Point de vue Les Beastie et le 11 septembre 2001
Ce 11 septembre 2021, j’ai repensé à ce que j’avais écrit à propos de l’album To the 5 Boroughs des Beastie Boys dans une rétrospective publiée en ces pages après la disparition de MCA :
Et si c’était la première fois que les Beastie faisaient vraiment du rap, et pas du Beastie ?
L’Abcdr à propos de l’album To The 5 Borroughs des Beastie Boys
Comme je le sous-entendais dans les lignes qui précédaient cette phrase, j’ai toujours eu la conviction qu’aucun disque de rap ne représentait mieux l’impact du 9.11 que ce sixième album des Beastie. La mémoire collective pense pourtant généralement à The Blueprint, sorti le jour des attentats. C’est logique, et en plus c’est un classique, ce que le disque de Mike D, Ad Rock et MCA sorti en 2004 n’a jamais été. De l’aveu même d’Adam Rock Horovitz, To the 5 Boroughs est un album « médiocre ». Il l’écrit noir sur blanc dans le Beastie Boys Book.
Le terme est un peu dur, mais il n’est pas faux. Sous l’impulsion de MCA, les Beastie avaient déjà décidé avant le 11 septembre 2001 de faire un disque sans instruments. Puis sidéré par la dévastation des Twin Towers, ils ont ressenti le besoin faire un disque sérieux. « Soudainement, il y avait des flics et la police militaire à chaque coin de rue. Des fusils d’assaut, l’évocation du terrorisme, Oussama Ben Laden, Al-Quaida, et puis des politiques gouvernementales foireuses, du racisme, de la haine, c’est tout ça qui donnait le ton » se souvient Ad Rock.
To the 5 Boroughs oscille du coup entre dénonciation politique, instantanés de la vie new-yorkaise et clins d’œil au rap de la Grosse Pomme. Il transporte un mélange d’indignation et de mélancolie dans une tracklist remplie de références au hip-hop East Coast des années 1980. Passé la référence explicite à « Rapper’s Delight » des Sugar Hill Gang dans l’instru de « Triple Trouble », l’auditeur y croise EPMD, Biz-Markie, Kool-G Rap, LL Cool J et évidemment les frères de Def Jam Circa 1986 : Run DMC et Public Enemy. Quelque part, To the 5 Boroughs est un disque partagé entre une VHS de Brooklyn en 1988 et un DVD de Michael Moore en 2003. Si j’admire encore aujourd’hui la curiosité intellectuelle de MCA, j’ai toujours préféré lorsque les engagements politiques se tenaient à la périphérie de la musique des Beastie. Ad Rock le dit d’ailleurs très bien dans le livre qu’il a publié avec Mike D en 2018 : « Quelques rappeurs s’en sortent lorsqu’il s’agit d’être sérieux (je dirais même politique) au micro. Chuck D vient à l’esprit en premier évidemment, et puis… Qui d’autre ? Des chansons à propos du racisme, de l’homophobie, du sexisme, sont généralement meilleures quand elles sont hurlées façon punk-rock ». Sous-entendu « on sait certes faire du punk, mais quand on choisit de faire du rap, on ne sait pas trop le faire autrement qu’en étant intelligemment idiot. » Sauf que cette fois, le trio a décidé de faire du rap intelligent tout court.
