Tribune Don’t believe the réac
Par Raphaël
Peut-être un article au ton plus léger aurait suffi, compilant et se moquant des phases de merde du rap français comme l’a fait notre collègue Manue lors des bilans 2020 et 2021 de l’Abcdr du Son. Mais parfois, la consternation prend le pas sur le second degré. Dans une année d’élection présidentielle et de coupe du monde où les discours racistes et homophobes ont été décuplés, dans l’espace médiatique et sur les réseaux sociaux, entendre et lire des propos discriminants ou s’en approchant ne prête plus aux sourires ni à la raillerie. D’autant plus quand ils s’expriment dans le rap, chez des auditeurs ou des artistes.
Il y a déjà ce sentiment palpable qui revient régulièrement à la lecture de certains commentaires ou tweets d’amateurs de rap, exprimant mépris de classe ou racisme en toute décontraction. Difficile d’en isoler quelques-uns dans le flux ambiant et continu sans faire de leurs auteurs des potentiels martyrs, pour ceux qui verraient dans la critique de leurs propos de la bien-pensance nourrie à la cancel culture. Un exemple à chaud, néanmoins : nos confrères de Midi/Minuit se sont fendus le 30 décembre dernier d’un communiqué de presse suite à la publication de leur top albums de 2022. Une sélection jugée comme du « rap de bandeur de cité », « rap de racaille », « rap de chicha », « rap de Lacoste/TN » dans certains commentaires. Si la critique musicale est légitime pour les disques concernés, au même titre que pour n’importe quelle(s) autre(s) sensibilité(s) de rap, ces expressions relevées par Midi/Minuit sont confondantes de condescendance, voire de racisme à peine déguisé. Les réseaux sociaux ne représentent sans doute qu’un échantillon des auditeurs et de leurs opinions, et créent un effet de loupe en favorisant les expressions les moins nuancées et les plus stupides. Mais ce genre de discours est symptomatique de la diffusion des idées réactionnaires partout, y compris dans le public rap.
Cette porosité aux opinions qu’on entend régulièrement chez des responsables politiques et éditorialistes de droite et d’extrême droite n’est pas le privilège des auditeurs. Il y a aussi un bruit de fond désagréable, qui traîne et revient de temps à autres. Des propos suspicieux concernant les communautés LGBTQI+ et juive. Ils restent minoritaires mais ne sont pas chose neuve dans le rap, ici comme outre-Atlantique, et sont de toute manière et malheureusement encore et toujours audibles bien au-delà du rap. Car ce sont des discours qui sont le fruit de constructions historiques et sociétales de longue date. En et hors musique, quelques artistes de rap ont encore reproduit cette année des rhétoriques discriminantes anti-LGBTQI+ et antisémite, qui tombent dans une tambouille complotiste. L’histoire et même de récentes actualités ont déjà maintes fois dramatiquement prouvé qu’elles sont criminogènes, pour de nombreuses communautés.
Le paradoxe de développer un discours discriminant tout en dénonçant eux-mêmes des discriminations qu’ils ont subies.
Il y a donc, d’abord, les propos moquant ou dénonçant les questions de genre et les revendications de droit des communautés LGBTQI+. Les questionnements sur la sexualité et le genre, chez les mineurs comme les adultes, demeurent un sujet complexe. Ils ont des implications parfois vitales chez certaines personnes : le taux de suicide des personnes homosexuelles est quatre fois plus élevé que dans la population générale, sept fois supérieur pour les personnes trans. Ils relèvent aussi de mécanismes de choix, d’affirmation et de liberté, et mériteraient un développement que cet article n’a pas la prétention de pouvoir effectuer. Ce qui est en jeu, en revanche, dans les récentes prises de position de certains artistes pour le « bon » mot ou par conviction idéologique, c’est le paradoxe de développer un discours discriminant tout en dénonçant eux-mêmes des discriminations qu’ils ont subies.
