Les artistes caméléons peuvent inspirer de la méfiance parce qu’on n’arrive pas à les réduire à un son bien défini. Denzel Curry est de ceux-là. À même pas trente ans, il est déjà passé par plusieurs mutations. Et force est de reconnaître qu’il s’est bâti une solide discographie. C’est un érudit qui a parfaitement intégré les codes et les classiques de plusieurs mouvances et qui sait y piocher sans se travestir. Depuis ses débuts parmi la scène SoundCloud et le Raider Klan au début des années 2010, le Floridien s’est essayé à différents registres, la plupart du temps avec une approche agressive. Avec Melt My Eyez See Your Future, en 2022, il livrait un album plus posé et réfléchi, à l’ambiance plus boom-bap. Nouveau contre-pied cette année avec King of the Mischievous South Vol. 2. En donnant suite à une mixtape sortie en 2012, alors qu’il n’avait que dix-sept ans, Denzel s’est fait plaisir. C’est l’occasion pour lui de revisiter les sonorités avec lesquelles il a grandi et de lâcher les chevaux dans une ambiance étouffante.

Introduit par des bruits de cassette qu’on charge dans un lecteur et ponctué d’interventions de Kingpin Skinny Pimp, vétéran de Memphis, l’album annonce la couleur dès le début. On replonge dans les atmosphères de violence sourde et sale immortalisées par Three 6 Mafia. Les mantras qui tiennent lieu de refrain sonnent comme des incitations au crime et les cadences militaires de Denzel ne sont pas sans rappeler celles de Juicy J. Les productions font la part belle aux basses saturées, aux miasmes synthétiques à la John Carpenter et aux mélodies lancinantes martelées par des roulements de caisse claire. Une noirceur flamboyante habite ce disque, à l’exception des parenthèses aux violons langoureux, là aussi une tradition héritée de la galaxie Three 6 Mafia (play me some pimpin mane !). Un sample grandiose de Willie Hutch traîne même dans le coin et Juicy J et Project Pat eux-mêmes font des apparitions. Pour autant, le disque n’est pas une reconstitution ou un hommage studieux à la musique de Memphis. Les influences des scènes de Houston et Atlanta, entre autres, sont également palpables. Denzel Curry a réussi une grande synthèse du son sudiste des années 1990 et 2000 sans que cela sonne comme une redite sans imagination. À l’exception de la reprise de « Hard in da Paint », présente sur la version deluxe, il évite aussi la mode lassante de mettre à jour d’anciens tubes. Et malgré la pléthore d’invités (dont les excellents Maxo Kream et That Mexican OT), une cohérence ressort de cet ensemble rageur qui sonne comme une charge héroïque au milieu d’un rap américain parfois pantouflard.

À rebours des artistes qui cherchent à se mettre à nu pour atteindre une forme de vérité intime, Denzel Curry, avec KOTMS2, est revenu aux sources, à une musique primale qui n’est pas un vecteur mais une sensation, une expérience brute. La cassette n’est pas qu’un anachronisme plaisant, c’est le symbole d’une démarche radicale. Ici, Denzel ne va pas en thérapie, il va en guerre. Il a lui-même pu conceptualiser et intellectualiser son art par le passé, notamment sur son précédent opus, mais pas cette fois. « Yeah, I used to smart talk, but now I had to dumb it down » rappe-t-il sur « BLACK FLAG FREESTYLE ». Une phase qui trouve un écho chez Kendrick Lamar cette année : « Fuck a double entendre, I want you to feel this shit ». Des propos jusqu’aux productions, tout est plus brut, plus instantané, plus agressif ici. Ce n’est pas une régression pour autant, juste une autre voie. Denzel simplifie sa musique sans la dévaluer. Dit-il quelque chose sur KOTMS2 ? Pas vraiment. Mais il ressuscite une violence viscérale qui nous avait manqué. Un magnifique défouloir. – David