode pilote automatique certes mais Marcielago, sorte de melting-pot de tout ce que l’artiste sait faire de mieux, vient idéalement clore une décennie sans fausse note.

En 2020 Mt. Marci, de facture classique malgré certaines pistes plus expérimentales qu’à l’accoutumée, enfonce le clou à base d’autocélébration et de clip de pacha en voyage au Japon. À partir de là, il est permis de se demander comment va rebondir le rappeur d’Hempstead, si bien installé dans sa zone de confort. Si il va notamment s’atteler à un rôle de chef d’orchestre (Reasonable Drought, remarquable premier album de Stove God Cooks, et Delgado de Flee Lord, sont intégralement produits par ses soins) puis se laisser diriger par Alchemist (sur le très élégant The Elephant Man’s Bones), le naturel reprend le dessus. Dernière sortie en date en 2024, Marciology, comme son titre l’indique, en rajoute presque ad nauseam dans la glorification personnelle. Presque, parce que cela fonctionne encore, inlassablement. Le dépassement de soi dans l’autosatisfaction, c’est peut-être ça le secret de Roc Marciano ? En totale indépendance, il a acquis le public à sa cause par la qualité constante de ses sorties, a monté un modèle économique solide à base de merchandising et de vinyles de luxe, a mis en avant plusieurs figures clés de l’underground new-yorkais… En attendant, un jour peut-être, de sortir un mauvais disque, Roc Marciano est parvenu à une sorte d’aboutissement en soi : il est devenu une institution, une marque déposée synonyme de qualité. Un roi de l’underground. Et le roi, reste le roi. Ceux qui vont tenter de le déloger n’auront pas deux tentatives. David²