Dans son roman Trop semblable à l’éclair, l’écrivaine américaine Ada Palmer décrit la société de l’an 2453. En 2453, le genre a été aboli par décret planétaire, plus d’hommes ou de femmes, les pronoms « elle », « il » et « lui » ont été remplacés par un « on » et un « soi » universels. Si ce texte concernait la décennie 2450 de Nicki Minaj, il suffirait donc de rappeler qu’on était parmi les artistes de rap les plus influents de son époque.

Quand Kanye West l’invite sur « Monster », on sait qu’on va venir pour tout découper. Le public est pourtant loin de se douter à quel point Nicki va rouler sur ses collègues (en l’occurrence, Rick Ross et JAY-Z) avec une arrogance, une dalle et une maîtrise dignes de celles qu’exhibera Kendrick Lamar sur « Control » trois ans plus tard. Les quatre-vingt secondes de ce couplet haletant et triomphant à la fois suffisent à braquer sur soi des projecteurs qui, pendant dix ans, resteront allumés. Après le démarrage en trombe de son premier album, Pink Friday, rapidement auréolé d’une certification platine, on rejoint définitivement le cénacle des stars de la pop. L’époque lui permet d’être à la fois une rappeuse féroce, à la conviction infaillible et à l’interprétation surthéâtralisée (« Roman’s Revenge », « Lookin Ass »), et une diva pop, cherchant les tubes EDM alors à la mode de David Guetta et RedOne. Comme on a fait ses armes dans l’arène sanglante du rap de mixtapes des années 2000 aux côtés de YMCMB, on y occupera toujours une position à part, quelque part entre la morgue d’un rappeur du Queens en Timberland (« In my kingdom with my Tims On ») et la débauche d’énergie provocatrice d’une icône à la Britney Spears.

Il serait vain de chercher à comprendre l’impact culturel de Nicki Minaj sans prendre en compte le fait qu’une décennie durant, elle a occupé une position pratiquement inventée pour elle : celle de « reine du rap ».

Il suffirait donc de dire que dix ans durant, Nicki Minaj a tutoyé les Drake et les Ariana Grande de ce monde, et qu’on a imposé une musique où les envolées vocales des refrains ne viennent en rien édulcorer l’énergie incisive des couplets rappés, de « Super Bass » à « Pills N Potions ». Où les singles FM aux directions calculées et sans saveur, malgré leurs couleurs criardes, côtoient des coups de menton sur des instrumentaux plus audacieux (« Beez In The Trap », « Chi-Raq », « Truffle Butter »). Il suffirait en somme de parler de musique, en particulier celle de The Pinkprint, en 2014, où en laissant davantage Onika s’exprimer et moins Nicki et son attirail d’alter ego, on a trouvé son point d’équilibre, une meilleure justesse dans toutes ses facettes, tout à la fois sensible et dominatrice. Mais ce sont les années 2010 qui se sont achevées, pas 2450. Tout ce qui est dit plus haut n’en est pas moins vrai, mais le patriarcat a toujours cours et il serait donc vain de chercher à comprendre l’impact culturel de Nicki Minaj sans prendre en compte le fait qu’une décennie durant, elle a occupé une position pratiquement inventée pour elle : celle de « reine du rap ».

À en croire les écrivains, le visage d’Hélène de Troie aurait lancé à la mer un millier de navires. Le séant de Nicki Minaj lui a offert toute une armée de Barbies, un symbole auquel se raccrocher : celui d’une féminité noire, fière et débridée. En choisissant de jouer à fond dans ses lyrics et dans ses clips le rôle de la « bad bitch », Nicki reprend le pouvoir sur sa propre image. En mettant en scène une sexualité vorace et conquérante, elle se donne à voir comme un modèle de liberté et de réussite – « Anaconda » et son détournement du « Baby Got Back » de Sir Mix-a-Lot en a été, sans doute, l’expression ultime. Démarche émancipatrice ou piège de l’industrie ? Il appartient à chacune d’en juger, même si la limite entre libido militante et objectification a été fine par moments (le triangle bizarre de « Only » avec Lil Wayne et Drake). Enfin, en adoptant une attitude de compétitrice, elle entend faire jeu égal avec le reste du rap game et s’imposer comme le boss de fin. Mais le sexisme de l’industrie du rap étant ce qu’il est, les femmes sont condamnées à boxer dans une catégorie à part – le soi-disant « rap féminin »- quand bien même elle a tenu la dragée haute à ses compères sur des moments collectifs (entre autres, le remix de « My Ni**a » de YG). Nicki sera donc la reine, puisqu’il ne peut y en avoir qu’une seule.

Cette posture de reine cruelle et sans partage vers laquelle les autres ne peuvent que lever les yeux, Nicki elle-même se plaît à l’incarner. En témoigne ce leitmotiv qui revient dans toute sa discographie, “All these bitches is my sons.” Si l’emploi du masculin “sons” peut laisser entendre que c’est toute la concurrence que la rappeuse voit comme des « bitches », il ne fait aucun doute que cette phase s’adresse d’abord aux concurrentes. Comme si le titre de reine ne pouvait se mériter qu’en écrasant toutes les autres prétendantes. Et, il y en a eu, en témoigne notamment une fin de décennie marquée par des beefs successifs avec Remy Ma, Cardi B ou Megan Thee Stallion, au cours desquels la reine peine de plus en plus à défendre son trône. Dans ce contexte d’attaques récurrentes, la sortie en 2018 d’un Queen en deçà de ses précédents disques se fait dans une ambiance de fin de règne. Les ambitions affichées dès le titre du disque d’asseoir à nouveau la supériorité de son autrice tombent à plat, et les réactions acerbes de Nicki face aux retours mitigés de la critique et de ses pairs lui donnent des airs de reine déchue. Les prétendantes au trône sont légion, de Cardi B à Doja Cat. Pourtant, aucune d’entre elles ne semble capable – ou désireuse – de prétendre imiter la sensation de majesté décadente qui se dégageait des disques de Nicki Minaj.

En plus d’avoir réussi à imposer à un plus grand public cette idée d’être une rappeuse tranchante tout en ayant son vernis “on fleek”, c’est peut-être la plus grande contribution de Nick Minaj au rap américain des années 2010 : avoir occupé ce trône empoisonné dont personne ne semble plus vouloir depuis dix ans tant sa performance dans ce rôle était indépassable. Avoir été en somme la dernière grande reine du rap et, en se cramponnant à sa couronne, avoir épargné à la génération suivante de rappeuses une lutte sororicide pour le pouvoir. – Beufa