Loin des préoccupations des multi-millionnaires qui occupent alors les sommets des charts, les six rappeurs de Odd Future Wolf Gang Kill Them All livrent en 2008 leur première mixtape. Parmi eux se détache une voix rauque et grave qui, dès l’intro, relate une violence toute adolescente. Âgé de 17 ans, Tyler, the Creator évoque aussi bien l’absence d’un père que la démence meurtrière : “Rape a pregnant bitch and tell my friends I had a threesome. You got a fucking death wish? I’m a genie, it’ll get done” (« Tron cat », Goblin). Horrorcore ? L’intéressé refuse toute affiliation au rap et associe plutôt son groupe au punk, tout en se rêvant rockeur lors d’une interview. Pourtant, malgré la noirceur évoquée, Tyler va régulièrement inventer des personnages hauts en couleur au moyen d’une imagerie volontairement décalée. D’ailleurs, dès le premier disque du groupe, c’est son alter-ego Wolf Haley qui prend en charge la réalisation des clips de « Bastard », « French! » et « VCR ». Mieux, il dirige également la vidéo de « Yonkers », son premier single en solo, qui lui vaut une nomination lors du MTV Video Music Awards de 2011.
Que ce soit le mâle alpha Ace, le criminel Tron Cat ou encore le psychologue Dr.T, l’artiste californien va développer au cours de la décennie une importante galerie de personnages. Dans un premier temps, cette démarche va lui permettre d’aborder une pléthore de sujets variés, de la violence au racisme en passant par l’identité sexuelle et les troubles mentaux. Aussi, cet usage d’identités alternatives est une façon de semer le trouble sur les opinions réelles de l’intéressé : régulièrement critiqué pour ponctuer ses lyrics d’insultes homophobes, Tyler va néanmoins soutenir publiquement les courageux qui osent faire leur coming-out, à l’instar de Frank Ocean : « La di da di, I’m going harder than coming out the closet to conservative Christian fathers » (« Deathcamp », Cherry Bomb). Volontairement clivant, forcément ambigu.
Tyler, the Creator n’a jamais cessé d’explorer les différents recoins de sa personnalité, aussi provocatrice que sensible, à travers des personnages bien ancrés dans leurs mondes.
Tyler va néanmoins poursuivre une évolution stylistique pour toujours plus détonner au sein du paysage rap, que ce soit avec une perruque, une paire de sandales ou des emblèmes insolites sur les sapes de ses marques nerd-chic Golf Wang et Golf Le Fleur (« That’s how it goes, designing clothes, cats on everything, cats on everything »). Et avec le temps, le Tyler provocateur et borderline de ses débuts finit petit à petit par parler de lui et de ses émotions derrière ses nombreux alter egos. La sortie de l’album Flower Boy en 2017 marque un véritable tournant en ce sens : à la surprise de ses fans de la première heure, Tyler livre alors un disque plus pop, sensible, et – surtout – premier degré par rapport à tout ce qu’il a pu sortir auparavant. Il y parle d’histoires d’amour naissantes (« See You Again » avec Kali Uchis) ou y fait même discrètement son coming-out sur « Garden Shed ». Deux années plus tard, Onklama enfonce alors le clou avec son album le plus populaire à ce jour : IGOR et ses 39 minutes de rap, soul, jazz et R&B, où Tyler, le coeur brisé, se présente à l’auditeur dans sa vulnérabilité la plus totale suite à une rupture, malgré les effets posés sur sa voix tout au long du disque. Une mise à nue qui portera ses fruits, puisqu’il recevra alors le premier Grammy Awards de sa carrière dans la catégorie meilleur album rap.
Du skateur adolescent de ses débuts, au crooner triste à perruque d’IGOR, en passant par le baroudeur raffiné de CALL ME IF YOU GET LOST, Tyler, the Creator n’a jamais cessé d’explorer les différents recoins de sa personnalité, aussi provocatrice que sensible, à travers des personnages bien ancrés dans leurs mondes. Une conception du rap plus ouverte musicalement accompagnée d’univers esthétiques forts, qui va marquer toute une génération d’artistes, dans le rap mais aussi en dehors. À l’image de Billie Eilish, qui déclare même en 2020 que la musique de l’ex-Odd Future aura été une des plus grandes influences de toute sa carrière. De quoi espérer que le Californien continue de grandir au rythme de ses incessantes idées artistiques et de ses multiples personnages. À moins qu’il ne finisse assassiné par un alter-ego encore plus fou que lui. – Émilien et Brice