Construire un empire prend du temps. Nipsey Hussle a juste eu le temps d’effleurer les fruits de son labeur. Rattrapé par les démons du hood, ceux qu’il a côtoyés dans le gang des Rollin 60’s Neighborhood Crips, le rappeur-entrepreneur, terme dont il est devenu une illustration emblématique, est mort assassiné à seulement 33 ans. Un an après avoir laissé Victory Lap comme couronnement de son marathon, une décennie après l’avoir entamé. De sa voix éraillée, Ermias Asghedom a affronté l’industrie du disque comme un coureur de fond affronte un steeple. Après un faux départ chez Epic Records et un album abandonné, c’est en totale indépendance que Nip lance réellement sa carrière. Cette dernière ne cessera de grimper au fil de la décennie 2010 et prendra un tournant décisif avec Crenshaw, album-mixtape de 2013 portant le nom de son quartier.

Sur les trois volets de Bullets ain’t got no name, première série de mixtapes entre 2008 et 2009, le son est rugueux et slalome déjà entre le feu et la glace. Le morceau « Strapped » aborde le thème des gangs avec de la hauteur et de l’intelligence (« Damn I guess stupid is a stupid does / Just a message for you stupid crips and stupid bloods / Look I’m not as stupid as ya’ll thought I was »). Un thème transversal de sa discographie que l’on retrouve sur « Question #1 » avec Snoop Dogg en 2016, ou en 2018 avec YG sur le clip de « Last time that I Checc’d » unifiant le bleu des Crips et le rouge des Bloods. De cette première trilogie Bullets ain’t got no name, Nipsey fait transparaître un style qui lui est propre : un rap nerveux et lucide sans détour, sur des sons gorgés de soul (« Closer than close »), d’autres plus synthétiques (« Gotta take it »), et bien sûr, ce qui fera le sel de sa musique : des hymnes à la débrouillardise (« The Hussle Way »).

Un esprit d’entreprise que le jeune angelino d’origine érythréenne contracte très tôt et qui ne le quittera jamais. Vendue 100$ pièce à 1000 exemplaires, Crenshaw est un éclair de génie marketing converti en un solide tremplin financier. Nipsey coupe les intermédiaires, limite le pressage et fixe son prix en margeant sur le côté unique de l’objet. Les mixtapes s’écoulent en vingt-quatre heures avec l’aide d’un certain Shawn Carter qui s’en procure cent copies. En 2014, son album Mailbox Money suivra la même devise, fidèle au nom de son label : All Money In No Money Out. Une façon pionnière de faire du hustle avec son art, avant Westside Gunn, Griselda ou Mach-Hommy et ses exemplaires à 1000$ pièce. Un sens aiguisé du business qui s’exprime également, en fratrie, dans des investissements immobiliers, des placements crypto-monétaires, la création de la marque The Marathon Clothing et sa participation à la fondation d’une couveuse d’entreprises au cœur de Crenshaw. Une implication dans sa communauté qui lui vaut le surnom de « Neigborhood Nip » et un ancrage local auquel aucun autre rappeur de sa génération ne peut prétendre. Illustrant parfois sa musique de discours motivationnels (un extrait de conférence de Steve Jobs apparaît dès The Marathon Continues en 2011), gardant l’idée de toujours pousser sa génération à se dépasser, Nipsey rappe constamment le goût de l’effort et de la débrouillardise avec comme point d’orgue le brillant « Dedication » sur Victory Lap, où l’esprit de 2Pac flotte dans une atmosphère lumineuse emplie d’espoir.

Plus large que sa musique, il est devenu une inspiration bigger than rap, prolongeant son Marathon par-delà sa mort.

Avant d’atteindre la perfection sonore de Victory Lap, Nipsey a dû parfaire sa formule. Car si Crenshaw est le moment pivot de sa carrière, le son manque encore d’arrangements. Nipsey y trouve cependant la formule de son rap balancé comme des mantras, en marquant un temps d’arrêt entre ses phases, à l’instar d’un boxeur marquant une reprise de souffle entre deux séries de directs. Son flow devient plus économe, plus percutant. « If U were mine », morceau phare de la mixtape samplant Sade, montre l’attrait de Nipsey pour des boucles plus modernes. Au fil de sa course, la musique de Nip’ se démarque de la ratchet music de YG et emprunte un chemin encore différent du label voisin TDE. Présent sur quatre titres de Crenshaw, le duo Mike-N-Keys, mentionné alors comme The Futuristics, ne quittera plus Nipsey. Jusqu’à devenir les chefs d’orchestre de Victory Lap où se croisent des rythmiques dynamiques et des samples aussi variés que ceux d’Arctic Monkeys, Willie Hutch ou PartyNextDoor, en plus de contributions de DJ Khalil, Mr. Lee ou Jake One. Le son y est racé et athlétique, oscillant entre le calme et l’explosif. Une version moderne de Soul Train ; du Tookie Williams, icône Crips repentie, sur du Coltrane, comme le décrit l’intéressé. Tels sont les mots de Nipsey pour décrire sa musique sur « Double Up » où une production de velours enveloppe sa discipline de fer. Victory Lap est un témoin du passé personnel et culturel de son interprète et en même temps complètement orienté vers l’avenir des nouvelles générations. « Racks In The Middle », dernier single de son vivant, introduira Roddy Rich sur le devant de la scène.

Porter sa musique de ses propres bras. Négocier ses contrats. Avoir la totale possession de ses masters. Supprimer les intermédiaires. Autant d’injonctions sonnant comme des commandements que Nipsey a respecté à la lettre pour avoir la pleine satisfaction de son œuvre. Avec Victory Lap, il est devenu un self made man accompli et un exemple de réussite au-delà de L.A. Entendre aujourd’hui le terme « Black Excellence » n’aurait pas le même impact sans lui. Après sa disparition, sa musique s’est mise à résonner avec deux fois plus d’impact. Dans les rues de Slauson et de Crenshaw, Bloods et Crips se sont unifiés à sa gloire. Sur disque, les hommages à sa mémoire ont profusé. De Dom Kennedy ou J. Stone, son cercle proche, à des icônes comme Snoop ou Jay-Z, la vision et la mentale de Nipsey sont aujourd’hui louées par tous. Plus large que sa musique, il est devenu une inspiration bigger than rap, prolongeant son Marathon par-delà sa mort. – JuldelaVirgule