C’est l’histoire d’un loser devenu roi. Un type un peu normal que personne n’avait vu venir, et qui va pourtant s’imposer. Une revanche sur l’industrie musicale, aussi flamboyante que programmée, dont on a encore aujourd’hui du mal à tracer tous les contours. Aubrey Graham est un enfant de classe moyenne, Canadien, acteur de publicité et de sitcom qui va finir par devenir la plus grosse star du rap et de la pop durant toute la décennie 2010. Une trajectoire qui, si l’on regarde dans les détails le parcours de son auteur, démarre d’une passion dévorante pour la musique. Celle-là même qui a amené son père à jouer aux côtés de Jerry Lee Lewis en tant que batteur à Memphis, ou son oncle Larry Graham à inventer la technique de la slap bass avec Sly & The Family Stone.

Un rap brumeux, mélancolique et froid, qui correspond bien à Toronto, ville où l’hiver semble parfois ne jamais s’arrêter.

Aubrey Graham, lui, va plutôt pencher pour Jay-Z, Marvin Gaye, Nas et Sade. Dans sa maison de Forest Hill à Toronto, Drake écrit et rappe dans un petit studio aménagé dans sa chambre, et rêve de musique. Le jour il tourne pour la série Degrassi, la nuit il enregistre en studio, sans faire de grands éclats. Avant de faire une rencontre, essentielle et incontournable : sur le tournage d’un clip en 2004, le jeune Drake croise la route d’un certain Noah Shebib. Les deux hommes vont alors, quelques années plus tard, changer leurs trajectoires respectives. Et bouleverser celles de la musique pop moderne. C’est par le biais de leurs deux cerveaux que va naître le mélange entre rap et R&B aérien caractéristique de la musique de Drake. Un rap brumeux, mélancolique et froid, qui correspond bien à Toronto, ville où l’hiver semble parfois ne jamais s’arrêter dans les couloirs souterrains de ses buildings.

En remportant avec Take Care le Grammy Award du meilleur album rap de 2013 face à Rick Ross, Nas ou 2 Chainz, Drake impose sa vision : celle d’un rap introspectif, mélancolique et mélodique, parfaitement calibré pour exploser les charts. Sans travestir son parcours, le Canadien raconte dans sa musique les amours perdus, les regrets mélancoliques et la nostalgie d’un passé souvent fantasmé. Ses auditeurs peuvent alors engouffrer leurs propres souvenirs personnels dans cette musique foncièrement faite pour être un refuge, notamment sur ses premiers albums, à l’exigence musicale inégalée par la suite.

Mais Drake en veut plus, comme tout au long de sa carrière. Ses mélodies mélancoliques ont une force qui touche le grand public. Il faut juste qu’il se mue en popstar, en enchaînant les tubes chantonnés (« One Dance », « Hotline Bling », « God’s Plan ») tout en gardant constamment un œil sur les tendances musicales de demain. Plus clinique et moins authentique, Drake est aujourd’hui devenu une machine, un empire musical. Pour régner sur les classements des plateformes de streaming dans le monde, il ouvre sa musique au dancehall, à la baile funk ou à la drill anglaise, afin de toucher le maximum d’auditeurs. Tout en perdant aussi de sa personnalité. Car c’est bien là toute la force et la faiblesse de Drake : en voulant devenir une star, le jeune gamin canadien a gommé une part de son authenticité. Sa musique est une machine à tubes, mais elle a perdu de son coeur. Ce qui ne l’empêche pourtant pas de régner sur les charts à chaque morceau. Le prix à payer sans doute pour continuer à devenir celui qu’il rêvait d’être : un fan de rap qui règne commercialement sur son genre. Quitte à se faire quelques détracteurs. – Brice