Album de l'année Danger Mouse x Black Thought – Cheat Codes
Par JuldelaVirgule
Seize années et une pandémie. C’est le temps qu’il a fallu à Cheat Codes pour sortir de l’ombre. Comme une marmite oubliée volontairement par deux cuisiniers hors pairs, passés maîtres en leur domaine. Une recette entamée dès 2006 que les deux chefs ont laissé mijoter à feu doux, sans se hâter.
L’album aurait pu s’appeler Dangerous Thoughts tout comme Streams of Thought vol. 4 tant le rap déroulé au kilomètre par Black Thought n’offre pas beaucoup plus de variations que ses trois EPs sortis entre 2018 et 2020. Mettant de côté une longue carrière avec The Roots, et des albums plus que notables (l’instinctif Illadelph Halflife en 1996, le plus musical Things fall Apart en 1999 ou le conceptuel Undun en 2011), Tariq Trotter poursuit une discrète mais pourtant brillante carrière solo. 9th Wonder, Salaam Remi et Sean C se sont succédés à la production de ses trois Streams of Thought, lui fournissant pour chaque volume, une assise musicale toujours solide en percussions. Avec Cheat Codes, il entame à quarante-neuf balais sa quatrième décennie de rap avec un producteur au CV aussi chargé que le sien.
Sous son alias Danger Mouse, Brian Burton, moitié du groupe Gnarls Barkley qu’il formait avec Cee-Lo Green, est derrière une multitude d’albums à succès. The Grey Album (album de remixes mêlant a-capellas de Jay-Z sur des samples des Beatles), The Mouse and the Mask avec MF Doom ainsi que de remarquables incursions dans la scène rock (Black Keys, The Good, The Bad and The Queen) et pop (Demon Days de Gorillaz, Adele) portent entre autres la marque du producteur aux nombreuses nominations et récompenses.
Cette collaboration avec Danger Mouse devient aujourd’hui la meilleure œuvre de Black Thought sans Questlove et sa bande derrière lui.
Pour cette nouvelle escapade, le producteur originaire d’Atlanta revient sur un terrain qu’il affectionne : celui des samples. Cheat Codes est un patchwork qu’il compose à base d’un large panel d’œuvres oubliées, principalement sorties entre la fin des années 60 et le milieu des années 70. En y regardant de plus près, Danger Mouse prend des airs de savant fou dans ses triturages et sa tambouille de sons. Sur « Belize », une trompette embrumée d’un morceau de pop psychédélique annonce le fantôme encore palpable de MF Doom. Sur « Aquamarine », un puzzle d’éléments empruntés à un groupe de rock progressif français se confond à un breakbeat isolé et ralenti d’un musicien anglais méconnu. Sur « Saltwater », l’échantillonneur fait bonne pioche d’une bizarrerie italienne en alternant une ritournelle obscure et une envolée orchestrale du même morceau. Cela ressemble à du Madlib sur « Because », à du El-P sur « Strangers », ou à du J Dilla sur « Close to Famous ». Mais le producteur arrive à y insuffler sa signature subtilement : par son choix et son découpage de samples donc, mais aussi par des drums remarquables. Ceux d’ »Identical Deaths », rejoués par J-Zone (aujourd’hui plus batteur que producteur/rappeur), dépassent d’une production à l’atmosphère mystérieuse sublimant au passage l’écriture chirurgicale du rappeur de Philadelphie.
« Identical Deaths » est un temps fort de l’album, empreint de mysticisme et de références cryptiques. Ces dernières, très présentes, sont un trait caractéristique du style Black Thought. Exigeantes et pointues, touchant à l’histoire et à la culture afro-américaine autant qu’à l’islam et au christianisme, elles perdent parfois l’auditeur dans un flow monolithe. Une cadence étouffante et continue qui devient flagrante sur « Belize » où son couplet rigide et technique, citant The Last Poets et The Watts Prophets après une pile de dictionnaires (« Deliver like an obstetrician, not a doctor / Bring the Cambridge, the Websters,the Oxfords »), se retrouve à côté de celui d’un MF Doom tout en variations d’intonations. Black Thought enchaîne ses schémas de rimes sans vraiment de liant principal mais peint phrase après phrase un tableau conceptuel fusionnant abstrait et impressionnisme. MC sans concession, aux placements rigoureux, celui qui s’est fait une spécialité des freestyles radiophoniques affirme encore son identité à côté de pointures de la décennie passée tels Run The Jewels, Joey Badass, A$AP Rocky ou Conway. Cette collaboration avec Danger Mouse devient aujourd’hui sa meilleure œuvre sans Questlove et sa bande derrière lui.
Cheat Codes manque peut-être d’interludes et de quelques scratchs pour lier le tout en une œuvre encore plus définitive. Mais comme le King’s Disease premier du nom de Nas et Hit-Boy ou le R.A.P. de Killer Mike et El-P, il possède les bases solides pour échafauder une éventuelle suite pleine de surprises.