Chief Keef a été le symbole de ce style musical majeur des années 2010 qu’a été la drill. Il en a presque été son porte étendard lorsque ce sous-genre devint populaire en 2012. Mais caractériser la musique de Chief Keef n’est, en réalité, pas une chose aisée. Entre les morceaux qui l’ont fait exploser en 2012 et ceux qu’il a sorti sur la toute fin de la décennie, il y a eu une évolution énorme. Car Chief Keef a expérimenté avec ses sonorités de manière décomplexée. Mais il y a comme liant entre ses différentes mutations un nihilisme ludique. Sa musique est violente dans ce qu’elle raconte, bruyante et chaotique dans ses sonorités, mais en même temps il y a chez lui un constant jeu avec les voix et les cadences, pour supporter parfois un humour froid. Sa recette tient peut-être en cette combinaison de thématiques très crues abordées de manière inorthodoxe et constamment renouvelée.
À ses tous débuts, sur ses premières mixtapes précédant son explosion en 2012, se font sentir les influences de la trap des années 2000. Chief Keef y navigue entre l’univers lyrical de Gucci Mane, l’économie de mot sautillante d’OJ Da Juiceman, les chansonnettes sous Auto-Tune de Lil Wayne. L’énergie de Flockaveli de Waka Flocka Flame est palpable sur ses premiers tubes, Young Chop rendant le style de Lex Luger encore plus pachydermique. Mais dès 2014 sur Back From The Dead 2, en produisant une majeure partie de sa mixtape, il comprend sans doute qu’il est libre de faire ce qu’il veut, à l’image d’un « Faneto » qui épure le style de Young Chop et le rend plus hypnotique. Puis sur les deux Almighty DP, en 2015, il développe avec le producteur DP Beats des sonorités penchant vers la musique électronique. Chief Keef a ainsi été la source d’inspiration d’un nombre de rappeurs impossible à quantifier depuis son apparition.
Les branches de la musique de Chief Keef se multiplient à mesure que sa discographie avance, et s’auto-influencent entre elles.
Du côté purement esthétique, rien que l’aspect visuel de ses clips a guidé l’aspect nihiliste de sa musique et a nourri un culte autour de lui, résultant en une fascination voir une fétichisation macabre alimentée par des contenus comme la triste série Vice signée DJ Akademiks. D’un pur point de vue musical, à New York, Bobby Shmurda et Rowdy Rebel ont rapidement proposé une relecture locale des idées de Chief Keef. À Stockton, au Nord de la Californie, sa manière nonchalante de rapper montre encore des sursauts. Du côté expérimental, sa manière de chanter a laissé un héritage chez des Lil Uzi Vert, Playboi Carti, Trippie Redd. Le flow minimaliste de 21 Savage existerait-il sans Chief Keef ? Les branches de sa musique se multiplient à mesure que sa discographie avance, et s’auto-influencent entre elles. Il a ainsi pu libérer beaucoup d’artistes vu classiquement comme des rappeurs de rue, en leur montrant qu’il était possible d’explorer des sonorités électroniques, voir dansantes comme sur Thot Breaker (2017).
En résulte une musique abrasive, pas par posture, mais par un débordement d’idées. Ses morceaux sont des cirques constants avec des spectacles à chaque mesure, où les cadences changent constamment. Sur le refrain de « Reefah », présent sur la mixtape Two Zero One Seven, il présente par exemple une cadence proche du rap des années 1980 avant de rapper au refrain de manière plus contemporaine. Et même si Chief Keef fait partie de ces artistes de Chicago qui ont imposé la drill au monde avec « Don’t Like » et « Love Sosa », il y a dès ses premières mixtapes des morceaux plus chantés, comme « Say That Shit », sur Back From The Dead. Contrairement à ses pairs de Chicago, sa musique a très vite pris une forme déconstruite : beaucoup de morceaux sont presque des ébauches, laissés comme tels. Un environnement dans lequel il a aussi laissé beaucoup d’espace à l’imaginaire, sans doute influencé par son succès rapide qui l’a placé dans sa bulle. Sur « Hot » (Almighty DP), il sort ainsi : « I got my Bernie Mack. N****, who you with ? ». C’est le genre de phases à la Gucci Mane qu’ont délaissé ses compères de la drill, à l’image d’un Lil Durk, beaucoup plus premier degré. L’économie de ses mots laissent ainsi de la place à l’interprétation, notamment en les adaptant à des cadences irrégulières. Keef joue alors énormément sur ses placements, qui se marient quasiment avec la production. Et cette retenue permanente dans ses mots a aussi du sens : elle contient en elle-même une violence larvée et l’imaginaire existant autour de la drill, du rapport à la douleur et à l’insensibilité, donnant l’impression d’une corde raide. Ainsi dans « Don’t Like », il liste ce qu’il n’aime pas, pas ce qu’il déteste. Mais se décrit tout de même en filigrane, en égrenant ce qu’il méprise chez les autres.
Keith Cozart, enfin, est symptomatique des errements de l’industrie dans les années 2010, sa difficulté à appréhender ces nouveaux artistes et leur complexité. La viralité de « I Don’t Like » et la cooptation de Kanye West ont amené des labels à voir en Chief Keef une nouvelle poule aux œufs d’or. Sur Finally Rich, son seul album en major (sorti chez Interscope), les featurings en sont symptomatiques : 50 Cent, Wiz Khalifa, French Montana, Jeezy, Rick Ross. Cette liste montre un label avec peu d’imagination pour appréhender leur nouveau talent et sa musique, forcément diluée pour forcer à produire des singles. Sans doute insatisfaisant pour Interscope, ses fans et surtout Chief Keef lui-même, cet album cahier des charges lui a fait comprendre que ce format ne correspondait pas à sa manière de créer. Car, avec Young Thug, Keef est le rappeur dont la musique est la plus passée par des leaks, renforçant son côté culte. Ses ébauches deviennent des tubes sur Internet à force de bouche-à-oreille, en dehors de la volonté de leur auteur. De la forme de sa musique à sa diffusion, Chief Keef a ainsi été l’un des rappeurs à la fois les plus insaisissables et les plus influents de cette décennie. – Pap’s