« Non à l’endoctrinement des enfants ». En avril dernier, en pleine campagne pour l’élection présidentielle, Booba repartageait avec ces mots un extrait d’un entretien vidéo d’Eric Zemmour pour BRUT, dans lequel le candidat de Reconquête citait pêle-mêle « des associations LGBT mais pas que, aussi antiracistes » (sic) qui viendraient « endoctrin[er] nos enfants » dans les écoles. Une vieille marotte du polémiste d’extrême droite qui développe des arguments fallacieux, ou pour parler en anglicisme médiatique, des fakenews. Il n’est pas novice en la matière – des sites de fact checking et des historiens ont régulièrement contre-vérifié ses propos. L’idée d’endoctrinement à l’école a été aussi portée en une du Figaro Magazine il y a un an, et dénoncée par des enseignants. Dans ces deux cas, ces attaques contre l’école sur fond de propos discriminants ne sont pas une surprise quand on sait à qui on a à faire. Comme outre-Atlantique, où ce type d’arguments ont été défendus par des élus républicains dans les débats autour du Florida Parental Rights in Education Act en Floride, État où Booba réside. Une loi qui impose de ne plus évoquer le genre ou la sexualité à l’école primaire – et non pas de simplement interdire les cours d’éducation à la sexualité. D’où l’appellation « don’t say gay » par les opposants à cette dite-loi.
Mais voilà donc que l’idée d’un endoctrinement aux revendications d’un lobby LGBTQI+, qui plus est par un candidat d’extrême droite, est relayée par Booba. Il n’est pas seul. Il y a deux ans, Django avait eu quelques saillies dignes de la Manif pour tous (« Et la psyché c’est très sérieux, viens pas me dire qu’avoir deux pères c’est stable. Érigent les déviances sur un piédestal, et dans leurs bêtises, j’vois les gens se lier »). Cette année, on retrouve ce genre d’idées dans un morceau de 404Billy. Le rappeur (interviewé dans nos colonnes deux fois en 2019) a choisi sur son EP BLKKK VAN GOGH un parti pris artistique plus tranché et radical, convaincant et tout à son honneur. Mais son durcissement musical verse par moments dans un réactionnisme sociétal. « Quelques LGBT ont milité pour leurs droits, pour ensuite l’imposer aux autres. Jusqu’à preuve du contraire, j’fais c’que j’veux, j’suis chez moi. Si j’veux pas qu’mon marmot soit non binaire, j’ai l’droit. » Dans son articulation, la formulation s’approche de celle de la théorie du grand remplacement, et souligne une approche similaire à celle des opposants en France de l’éducation à la sexualité, pourtant encadrée légalement dans notre pays. Elle porte sur des principes de compréhension, de réflexion, d’acceptation – et non d’incitation ou de promotion. Des idéaux également au fondement de l’éducation citoyenne sur l’anti-racisme et contre toutes formes de comportement et discours discriminant.
Booba a d’ailleurs été confronté quelques mois plus tard par Le Chroniqueur Sale sur la contradiction qu’il y a à relayer les propos d’un homme condamné pour incitation à la discrimination raciale quand on porte depuis le début de sa carrière un discours sur la reconnaissance des crimes liés à l’esclavage et au racisme. Le rappeur persiste et signe, à la fois dans son erreur et son assomption de propos réac : « le discours de Zemmour, à ne pas leur parler de sodomie, de se couper le sexe, de LGBT, il était parfait. » Du côté de 404Billy, la même obstination : « Quant à ceux qui disent que j’ai des phases homophobes, comprenez ce que vous avez envie de comprendre. Il n’y aura aucune justification de ma part. » Dont acte. Sans doute pourraient-ils invoquer pour leur défense une forme de liberté d’expression dans ces prises de parole, qui n’interviennent certes pas dans le même registre – expression publique chez Booba, expression artistique chez 404Billy et Django. Il y aurait d’ailleurs à débattre sur la licence artistique des formulations depuis des décennies, dans le rap, qui traitent les concurrents et adversaires de « pédales », de « tantouzes » et autres insultes à caractère homophobes pour les diminuer. Mais dans les propos de Booba comme ceux de 404Billy, ce n’est plus du registre du détournement « récréatif » d’insultes : c’est de l’ordre de propos stigmatisant une communauté. Et l’homophobie, comme toutes les formes de propos dévalorisant un groupe d’individus, voir encourageant les discriminations (racisme, islamophobie, antisémitisme) n’est pas une opinion : c’est un délit.
Les suspicions de « propagande LGBT », dans la société ou à l’école, relèvent du pur fantasme et de la désinformation. Elles sont fondées sur le même ressort et le même cheminement de pensées que les discours qui estiment que rappeler et enseigner le passé colonial de la France et demander la reconnaissance des crimes attenants constituent de la repentance continue. Qu’enseigner l’histoire du fait religieux à l’école, en transmettant des éléments historiques sur la place et les influences des grandes religions monothéistes qui ont traversé l’histoire européenne, seraient une atteinte aux « racines judéo-chrétiennes » de la France. Que le port de signes religieux, dans des lieux et conditions pourtant en dehors de ceux régis par la loi (aussi bien sur la tête d’un médecin sur un plateau de télévision que sur celles de mères de famille dans le cadre d’une sortie scolaire), serait une attaque envers la laïcité. Tout cela relève au minimum de l’ignorance crasse, au pire du pur rejet de l’autre.
