Quelque chose n’allait pas sur CrasH Talk, cinquième album de ScHoolboy Q, sorti en 2019. Le disque était trop calibré pour le rap animé et la personnalité exubérante, à la fois nerfs-à-vif et faussement je-m’en-foutiste, de Q. Oxymoron et surtout Blank Face LP, ses œuvres précédentes, brillaient précisément par leur tension entre chaos et épicurisme, et ces chicanes passant d’ambiances feutrées à des pics de nervosité. Une formule idéale pour Quincy Haley, avec laquelle il renoue sur BLUE LIPS et la fait même grimper en ambition.

Les trois précédents pochettes des disques de Q le présentaient visage caché sous des passe-montagnes. Pas sur BLUE LIPS, affichant un large sourire grimé d’un bleu à lèvres, illustration de cette expression « blue lips » signifiant être bouche bée, sous le choc, gêné ou totalement conscient de quelque chose. Même s’il n’a jamais été avare en confidences et introspections, ScHoolboy Q met sur ce disque son franc-parler, sa prétention et ses émotions brutes à hauteur de son clapet couleur Crips. Ses réflexions de daron rangé et embourgeoisé, parfois pompeuses sur CrasH Talk, gagnent en précision, à l’image de l’introspection aigre-douce de « Blue Slides », du sentiment de revanche de « Cooties », de la satisfaction de sa réussite sur « oHio », de son regard autobiographique sur « Germany ’86 » et de ses confidences sur ses périodes de doute dans « Lost Times ».

Une réflexivité qui permet d’apprécier ses purs moments de flex, rappés d’un ton placide (« Back n Love ») ou mouvementé (« Time killers »), cherchant toujours des cadences variées pour lesquelles ScHoolboy Q excelle. Son flow agité et sautillant boxe à merveille sur l’instru trap progressive de « Yeern 101 », celle plus accidentée de « Pig Feet » et les courts infusions de drum & bass de « Foux ». Mais jamais Q ne donne l’impression de passer du coq à l’âne dans ses 180°, à l’image de la deuxième partie plus aérienne de « First », où il devise sur sa propre vacuité dans sa recherche de confort matériel (« Been ballin’ for years, half of my purchases full of my tears […] Lost so much time I can never recoup. A man or a fluke, just know where you stand »).

Cette manière d’assumer et cracher entièrement ses contradictions (et parfois celles de ses pairs) résonne particulièrement aussi en musique sur BLUE LIPS, composé par une équipe de producteurs de renom, mais si intriqués qu’il est difficile de distinguer qui fait quoi. Les changements d’instrumentaux en plein morceaux semblent parfois brusques, à l’instar de « Love Birds » et ses aller-retours d’un swing romantique à des saturations brutales. Mais ces arrangements se révèlent pourtant remarquables de finesse. L’enchaînement d’une boucle jazz puis d’une réinterprétation du « Chicken Head » de Project Pat, sur « THank god 4 me », se termine au diapason ; les trois teintes successives de « oHio » sont toutes liées par des mélodies élégantes. BLUE LIPS est ainsi son album le plus psychédélique – la barre était pourtant haute – et cela tient sans doute à la recherche d’un grain continu, à travers une majorité de beats aux mélodies granuleuses piochées dans la soul et le jazz. À plusieurs reprises, certaines de ces boucles apparaissent de manière effervescentes entre certains titres, donnant ainsi une plus grande cohésion que l’autre grand album chaotique de ScHoolboy Q, Blank Face LP.

« It was God-given, lil’ n***a took it too far. I’m a lone star, street-smart and I’m book-smart, that’s the dope part », reconnait ScHoolboy Q dans « Time killers », egotrip lucide. Avec BLUE LIPS, il démontre qu’il a trouvé dans l’insularité et la solitude, après avoir été ses pires ennemies dans ses périodes de trouble personnel, le meilleur canal pour cultiver sa singularité et exprimer toute sa complexité. Un nuancier de bleus, ceux de l’âme et du corps, mais rappés avec sourire depuis l’azur chromé d’un bolide de sport. – Raphaël