Dans les civilisations antiques, l’observation des cieux a autant permis les premiers pas de l’astronomie pré-télescopique que la création de systèmes de croyance où les astres et corps célestes devenaient des dieux, héros et créatures chimériques. Un mélange de projections cartographiques du ciel autant que de projections existentielles pour trouver des réponses ici bas. Plusieurs millénaires plus tard, un trappeur d’Atlanta, Future, a flirté avec la même ambivalence dans son exploration imaginaire du vide interstellaire. Au début de sa carrière à l’aube des années 2010, après des premiers pas discrets la décennie précédente dans les derniers sursauts de la Dungeon Family, il a en effet beaucoup été question d’espace dans la musique de Future. D’accéder au statut d’astronaute pour viser les étoiles jusqu’à Pluton et devenir lui aussi un astre dans la voie lactée des vedettes de la musique. Dans sa trajectoire mais aussi ses moments d’errance en lévitation, Future a laissé une constellation de disques qui ont dessiné un personnage presque mythologique, passant d’un Olympe peuplé de cupidons à un Styx aux reflets de codéine.
Future est sans doute l’artiste rap qui a été le plus partagé entre deux envies contradictoires lors de la décennie 2010. Une sorte de Janus d’ATL, dieu à deux visages qui a regardé vers des directions différentes. Les yeux de l’un, sourcils froncés, ont été tournés vers une trap de plus plus en nihiliste, rappant moins l’adrénaline quotidienne des dealers que la décadence d’une vie entre drogues, sexe et luxe pour oublier les traumas de cette existence dans l’immoralité. C’est le Future qui s’est notamment incarné au cœur de la décennie, de l’automne 2014 à l’été 2015, à travers sa trilogie de mixtapes Monster, Beast Mode et 56 Nights, pavant la voie vers l’album DS2, sans doute l’un des plus emblématiques de la décennie. Avec ce carré de disques, Future a définitivement fait basculer la trap originelle, celle des charbonneurs des maisons abandonnées d’Atlanta et sa périphérie, dans une autre dimension.
À trop tutoyer les étoiles, entre tubes pop et pages des sites de gossips du fait de sa relation avec la chanteuse Ciara, l’Astronaute est passé dans un trou noir et est devenu une forme monstrueuse et bestiale de lui même. Un goujat pas vraiment magnifique, qui cache difficilement ses déboires personnels et sentimentaux (« I was fucking on a slut and I was thinking about you », « Throw Away ») derrière ses excès pharmaceutiques (« Take all my problems and drink out the bottle and fuck on a model », « Codeine Crazy »). Pour l’accompagner, Future va chercher chez les producteurs alors à la pointe des innovations trap comme Metro Boomin, Southside et d’autres noms de la 808 Mafia des textures difformes (« No Compadre »), boueuses (« I Serve The Base ») et psychédéliques (« March Madness »). Ses harmonies pop sous Auto-Tune se sont mutées en marmonnements ou grognements granuleux, grâce aux nodules de sa voix sous codéine. Future a été le maître de cette trap qui s’est nourri autant des expérimentations vocales de Lil Wayne que des extravagances trap de Gucci Mane.
Les deux visages indissociables de Future lui ont permis d’exister simultanément aux oreilles des amateurs de trap sous substances et à celles d’un public moins enclin à ses récits de dandy décadent.
L’autre visage de Future, lui, a fait de l’oeil à la pop avec une musique édulcorée et enlevée pour chanter le plaisir de la séduction et l’idéal romantique. C’est le Future des premiers hits, celui solaire entendu sur Pluto (« Neva End », « Turn Off The Lights ») et Honest (« I Won », « I Be U », « I’ll Be Yours »), mais aussi celui de Hndrxx, en 2017. Il est alors autant queutard invétéré que repentant sentimental, en mettant par moments dans son chant toute l’âme qu’on lui pensait pourtant dépourvue depuis sa transformation en goule (« Sorry », « Use Me »). Ce Future, radieux, n’est pas celui qui a été nécessairement le plus influent, comme si l’ombre avait pris le pas sur la lumière. Pourtant, c’est cette face de son répertoire qui reste la plus populaire dans les charts : pour preuve, le succès de I Never Liked You en 2022, album bien plus convenu. Ces deux visages sont indissociables l’un de l’autre et lui ont permis d’exister simultanément aux oreilles des amateurs de trap sous substances et à celles d’un public moins enclin à ses récits de dandy décadent. Une dichotomie encore présente sur ses deux albums en étroite collaboration avec Metro Boomin, We Don’t Trust You et We Still Don’t Trust You, sortis cette année 2024, déclinant à nouveau cette dualité trap paranoïaque / romantisme nocif sur des productions plus sophistiquées. Deux nouveaux succès publics.
À deux reprises, d’ailleurs, les deux aspects de sa musique ont cohabité. D’abord début 2013. En un quinte flush de singles, il devient le hitmaker le plus influent du rap et du R&B américains, invité pour des refrains imparables, passant de coups d’éclat infectieux (« UONEO » de Rocko, « Buggati » d’Ace Hood, « Love Me » de Lil Wayne) à des roucoulements mielleux (« Loveeeeeee Song » de Rihanna, « Body Party » de Ciara, sur lequel il est crédité comme auteur). Quatre ans plus tard, au coeur de l’hiver 2017, le binôme d’albums Future et Hndrxx a magnifié cette dichotomie entre son exubérance crasse et son romantisme toxique, capable aussi bien de tubes viraux (« Mask Off ») que de purs instants de lucidité sur l’absurdité de la vie dans l’illégal (« Feds Did a Sweep »).
La décennie musicale de Future est en cela remarquable qu’elle a épousé ses émoluments personnels. Certains détracteurs ont accusé Future d’inauthenticité. Dans la forme, pour sa voix noyée sous l’Auto-Tune. Dans le fond, pour son aveu de ne pas être le sac à stupéfiants qu’il raconte être dans ses textes. Il y a pourtant une forme de sincérité dans cette trajectoire, jusque dans ses sorties moins audacieuses (The Wizrd, High Off Life). Sur « Tricks On Me », il mesure sa bonne fortune d’être avec son fils lorsqu’il souffle ses bougies d’anniversaire, contrairement à celui de son pote Bankroll Fresh, tué en 2016. Future a ainsi ouvert la voie, pour le meilleur et le pire, à toute une génération de sales gosses qui ont caché des comportements de cons derrière des excuses de mal-être amoureux ou d’addictions à des produits psychotropes, mais ont aussi porté plus loin et avec plus ou moins bon goût ces « crooneries » marmonnées. « I turned the whole world up, now they wanna treat me like an outcast or something », chante-t-il dans « Hardly », avant d’ajouter plus loin : « Tryna find right in my wrong, hope my legacy live on, that’s why I wrote this song« . En écrivant sa légende, Future n’a pas été qu’un Ulysse de son odyssée trap : il en a été aussi son propre Homère. – Raphaël