La musique piège est un art d’ascensions et de descentes, de poussées miraculeuses qui s’interrompent souvent brutalement. Avec Migos, la porte a éclaté. Alors que la trap aurait pu se répandre et se diluer dans le mainstream, c’est le mainstream qui a été convié par les trois rappeurs à l’intérieur de la cuisine, pour le saisir dans les rets de leur musique entêtante. Depuis 2011, l’histoire des Migos étalée sur des dizaines de mixtapes et d’albums est aussi l’histoire de la fantastique percée de la trap, et de sa récupération par une industrie qui préfère se réfugier dans des formes déjà éprouvées plutôt que de favoriser la spontanéité et l’innovation.

En 2013 sort « Versace », premier single de la mixtape YRN. Le monde découvre ce rap technique, mathématique et en même temps doté d’une vitalité fantasque et obsessionnelle. Des rafales d’onomatopées, le fameux triplet flow, des Motorolas qui font des bruits d’oiseaux, des « plugs » venus d’ailleurs, des histoires de « finesse » et de drogues aux noms de jeunes femmes blanches et célèbres. Tout ceci est synthétisé par Offset, Quavo et Takeoff avec une efficacité redoutable sur la mixture agitée de Zaytoven, du synthé porté à ébullition par un arpégiateur aux martèlements de tintements, ceux d’une clochette de cash machine plutôt que d’une cloche d’église. Mais le but est similaire : encadrer le chaos, scander les mots d’ordre, rappeler les grands principes de l’éthique trap. Le tiroir-caisse qui bégaie ses instructions d’une voix cristalline, les coups de fouet sur le fond du pyrex, l’excitation paranoïaque, la menace rampante. Dans une polyphonie exubérante, les voix d’Offset, Quavo et Takeoff sont des instruments percussifs et trouvent toujours un moyen de vibrer, en rebondissant sur les murs de la trap house comme pour les fissurer. Le morceau tout entier est d’ailleurs une tentative d’évasion, un effort pour transformer le cercle en spirale grâce au labeur incessant. Chacun d’entre eux scande « Versace ! » tour à tour, selon une structure ternaire, à tel point qu’on finit par les confondre.

« Versace » marque un moment crucial pour l’orientation stylistique du rap en général. C’est ce qui, sous une version édulcorée, sera le blueprint de la musique mainstream pour les années à venir. Drake ne s’y est pas trompé, en singeant le flow des Migos lors d’un remix qui va propulser le morceau en haut des charts. Le son d’Atlanta devient hégémonique. La « trap squelettique » du producteur Zaytoven, de ses cliquetis aigus à sa lente montée grave de cuivres synthétiques, ne s’invente pas avec « Versace ». Gucci Mane, déjà installé avant les 2010’s, est une figure tutélaire de cette décennie trap, dont l’influence est palpable chez tous les grands artistes du courant. Pourtant, c’est avec « Versace » que le plafond de verre explose.

Migos a toujours représenté une forme de synthèse de différents courants de la trap.

Il paraît que 2017 est l’année où la trap est devenue le genre musical le plus écouté aux États-Unis. C’est l’année où sort CULTURE, premier album officiel de Migos, celui de leur succès et de leurs plus grands tubes. Migos a toujours représenté une forme de synthèse de différents courants de la trap. Il y a, dès YRN, quelque chose du cocaine rap racailleux d’un Jeezy ou d’un Shawty Lo, mais aussi l’excentricité d’un Gucci Mane voire d’un Souljaboy. Ces références se retrouvent sur CULTURE et ses futures déclinaisons CULTURE II et III, en plus de clins d’œil à des pans plus larges de la musique afro-américaine (classique de D4L, solo de talkbox à la Roger Troutman, parodie de Soul Train). CULTURE est porté par le single « Bad and Boujee ». Les cloches sont toujours là, mais elles tintent cette fois au milieu de pads qui s’étirent dans les médiums et les basses moelleuses de Metro Boomin. « Bad and Boujee » fait surtout date pour l’imagerie contradictoire qui se déploie à la fois dans les lyrics et dans le clip. D’après le Guide to African American Vernacular, le terme « boojee » signifie « un Afro-Américain élitiste, au comportement hautain », dont le niveau d’éducation et les revenus sont plus élevés que ceux de l’Afro-Américain moyen, et qui « s’identifie à la culture européenne-américaine et se distancie des autres Afro-Américains. » Les Migos semblent s’approprier le stigmate et revendiquer leur appartenance à la bourgeoisie en déclinant les preuves de leur richesse.

Mais leurs activités ne sont pas celles du respectable « boujee » issu de la classe moyenne. Il s’agit plutôt de tirer avec des mitrailleurs semi-automatiques, ou de cuisiner de la drogue, ou de cuisiner de la drogue avec des mitrailleurs semi-automatiques. « We came from nothing to something » : leur origine sociale est brandie en étendard. Dans le clip, les boîtes de nouilles sont griffées Chanel ou Dolce Gabbana, le champagne s’accorde avec le poulet frit, les paires de luxe traînent devant le liquor store. Le « boujee » subverti par les Migos, c’est l’argent du bourgeois sans sa culture. Aujourd’hui, passer de rien à quelque chose, c’est le rêve américain. Mais le « boujee » ici ne change pas d’identité culturelle, même s’il gravit l’échelle sociale : il est avant tout « bad », non-respectable selon les critères de la morale bourgeoise. Les Migos se sont d’ailleurs fait tout au long de leur carrière une spécialité de s’approprier les symboles de l’Amérique blanche (Hannah Montana, ou le folklore du trappeur dans le clip de « T-Shirt », entre autres).

CULTURE est aussi un programme doublé d’une ambition : celle de revendiquer une paternité et de conquérir une légitimité fuyante. Donald Glover lui-même a dit que les Migos étaient « les Beatles de leur génération. » Mais à vouloir forcer l’accès au rang de rock stars, le risque est de devenir une statue. La formule s’est perfectionnée avec le temps : les poussées extatiques ont laissé place à une musique stratifiée. Les différentes voix se superposent, différenciées par des usages distincts de l’Auto-Tune et des affirmations individuelles : magnétisme et fluidité vocale pour Offset, talent de mélodiste et refrains accrocheurs pour Quavo, inventivité métrique et touches introspectives subtiles pour le regretté Takeoff, victime d’un tragique homicide en 2022. Ils ont dessiné des paysages horizontaux qui flottent sur un nuage d’échos d’ad-libs et de 808. Quavo est celui qui est allé le plus loin dans cette direction, en transformant par moments sa voix en un bourdonnement abstrait. Malheureusement, ces innovations ont été les dernières, et le style Migos est devenu indigeste à cause de son omniprésence et de son manque de renouvellement. Alors que les albums solos des trois rappeurs devaient signer leur consécration, ils ont confirmé que leur musique ne fonctionne que sous une forme collective, car elle est chorale par définition. La musique des Migos va progressivement dévaluer sur la fin de la décennie, à force de morceaux interchangeables qui déferlent en nombre pour satisfaire une demande vorace, sous une forme facilement consommable. Le paradoxe de la carrière des Migos se situe peut-être là, entre la revendication d’une culture qui leur est propre et le désir de la fondre dans une culture qui semble plus légitime, figeant leur musique. Leur legs est indubitable toutefois, pour la décennie comme pour l’histoire d’une esthétique devenue souveraine. – Léon