Album de l'année Prodigy – The Hegelian Dialectic 2: The Book of Heroine
Par Pap’s
Dans sa Critique de la philosophie du Droit de Hegel, Karl Marx désigne comme d’autres avant lui la religion comme opium du peuple en cela qu’elle permet à l’humanité de renverser l’ordre du monde et d’y trouver un espoir de justice face aux souffrances quotidiennes infligées par l’oppression du capital. Du peuple parce que l’opium qui renverse le monde des riches à sa manière ne leur est pas accessible. Prodigy a sa propre histoire intime avec les opiacés qu’il consomme depuis son jeune âge comme remède face à une drépanocytose qui l’accompagne toute sa vie jusqu’à l’emporter un soir de juin 2017.
Ces morphine, codéine et donc héroïne ont impactés en profondeur sa musique dans son flow comme dans ses thèmes ésotériques et conspirationnistes nourries par les hallucinations paranoïaques. Le passage par la case prison de 2007 à 2010 sera néanmoins l’occasion pour Albert Johnson de s’en libérer légèrement, sa musique arborant un changement drastique lors de ses dernières années avec une approche plus dénudée et franche : un flow réduit à son plus simple apparat, voisin du spoken word, et un lyricisme littéral qui cherche la vérité dans la beauté d’une formulation plutôt que dans le triple-entendre. Les addictions, cependant, sont une maîtresse dont il est difficile de se séparer, et c’est le thème central de ce deuxième volet de la trilogie Hegelian Dialectic : la fuite dans les relations sexuelles et amoureuses embrumées par les stupéfiants. Après le Book Of Revelation qui explorait les systèmes de contrôle réels ou fantasmés par son auteur, ce Book Of Heroine est l’autopsie des méthodes employées (et leurs conséquences) pour renverser un monde si hostile.
En regardant au delà de ses imperfections, il se dévoile l’album d’un artiste qui a continué de pousser sa musique dans ses retranchements plutôt que de se contenter d’entretenir et raconter sa propre légende comme nombre de compères de sa génération.
Toutes les critiques entendues sur cet album posthumes sont pertinentes : une production de seconde main loin du haut de gamme des bas fonds et une interprétation pas aussi puissante qu’auparavant. La première trouve sa source dans des instrumentales plus synthétiques qui contrastent avec les textures auxquelles Prodigy nous avait habitué pour les meilleurs moments de sa carrière. D’après son ingénieur du son, la version originale de cet album était également bardée de samples qui consistaient un obstacle financier impossible à franchir. Ces emprunts à la musique noire des années 70 et 80 (de Mickael Jackson à Stevie Wonder), la référence à Anita Baker sur « Angel » et une orientation clairement plus R&B (à travers la présence de Faith Evans par exemple) laissent cependant percevoir l’ambition originale de marier les thèmes de l’album à un habillage qui les complimente. Le résultat final a du passer par plusieurs étapes de re-travail des productions qui expliquent notamment la double présence pas inoubliable de Berto Rich. Il se dégage néanmoins de l’album une ambiance nocturne et étrange, comme un malaise qui sert assez bien la plongée dans une psyché tiraillée. « Overdose » et « Escapism» sont de parfait exemples de ce dépouillement sonore qui réussit par coup son office.
Les performances de Prodigy souffrent bien sûr de cette gestation compliquée, on peut imaginer sans mal que des couplets ont été réarrangés sur des instrumentaux auxquels ils n’étaient pas destinés. L’aspect déconstruit au maximum de son flow n’est cependant pas nouveau et s’inscrit en cela dans la lignée de ses précédents albums. Il faut aussi reconnaître que la consistance thématique n’est jamais mise à défaut, les douze titres racontant en filigrane une sorte de thriller amoureux empreints d’excès et de paranoïa. Peu d’entres eux se feront une place dans le haut panier du répertoire de Prodigy mais l’essentiel est autre part : chacun à leur manière et dans leur ensemble explorent des territoires jusque-là sporadiquement parcourus dans sa carrière. En cela, ils apportent un éclairage subtilement différent sur une œuvre déjà bien fournie, un portrait plus intime mais pas moins théâtral. En regardant au delà de ses imperfections, il se dévoile l’album d’un artiste qui a continué de pousser sa musique dans ses retranchements plutôt que de se contenter d’entretenir et raconter sa propre légende comme nombre de compères de sa génération. Le jugement aurait sûrement été plus sévère si Prodigy avait pu sortir ce Book Of Heroine de son vivant mais qu’importe finalement. Cet objet étrange, singulier dans sa discographie et unique dans le paysage rap de 2022 mérite qu’on s’y attarde et qu’on essaie de le déchiffrer.