Album de l'année JID – The Forever Story
Par David
Quatre ans que le rappeur d’Atlanta n’avait pas sorti d’album solo, depuis son acclamé DiCaprio 2 qui avait achevé de l’asseoir à la table des excellents rappeurs de sa génération. Mais JID ne veut pas seulement être excellent, il veut être grand. C’est l’intention palpable, et en bonne partie couronnée de succès, de The Forever Story. Depuis 2018, JID n’a pourtant pas chômé. Il était largement présent sur Revenge of The Dreamers III, la compilation du label Dreamville, et sur l’album de Spillage Village, collectif qu’il forme entre autres avec EARTHGANG. Il a aussi multiplié les apparitions de bon goût (avec Smino, James Blake, Masego…) et très en vue (« Options » de Doja Cat ou encore l’improbable tube « Enemy » avec Imagine Dragons, qui aura au moins eu le mérite de lui donner de l’exposition). Après ces efforts collectifs et ces coups de main à l’extérieur, il était temps de revenir enfoncer le clou en solitaire avec une œuvre plus personnelle et plus ambitieuse.
The Forever Story se veut à la fois une fresque familiale et sociale, un panthéon de ses influences musicales et une démonstration de sa versatilité et de sa technique au micro. Un programme chargé, donc. L’album fait écho à The Never Story, sorti en 2017, où JID effleurait déjà certains des thèmes abordés ici : sa carrière avortée de footballeur, son cercle familial, l’environnement dans lequel il a grandi, la violence d’Atlanta… The Forever Story explore en profondeur ces thèmes, et en particulier ses liens avec ses frères et sœurs. Petit dernier turbulent à la voix perchée d’une fratrie de sept, il rappe sur « Bruddanem » et « Sistanem » les extrémités auxquelles il est prêt pour les siens, les liens qui se distendent et les liens qui perdurent. « Crack Sandwich » est sans doute le morceau qui restitue le mieux cette ambiance de foyer familial bordélique, étouffant et chaleureux, où on s’engueule et on se serre les coudes, avec ce récit de bagarre générale à la sortie d’une boîte où JID et tous ses frangins et frangines se jettent dans la mêlée et finissent au poste, faisant à la fois la honte et la fierté des parents. À l’image de la pochette où le rappeur est perdu au milieu des facettes bruyantes et chaotiques qui composent son univers, l’album flirte avec la confusion. Les nombreux invités, les changements de flows, les instrus évolutives et la densité des morceaux menacent parfois l’équilibre, et pourtant l’ensemble tient si on accepte de se laisser porter au gré du courant capricieux qui traverse l’album. On perd parfois le fil, mais on refait toujours surface ailleurs.
JID parvient à injecter de la substance à une forme ludique et à mettre sa virtuosité au service d’un récit.
JID est un jongleur, un acrobate. Il retombe toujours sur ses pieds sans qu’on sache comment. Il fait encore preuve ici d’une souplesse et d’une facilité ahurissantes au micro, tout en échappant à la malédiction des rappeurs techniques dont les performances peuvent virer à la litanie assommante. Les allitérations et les jeux de mots pleuvent et les cadences prennent des virages inattendus mais il parvient à injecter de la substance à une forme ludique et à mettre sa virtuosité au service d’un récit. Il pousse aussi plusieurs fois la chansonnette – avec réussite – module sa voix et ajoute des cordes plus mélodieuses à son arc. Ses influences planent sur l’album, entre boom-bap new-yorkais, audaces d’Outkast et ambiances neo-soul. Les clins d’œil à toute une culture rap et R&B des années 1990 et 2000 s’additionnent pour constituer le décor de cette histoire des origines qu’il entend raconter. Kanye West et Jay-Z sont cités avec révérence. Il a l’occasion de se mesurer avec Lil Wayne sur « Just In Time ». Quant à Mos Def, alias Yasiin Bey, JID s’approprie le sample de « Ms Fat Booty » sur « Surround Sound » avant de recevoir Mos Def lui-même sur « Stars ». Avec ces hommages, le rappeur d’Atlanta entremêle ses racines musicales à ses racines familiales pour nous donner à voir qui il est et d’où il vient. Son producteur attitré, Christo, se charge de la colonne vertébrale de l’album, composé en tout par une véritable petite armée (qui rassemble du beau monde comme James Blake, Monte Booker, DJ Khalil, Kaytranada…) Les sonorités oscillent entre minimalisme nerveux, groove distordu et soul orchestrale. Là aussi, le risque de se perdre en chemin est réel, mais une cohérence se dessine néanmoins. L’ambiance moite, tantôt lente tantôt énergique, avec des expérimentations d’outre-monde, n’est pas sans rappeler là aussi l’univers d’Outkast et de la Dungeon Family.
JID et son label Dreamville entendaient frapper fort, et ils y sont parvenus, même si cette volonté de construire une œuvre majeure se fait parfois sentir. The Forever Story est un monument, avec ce que cela implique de lourd et d’imposant. L’album peut se révéler étourdissant et contient quelques longueurs, mais propose une approche beaucoup plus facile d’écoute que l’autre disque massif, introspectif et tourné vers la famille de cette année : Mr. Morale and The Big Steppers. Là où Kendrick Lamar propose un monolithe implacable qui prend à rebrousse-poil, le disque de JID paraît plus dispersé, joueur et enlevé. Il invite au cœur de ce foyer tumultueux qui a donné naissance à son auteur. The Forever Story a été mûri sur plusieurs années, et même sur toute une existence. En racontant ses origines et les cycles destinés à se reproduire, JID a accouché d’un album plein de vie.