Portrait Suga Free bientôt rangé des voitures ?
Par David
« I am your friendly neighborhood player partner Suga Free. » Cette formule drôle, malicieuse, presque amicale de VRP de la prostitution, ne résonnera bientôt plus pour introduire le maître du pimp rap. À cinquante-deux ans, Suga Free a annoncé prendre sa retraite. Son prochain album, Mr. P Body, est censé être son dernier, concluant une carrière musicale tortueuse, pleine d’ellipses et de coups d’éclats. C’est une page du rap west coast, et du rap tout court, qui se tourne. Suga Free avait déjà mis un terme à son autre carrière, celle de maquereau, à la fin des années 2000. Celui pour qui le rap n’a longtemps été qu’un hobby à côté de sa véritable vocation se prépare donc à raccrocher. La postérité retiendra en premier lieu Street Gospel, son classique de 1997, intégralement produit par DJ Quik, mais aussi quelques disques plus discrets (dont le scabreux Smell My Finger) et une flopée de featurings. L’aura du proxénète de Pomona ne s’est jamais perdue, transmise de génération en génération sur la scène californienne.
Suga Free, c’est avant tout un style unique, dans le fond comme dans la forme. Son flow libre et déroutant, proche de la conversation, l’a toujours placé à part. Le débit est imprévisible, nerveux et plein de conviction comme un discours d’entraîneur à la mi-temps ou un prêche de pasteur. Avec son bagout et son talent de comédien, le pimp s’humecte les lèvres, tourne les pires horreurs avec humour et fait sonner des inepties comme des adages pleins de sagesse. Suga Free, c’est le serpent du jardin d’Eden qui engraine Eve avec un clin d’œil et des bons mots. Pas de sucre, mais le langage est mielleux. Un don travaillé durant ses années de proxénétisme.
Tissu inextricable de blagues de tonton misogynes, de leçons de vie, de charme et de violence latente.
Issu d’une époque où le pimp flamboyant à la Max Julien était le héros, Suga Free s’est lancé dans ce business dès ses dix-sept ans et a continué de gérer une « écurie » de prostituées bien après que sa carrière musicale a décollé. Derrière un certain glamour du pimp se cachent des facettes indéniablement glauques. L’alignement entre réalité et rap a rarement été aussi troublant. Impossible de séparer l’homme de son personnage. Il est son personnage. À l’auditeur de se débrouiller de tout dilemme moral. Suga Free se dégage de toute responsabilité avec des pirouettes et des haussements d’épaules. « I didn’t write the book, but I read it though. »
Sur le plan personnel, Suga Free vient de traverser une année chargée. En l’espace de quelques mois, il a perdu sa mère et s’est marié (très temporairement semble-t-il). Et s’apprête donc à se retirer du jeu. Mais il a préparé sa sortie. En 2022, il a multiplié les apparitions sur des morceaux où il vole la vedette à des rappeurs plus ou moins obscurs en distribuant du game, ce tissu inextricable de blagues de tonton misogynes, de leçons de vie, de charme et de violence latente. Il est notamment présent sur les titres clippés comme « Kanye Should Have Never Married That Bitch » (parfait exemple d’un titre de mauvais goût dont le contexte a terriblement vieilli en moins d’un an), le rebondissant « No Percent » ou encore « Free Game » et « Or Na ». Cadillac, permanente, costard coloré et chaussures en croco : tout l’attirail est là, le mack est en grande forme et éclipse complètement ses complices du moment. Mais son apparition la plus en vue de l’année n’est peut-être pas un couplet mais son interlude parlé sur « No Love » de YG (dont le refrain reprend Bobby Blue Bland comme l’avait fait Jay-Z avec « Heart of the City » en 2001). En guise de troisième couplet, Suga Free réaffirme avec fierté son statut. Parmi ses passages en prison, il n’a jamais été incarcéré pour proxénétisme. « Pimps don’t get caught for pimpin, they get caught for mispimpin, n****, and I never mispimped a day in my motherfuckin life. » Alors qu’il prétend tirer sa révérence sous peu, Suga Free a récemment exhibé sa toute nouvelle chaîne Death Row, label légendaire désormais repris en mains par Snoop. Est-ce vraiment la fin ? Après tout, quelle foi peut-on accorder à la parole d’un pimp ?