Dans son titre « Préviens les autres », en 2005, Ali traçait une ligne dans le sable : « Les players disent que la vie est une pute ; j’suis un guerrier, j’la considère comme une lutte. » Enfermé dans sa cellule entre novembre 2017 et avril 2018, après dix ans d’atermoiements judiciaires à cause d’une juge zélée et finalement loin d’être au dessus de tout soupçon, Meek Mill a-t-il lui aussi eu cette réflexion sur son rapport à l’existence ? Sinon, comment expliquer la transformation de ce rappeur fougueux, voulant macker le biz et briller à en faire plisser les yeux, à l’icône des dysfonctionnements judiciaires des États-Unis ? Petite frappe des rues de Philadelphie, battle rapper affûté en YZ, chasseur de rêves en Maybach (Rick Ross le signe sur son label MMG en 2010), perdant d’un beef par essence déséquilibré contre Drake : Meek Mill est plus que la somme de ces évolutions. Il est devenu malgré lui l’incarnation de l’artiste afro-américain victime de toutes les failles de la société américaine, des inégalités sociales au racisme des institutions. Mais aussi l’icône de la lutte pour y faire face.
La lutte. Dans le rap américain, le mot « struggle » englobe à la fois les difficultés affrontées par les populations les plus précaires et le combat quotidien pour les surmonter. Ce « struggle », Meek Mill l’a mis en mots dans chaque morceau, dans chaque mixtape, dans chaque album de sa discographie. Parfois avec pathos (« Cold Hearted », « Blue Notes »), parfois avec détermination (« Ima Boss », « Shine »), souvent avec hargne (« Gave ‘Em Hope », « Dreams and Nightmares » – on y reviendra). Au-delà du symbole qu’il est devenu à la fin des années 2010, Meek Mill a incarné la décennie passée une certaine idée du rap, celle où l’on poursuit ses rêves de réussite quitte à faire vaciller son propre compas moral. Une quête qui l’a poussé à un nécessaire travail de réflexion et d’introspection, plus présent sur Wins & Losses en 2017, sans doute son album le plus élaboré. D’abord dans la musique, notamment grâce aux contributions épiques de Papamitrou et de la paire franco-américaine StreetRunner / Tarik Azzouz. Mais aussi dans les thématiques plus variées reflétant davantage les épreuves personnelles et professionnelles traversées par Meek Mill.
Meek est alors passé de la rage de perdre à la fureur de vaincre, rappant tout à la fois la recherche de victoire individuelle et collective, d’ascension sociale et de justice.
La voix haute, parfois criarde, et l’intensité d’interprétation de Meek Mill ont pu cacher ces évolutions aux plus distraits, mais elles ont pourtant été nettes chez lui. Le rappeur tout en fougue et en appétit du gâteau capitaliste américain de Dreams and Nightmares et des premières mixtapes Dreamchasers ne sera plus tout à fait le même dès 2013. La mort brutale de son protégé Lil Snupe, la détérioration de son image publique (défaite face à Drake, rupture avec Nicki Minaj), son addiction au Percocet et, évidemment, ses passages en prison ou en assignation à résidence pour non-respect d’une conditionnelle remontant à 2007 : tout va enrayer la mécanique du succès auquel il a aspiré. Une adversité qu’il a raffiné en carburant, particulièrement sur la deuxième partie des années 2010 à partir des EPs 4/4. Meek est alors passé de la rage de perdre à la fureur de vaincre, sublimée sur son dernier album sur la décennie 2010, Championships, rappant tout à la fois la recherche de victoire individuelle et collective, d’ascension sociale et de justice. En atteste son couplet dans « What’s Free », avec Rick Ross et JAY-Z, où les beefs sur lesquels s’interrogeait Biggie vingt-et-un ans plus tôt prennent une autre mesure : “When you bring my name up to the judge, just tell him facts. Tell him how we fundin’ all these kids to go to college. Tell him how we ceasin’ all these wars, stoppin’ violence. Tryna fix the system and the way that they designed it.”
Et puis, il y a eu un autre instant pivot, le 30 octobre 2012. En ouverture de son premier album officiel Dreams and Nightmares, Meek Mill a servi une intro épousant une ambivalence où les rêves sont nourris, et parfois noircis, par ses cauchemars. Ceux d’une réussite qui s’effondre sur des fondations trop instables, parce que bâties sur le cadastre et les cadavres des rues du Nord de Philadelphie. Accompagné d’abord par un piano céleste puis par un instru trap nerveux, « Dreams and Nightmares » est un discours d’auto-motivation déguisé en rouleau compresseur, devenu un morceau emblématique. L’équipe des Eagles de Philadelphie en a fait son hymne lors de sa campagne victorieuse 2017 du Superbowl, tandis que d’autres rappeurs s’en sont inspirés pour entamer leurs albums (Cardi B, Young M.A, Roddy Ricch). « They gon’ remember me, I say remember me », assène-t-il dans son deuxième couplet, comme en se pointant du doigt dans un miroir. C’était un cri du cœur autant qu’un vœu. Son parcours cabossé sur l’ensemble des années 2010 en a été la réalisation. – Raphaël