À ce titre, il y aurait aussi beaucoup à dire sur les sorties antisémites qui ont dégouliné cette année de la bouche de Kanye West. Elles n’ont pas que des implications intra-américaines : le statut de Kanye et la caisse de résonance des réseaux sociaux diffusent plus vite et plus brutalement ses propos orduriers sur les juifs, à plusieurs reprises et en escalade constante, jusqu’à affirmer qu’il aime Hitler dans l’émission d’Alex Jones. Un de ces « moments Internet » qui n’a pas échappé à Freeze Corleone, qui a posté une capture d’écran de l’émission dans une story Instagram, quelques semaines après avoir tweeté trois dragons suite à une annulation d’un concert à Montréal. Une façon cryptique de rendre responsable les juifs de cette annulation, via une référence détournée du manga One Piece où les « dragons célestes » sont des « êtres supérieurs. » C’est un « dog whistle » assez subtil pour ne pas être incriminant, mais parfaitement compris par ceux qui ont les références – les réponses et citations aux tweets de Freeze Corleone pour preuve. Ce mélange chez Freeze de clins d’œil à la culture Reddit et de penchants pour des idées antisémites et révisionnistes, dans une forme de concurrence mémorielle, a déjà été critiquée auparavant dans quelques articles. Chez Freeze Corleone comme chez Kanye West, ces occurrences flirtent aussi avec la provoc’ bon marché. Elles n’en restent pas moins dangereuses, de leur nature même aux adhésions qu’elles suscitent.
Les propos généralisants ou haineux ne sont ni une direction artistique, ni une opinion défendable.
Relever et s’opposer à ce genre de propos, ce n’est ni tomber dans le politiquement correct, ni mettre en évidence un supposé travers lié à la gentrification du rap – dont de réels méfaits dans le discours de certains auditeurs ont été évoqués plus haut dans cet article. Critiquer et pointer des propos stigmatisant, ce n’est pas non plus faire preuve de récupération comme savent procéder certains responsables politiques pour vomir leur xénophobie dès qu’il s’agit de tout ce qui touche de près où de loin aux manifestations et représentations culturelles des personnes racisées, principalement le rap. D’autant qu’il y a une disparité évidente en France sur les réactions publiques et les condamnations judiciaires pour des propos racistes anti-noirs ou anti-arabes. Mais il n’y a rien de subversif, dans le rap comme toute forme d’art, à viser des communautés, surtout en se parant derrière une forme d’expression contre un soi-disant discours dominant. Chez Booba, l’idée de défendre le peuple vient régulièrement dans ses récentes prises de parole publiques – notamment dans sa campagne contre les arnaques opérées par des influenceurs véreux. 404Billy se pose en « Anti-élite » et paria de l’industrie du rap. Freeze Corleone, via sa grille de lecture complotiste, s’attaque régulièrement aux élites politico-financières du monde. Pourtant, avec ces différentes sorties susmentionnées, ces artistes reproduisent au contraire les mêmes schémas discriminants et oppressifs que les élites occidentales – blanches et bourgeoises – qu’ils dénoncent. Et contre lesquels depuis plusieurs décennies de nombreux rappeurs, dont ces artistes eux-mêmes, s’opposent justement.
Il y a en ce sens des symboles au contraire encourageants et rassurants chez d’autres artistes qui rappellent que les propos discriminants n’ont pas leur place dans le rap. Des rappeurs comme Dosseh et Souffrance ont, au détour de phrases dans leurs albums sortis cette année, rappelé qu’il n’y a aucune distinction à faire sur la base de la foi. Dans son clip « Bachata », A2H présente des couples homosexuels. Le morceau « ADN » de Dinos (malgré son entrée dispensable sur le « Marginaux » de SCH) est une remise en question salutaire de certains réflexes homophobes, de même que Kendrick Lamar les déconstruit plus en détail sur « Aunty Diaries ». On en viendrait presque à se sentir désolé de cet article en forme de posture morale et de rappel de l’essentiel : les propos généralisants ou haineux ne sont ni une direction artistique, ni une opinion défendable. Mais ainsi soit-il si, en 2023 et pour les années qui viennent, il devient nécessaire de le redire. Dans le rap ou ailleurs.