Album de l'année Rounhaa – MÖBIUS
Par Brice
Rapper la tristesse n’est pas un art à la portée de tous. Le cœur en morceaux, Rounhaa a parfaitement rempli cette mission en 2022. Déjà remarqué par les suiveurs assidus du rap suisse depuis 2018, la première signature du label de Disiz devait montrer après trois projets prometteurs mais bruts dans leurs réalisations qu’il était temps de passer un cap. Le temps de 33 minutes et 30 secondes pleines de rage et de – grande – mélancolie, le Franco-Suisse a prouvé qu’il allait falloir encore plus compter sur son spleen. Figure de proue d’une nouvelle génération de jeunes rappeurs qu’on nomme la Next Gen ou New Wave (au choix), son MÖBIUS sorti au printemps porte tous les traits d’un disque sur lequel on reviendra lorsqu’il faudra définir toute les qualités de cette vague de jeunes artistes : à la fois concis et riche en idées, instinctif et exigeant dans ses moindres détails, ce disque, qui vogue entre les genres, raconte finalement bien comment une génération née sur Soundcloud et dans sa chambre aura exprimé des émotions à travers des expérimentations sonores à contre-courant du son extrèmement calibré du rap grand public.
Pourquoi Rounhaa plutôt qu’un autre de cette scène ? Sans doute parce qu’en plus de proposer quelque chose de différent comme ses pairs, la musique du jeune Helvète est, sur ce nouveau projet, pleine d’éclectisme et d’exigence. Définir MÖBIUS de Rounhaa est en effet un exercice à la fois aisé et un peu confondant : tout dans ces douze nouveaux morceaux respire la peine et la solitude d’un artiste qui vogue « le grenier du cœur en bazar », mais dans des registres sonores variés. Entre trap synthétique rageuse (« LE MORT »), piano voix urgent (« ICE »), plug music lancinante (« MR & MRS SMITH » avec J9ueve), Rounhaa ouvre beaucoup plus ses inspirations musicales qu’auparavant, jusqu’à des influences pop 80’s sur « ILLÉGAL TRISTE » assurée produit par LUCASV (en charge de L’AMOUR de Disiz cette année). Comment donner alors un fil conducteur à ces émotions mises en musique ? Sans doute en se concentrant sur la plus grande peine de Rounhaa, qui parcourt le projet : l’amour, ou plutôt la rupture et la trahison, qui l’amènent à assumer que le « bonheur l’évite » tout en considérant presque sa peine comme une force (« La douleur c’est ma bestie »).
Rounhaa n’est pourtant pas larmoyant dans MÖBIUS. Il fait même face à ses démons pour mieux les apprivoiser et en ressortir des moments de rap à la fois arrogants et fragiles, pleins d’audace et de rancœur, comme sur « LE MORT » ou le passe-passe jouissif en compagnie du rappeur genevois Gio sur « CELINE ». En dépassant la rage contagieuse de ses débuts, Rounhaa gagne finalement en épaisseur et en réflexion sur MÖBIUS, tout en augmentant d’un cran l’exigence et la précision de sa musique. Du sound design précis appliqué à ses morceaux en passant par les changements de prods, les effets de jeux sur la voix (« MAFIA ») ou les incursions presque pop (« ILLÉGAL TRISTE », « BONBON&FLEUR »), la musique de Rounhaa, qui prenait jusque là aux tripes, vient maintenant faire une incursion au niveau du cœur. C’est beau et triste à la fois, précis et spontané en même temps. Comme un sentiment que l’on a du mal à contrôler. Et que Rounhaa semble maintenant de plus en plus maîtriser dans son art comme dans ses émotions.