Il y a d’ailleurs dans To the 5 Boroughs une question de texture propre au genre et à son évolution, mais qui est une anomalie dans « le son Beastie ». Il se dit que le 21ème siècle a réellement commencé lorsque les Tours Jumelles se sont effondrées. J’ajouterai un brin partial que musicalement, le 21ème siècle a commencé quand l’ordinateur s’est imposé jusque dans la production des Beastie Boys. En plus de ne pas utiliser d’instruments, le groupe délaisse sur To the 5 Boroughs tout enregistreur ou compresseur analogique. Le numérique y a le monopole. D’ailleurs, cette fois, les Beastie travaillent sans leur ingé-son et arrangeur attitré, celui qui aidait le groupe à savoir ce son entre « celui Lee Scratch Perry et celui des Black Flag », Mario Cataldo Jr. Il est remplacé par le désormais incontournable Duro. La spécialité pour laquelle ce dernier est reconnu ? « Produire des chansons à la fois croustillantes et propres, prêtes à être diffusées à la radio » comme le résume Ad Rock, avant de juger ce que ça a donné appliqué à la musique de son groupe. « Il y a un lissage numérique qui fait de To the 5 Boroughs un disque qui est à côté de notre son habituel. »
On s’est retrouvés dans la zone grise qui séparait nos envies de faire des chansons sérieuses de celles de faire des chansons funs et drôles.
Ad Rock dans le Beastie Boys Book
Les Beastie sont pourtant ces gosses de la saturation et de l’analogique, ceux qui ont vécu le New York rugueux et ravagé par la criminalité et la drogue. Cette ville qui au début des années 1980 était à cheval entre dystopie punk et effervescence hip-hop. Ils y croisent Debbie Harry autant que Rick Rubin, les camés du coin autant que la hype du CGBG, le club qui a vu la culture new-yorkaise renaître sur un tas de drogue, de débauche et surtout de créativité. Contrairement à beaucoup d’autres rappeurs du cru, les Beastie sont des kids de la ville plus que d’un quartier. Ce sont eux qui réveillaient Brooklyn, qui additionnaient dans un étonnant mélange le hard-rock sexualisé qui déferlait sur les USA en même temps que son hip-hop naissant. Passé le malentendu potache mais génial de Licensed to Ill, Mike D, Ad Rock et MCA bousculaient à chacun de leurs albums les codes sans cesser de faire la synthèse entre l’underground new-yorkais et la hype arty de la ville. Pour au final faire quoi sur To the 5 Boroughs ? Osciller entre vannes pas vraiment inspirées et discours politiques inquiets, sur fond de synthèse numérique de l’âge d’or du hip-hop new-yorkais de la fin des années 1980. 15 pistes durant, les Beasties sont préoccupés et souffrent d’un vague à l’âme. L’auditeur le sent, et comme c’est inédit dans l’histoire de leur musique, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. Ad Rock le reconnaît d’ailleurs : « Si vous écoutez nos voix, elles ont quelque chose d’un peu éteint, comme si on était à-côté de ce que l’on dit. Quand on rappe des trucs sérieux, ça sonne un petit peu forcé, et quand on rappe des trucs marrants, ça tombe un peu à plat. On est d’accord, sur ce disque, on sonne un peu hésitant non ? » Au final et à l’instar de ces tentatives de concert posthume de Michaël Jackson ou de 2Pac, le disque sonne comme l’hologramme d’une ville dont il faudrait ressusciter l’esprit disparu.
Ce sont toutes ces raisons qui font que j’ai toujours pensé que To the 5 Boroughs était d’abord un album de rap avant d’être un album des Beastie. Mais j’aurais peut-être même dû écrire qu’il est un album de new-yorkais avant d’être un album de rap. Si je devais choisir un disque qui représente New York plus que tout, ce serait pourtant Illmatic. D’autres rétorqueraient sûrement que c’est Ready to Die. Certains tourneraient leur regard vers Staten Island en disant que c’est Enter the 36 Chambers. Enfin, il y aura évidemment ceux qui jureront que tout cela est faux et que c’est vers Queensbridge qu’il faut tourner son regard, là où a été conçu The Infamous. Mais moi, et même s’il n’arrive pas à la cheville de tous les albums que je viens de citer, je continue de prétendre que c’est To the 5 Boroughs qui est la photo la plus exacte de New York. Et aujourd’hui, je dirais même qu’il était le point final du rap new-yorkais du vingtième siècle. Comme le 11 Septembre 2001 a été la majuscule de celui du vingt-et-unième. – zo.