Earl Sweatshirt a quinze ans lorsqu’il rejoint, en 2009, le collectif californien Odd Future mené par Tyler, the Creator. Avec Taco et Na-Kel Smith, il est la plus jeune étoile de cette nébuleuse, depuis éteinte. Quelques jours après la sortie d’Earl en 2010, sa première (et pernicieuse) mixtape, sa mère l’envoie à la Coral Reef Academy de Samoa. Il s’agit d’un internat pour jeunes à conduite à risques, perdu au milieu du Pacifique et à la réputation pour le moins douteuse. C’est alors tout un mythe qui se construit : celui d’un gamin perturbé, envoyé à l’autre bout du monde contre son gré au moment où son collectif connaît un succès sans précédent, parce que sa mère a paniqué en découvrant ses textes peu équivoques. Beaucoup à son âge ne s’en seraient jamais remis, même si la réalité est sans doute plus complexe que ce qu’on en sait. Quoi qu’il en soit, après un an et demi de chants et de banderoles « Free Earl », l’enfant prodigue rentre aux États-Unis et prépare Doris, son premier album studio.

Earl tenait de la pure provocation. Celle d’un artiste désabusé encore trop jeune pour crier son mal-être à la face du monde sans parler de meurtre, de viol et de cannibalisme. À partir de Doris, et plus encore sur I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside en 2015, Earl Sweatshirt parvient à mettre des mots sur ses états physiques et mentaux. Alors âgé de 21 ans, son degré de réflexivité atteint des sommets vertigineux, et sans doute anormaux à ce stade de sa vie. Maussade et volontiers cathartique, sa musique se resserre sur elle-même jusqu’à toucher à l’abstraction (le robinet fétide de « Faucet » comme le tunnel d’Alice au pays des merveilles) voire au spectral dans ses plus grands moments (son interprétation fantasmagorique de « Grief »). Il n’est question que de deuil : celui de sa grand-mère, de ses amours, de sa relation avec sa mère. Peu d’albums sentent autant la mescaline et les cachetons de Xanax éparpillés sur la table de chevet d’une chambre en bordel. En refusant ainsi de se soumettre au diktat de la célébrité, Earl est passé du statut d’icône pop en devenir à celui de chantre du mal-être incarné, l’avatar sur lequel le public projette en toute sécurité ses peurs et ses angoisses.

Earl Sweatshirt a su faire de son immense cafard la bande originale, croupie et dissonante, du malaise existentiel de la génération Euphoria.

C’est ce qui fait d’Earl Sweatshirt un rappeur si important, au-delà de son histoire cahoteuse et de son talent pour la raconter : avoir su faire de son immense cafard la bande originale, croupie et dissonante, du malaise existentiel de la génération Euphoria. Et si c’est logiquement dans un cercle restreint qu’elle se ressent le plus, son influence est prégnante chez nombre de ses pairs : les tonalités lancinantes de Medhane, les ambiances brumeuses et graves de Chester Watson, le flow lent et mélancolique de MIKE. Pourtant à ce stade déjà avancé de sa carrière, sa métamorphose n’est pas encore terminée. Il faut attendre 2018 et Some Rap Songs pour voir l’ex-membre d’Odd Future embrasser pleinement ses propres influences, et composer une musique qui transcende sa catharsis personnelle. Avec ses boucles sur découpées, ses sonorités troubles et discordantes, son séquençage imprévisible de morceaux qui ne dépassent pas les deux minutes, Some Rap Songs évoque autant MF Doom que RZA, Madlib ou J Dilla. Minimaliste et éclaté comme la psyché de son auteur, il s’inscrit dans une veine jazzy et expérimentale qui s’écarte définitivement de la misanthropie sourde et outrancière d’Odd Future.

Feet of Clay, un EP de neuf titres pour vingt minutes au compteur, toujours plus opaque et ténébreux, est venu parachever cet accomplissement artistique. Il est défini par Earl en ces termes : « une collection d’observations et de sentiments enregistrés pendant les affres de la mort d’un empire en ruine. » Raie de lumière au bout du tunnel d’une décennie chaotique, SICK!, paru en janvier 2022, aborde sans doute un nouveau tournant dans la trajectoire d’Earl. Une œuvre moins éclatée mais pas moins passionnante, qui instaure une certaine lisibilité dans la psyché de son auteur, sans doute apaisé par la naissance d’un enfant. SICK! comme pour dire : « Oui, je suis malade. Mais ça va, maintenant. » – David²