Tout a commencé par une discussion entre Dinos et Le Boug Arknow : en pleine promotion de son nouvel album Kintsugi, le rappeur de la Courneuve organisait un événement dans lequel, entouré de ses collaborateurs, il discutait de la conception de sa dernière sortie avec Mehdi Maïzi. Au milieu de l’échange (très intéressant au demeurant) Dinos raconte alors qu’il vient de réaliser plusieurs interviews avec des médias, qui lui poseront des questions à côté de la plaque par manque de connaissances sur le rap. Problème : Dinos, comme beaucoup de rappeurs installés, fait aujourd’hui peu d’interviews avec des médias spécialisés (sur son dernier album, une avec Mehdi Maïzi, un Planète Rap sur Skyrock, un Reel de 2 minute avec Booska P) au profit des généralistes (Quotidien, Konbini, Views, Society, Basique, Pitch Addict). Ce que Le Boug Arknow va lui faire remarquer : « Tu t’adresses à des généralistes, vient chez des podologues ! »
Depuis quelques années, le phénomène ne cesse de s’accentuer : à chaque sortie d’albums, les « gros » artistes du rap français (et parfois même les plus petits) vont préférer aller discuter avec des grands médias, plutôt que chez les spécialisés. La raison tient en deux mots : l’image et la notoriété. Portés par un enjeu de toucher un plus grand public (et d’attirer des collaborations avec des milieux lucratifs comme la mode ou le cinéma) les artistes vont alors à tout prix vouloir être présents dans des « grandes » institutions médiatiques validées culturellement, ou des médias en ligne jeunes et à forte audience. Derrière ce phénomène, une obsession : devenir mainstream, en dehors du rap et des fans de rap.
Si cet enjeu-là n’est absolument pas critiquable (la personne qui écrit ces lignes collabore d’ailleurs avec quelques uns des titres de cette catégorie) le fait de n’aller plus parler qu’à des canaux grands public tout en évitant soigneusement ceux qui parlent de cette musique tout au long de l’année pose plus question. Certes, une vidéo sur un média à plus d’un million d’abonnés sur les réseaux sociaux aura plus d’impact. Certes, un passage sur France Inter sera valorisant et validant auprès des gens et des institutions qui connaissent mal cette musique. Mais en pensant comme cela, n’y a-t-il pas un risque de se couper du public qui a porté l’artiste jusque-là où il est ?
Avec la baisse des ventes en kiosques et le poids de plus en plus important des réseaux sociaux dans la communication des artistes, les médias sont aujourd’hui devenus pour certains rappeurs et certaines rappeuses un simple outil d’apparence et d’image. Obtenir une couverture de magazine sera un succès largement relayé sur Instagram, peu importe la qualité ou la médiocrité de l’article à l’intérieur (que beaucoup n’iront jamais lire d’ailleurs). Passer sur un plateau TV à une heure de grande écoute sera là-aussi célébré, peu importe que les questions soient maladroites ou hors-sujet. Le résultat de tout ça : beaucoup de contenus pas toujours valorisants dans le fond pour les concernés, mais des émojis flammes en commentaires pour se satisfaire. Une logique, qui, à l’ère des chiffres à tout va (nombre d’abonnés, première semaine, auditeurs mensuels) peut se comprendre. Mais, s’il faut vraiment se forcer à parler dans la langue des marketeux, donner de son temps à un média spécialisé fera à court terme moins d’audience, mais permettra plus généralement de ressortir un contenu de qualité, qui valorisera en profondeur ce que fait l’invité. Ce qui lui permettra plus facilement de fidéliser ses auditeurs les plus impliqués.
Si les plannings des artistes en promo sont souvent de plus en plus surchargés, peut-être serait-il judicieux de moins y caler des rendez-vous avec des gens qui leur feront passer un mauvais moment, dans le seul but d’exister dans les pages ou la programmation d’une institution. Un constat qui s’est notamment fait avec Werenoi, qui a d’abord beaucoup joué sur le fait qu’il ne parlerait pas, pour finalement donner de la voix chez BFM TV dans un micro trottoir mal cadré. Pourquoi ne pas avoir fait la même chose chez Booska P ? Même remarque avec SCH, qui, pour JVLIVS III aura fait une seule (bonne) interview dans laquelle il parle vraiment de son album avec Mehdi Maïzi dans Le Code, tout en allant à côté manger des sauces piquantes ou expliquer qu’en privé on le surnomme Poséïdon. Il y a ainsi un paradoxe à voir des artistes ne plus s’adresser (voire carrément faire un coup à l’envers) aux médias qui suivent leur musique depuis des années tout en se mettant au garde à vous pour espérer avoir droit à cinq minutes sur un plateau radio ou télé qui ne leurs porte dans le fond pas forcément beaucoup d’attention.
À l’écriture de ces lignes, un sentiment de nostalgie revient, à l’époque où les artistes donnaient des entretiens de plus d’une heure chez Rapelite, passaient cinq jours à discuter et se balader dans la Booska S’maine, ou lorsque l’équipe de La Sauce recevait pendant une heure des artistes de statuts XXL ou totalement anonymes. Une époque où les médias généralistes se foutaient des rappeurs. Et où ces derniers savaient à qui vraiment donner l’heure. – Brice Bossavie