Revilience Evidence – Unlearning, Vol. 1
« Je ne sais rien. Foutrement rien, absolument rien” disait en 2019 Evidence au magazine en ligne DJ Booth. Puis histoire de bien faire comprendre son état d’esprit, il assénait : “J’ai même vu Alchemist faire un beat de merde.” Carrément. Si Alan Mamann produit des sons foireux, effectivement, il devient difficile de garder des certitudes. “Shit’s all fucked up”, telle était la sentence d’Evidence.
Difficile de lui donner tort. L’habitude ici n’est pas de décortiquer la vie privée des artistes, mais puisque le rappeur de Venice Beach n’en a pas fait de mystères que ce soit dans sa musique ou son rapport au public, allons-y : sa femme est décédée d’un cancer quelques mois après la sortie de Weather or Not. Sur cet album sorti en 2018, le MC de Dilated People avait atteint un équilibre quasi-parfait : beats qui cognent signés de lui-même, Alchemist évidemment, et parmi d’autres rien de moins qu’un DJ Premier (enfin) en forme olympique et un Nottz fracassant sa MPC. Durant dix-huit pistes, Le slow flow du rappeur trouvait désormais les rondeurs et aspérités qui lui manquaient. Il maniait un sourire doucement sardonique autant qu’il s’étonnait de grandir. Il réalisait que sa mère avait raison sur toute la ligne, et terminait son disque en célébrant la naissance de son fils tout en dessinant une doux rétablissement pour sa femme. La chanson s’appelait « By My Side Too » et elle expliquait comment malgré tout, la famille Peretta se sentait vivante. « Cet enregistrement, c’était évidemment celui que je devais faire » dira t’il à Donna-Claire Chesman, la journaliste venue recueillir ses propos. « Mais je ne l’aime pas parce que c’était un morceau optimiste et que ça n’a pas marché comme je l’avais prévu. C’est une plaie pour moi. »
“It’s the ignorance that causes all the bliss in my surroundings / ‘Cause dealing with reality’s like drawing out your boundaries »
Evidence sur le titre « Throw it away », 2018
Ce disque, c’était aussi la dernière fois qu’Evidence paraphait ses morceaux avec la signature de son avatar, le Weatherman. “Dans mes précédents travaux, je me sentais comme un personnage. Tu sais, tu crées une image de toi-même, tu lui colles une voix, et tu avances avec” analysera t-il a posteriori. Comme si jusqu’à lors, Evidence avait avancé en partie masqué, dissimulé derrière une attitude et une tessiture qui n’étaient pas entièrement lui. Weather or not marquait une étape. Une prise de confiance peut-être, ou en tous cas, un gain. Sans se départir de son humilité, Evidence avait enfin trouvé ce qui lui manquait jusque-là : le charisme. Pas celui provocateur d’un Ice Cube, évidemment. Celui écrasant d’un Busta Rhymes, ni celui délicat d’un Q-Tip ? Non plus. Mais un charisme tout de même, une présence au micro qui dépassait enfin la simple nonchalance incarnée par un slow flow déjà inimitable à défaut d’être tout à fait authentique. Le rappeur ne le disait-il pas lui-même dans « 10000 Hours » ? « I’ve lowered my voice and tried to rap the hardest ».
Voilà pourquoi il est nécessaire de s’attarder sur Weather or Not dans une chronique destinée à un disque intitulé Unlearning, Vol. 1 et sorti au printemps 2021 : parce qu’en plus des avatars personnels, dans le charisme, tout est question de voix. Il y a d’abord la voix littérale, celle que capte le micro comme une affirmation et une construction de soi. Mais il y a aussi la voix du cœur, celle qui laisse tomber les postures. C’est la voie de la confidence. Certes, le jeu de mot est facile, mais c’est bel et bien cela qu’Evidence a touché en 2018 et concrétisé en 2021 : se laisser aller. Mieux même, se laisser capturer.
« I want to catch you »
Evidence à Brother Ali en 2019 lors de l’enregistrement de Secrets & Escapes
Sauf qu’Evidence n’a plus de soleil radieux à annoncer. Pas plus qu’il n’aurait de phénomènes climatiques à partir desquels filer la métaphore. Apparaître trempé et essoré par le malheur serait bel et bien la dernière option, mais il ne veut pas faire un disque d’apitoiement. C’est son angoisse au moment de produire Unlearning, Vol. 1. Lui qui avait terminé Weather or Not par un message plein d’optimisme quant à la guérison de sa compagne et la naissance de son fils craignait de livrer un « feel bad for me record ». En écoutant les titres qu’enregistre Evidence chez lui, son entourage le rassure. Puis le rappeur se rend à l’évidence : ce qu’il traverse, c’est bel et bien ce qui fait bouger son stylo. « Alors je me suis dit, fuck, je suis pris dans cet endroit bizarre, et j’en ai fait des chansons qui capturent réellement où j’en suis dans la vie. » Et tant pis si ce n’est pas lumineux, le costume de Weatherman n’est plus le sien. N’avait-il pas dit « Some think I’m clever, others think I’m the one who makes too many references to weather… or not » sur le titre éponyme en 2018 ?
« Capturer », c’est le mot utilisé par le MC lui-même lorsqu’il évoque la période qui sépare Weather Or Not d’Unlearning, Vol. 1. En 2019, alors qu’il travaille à la réalisation de l’album de Brother Ali, il dit au rappeur de Rhymesayers de laisser tomber tout idée de performance. « I just want to catch you » lui dit-il. « Te capturer » en français. Et pour illustrer son discours, Evidence rentre dans la cabine après avoir monté la piste d’entrée du micro au volume maximum. Il s’en installe le plus loin possible, ne le regarde même pas, et se met à prononcer les paroles censées être rappées sur l’instru. Il vient de pousser jusqu’au bout les intentions qui étaient déjà les siennes lors de Weather or Not : « It’s less punches and more shit that I’m talking about. Conversations. » disait-il à DJ Booth. Des conversations, voilà ce que le slow flow d’Ev’est désormais devenu. Et autour de quoi démarre habituellement une conversation la plus anodine qu’il soit avec un inconnu ? La météo.
Si Evidence ne fait plus dans le bulletin météo, il en a pourtant personnalisé une petite partie en 2021. Sur Unlearning, Vol. 1, il y a quelque chose de l’éphéméride, du bilan quotidien. À l’instar d’un almanach, Evidence fixe tout au long de la tracklist de l’album chaque jour qui passe. Avec leurs victoires, leurs défaites, leurs doutes, leurs obligations. Il capture les pensées qui le parcourent, fait de chaque instant de vie un proverbe. Il note et rappe des détails de vie et arrache doucement des humeurs qui le traversent, avec l’espoir qu’elles soient comme la page d’une journée d’un calendrier : déchirée pour laisser place à la suivante. Il le fait en délaissant tout artifice. La grande majorité des prises de voix sont réalisées chez lui, car lorsqu’il a tenté de reposer ses textes dans le micro du studio d’Alchemist, un Sony C800G à $10,000, il a eu l’impression d’effacer toutes ses intentions. « Low pass when I see treble » dit-il sur la chanson « Pardon me ». À l’opposé du mixage de Weather or not, il se retrouve désormais dans un son lo-fi, quasi étouffé. Pour lui, Unlearning sera comme refaire ses premières démos.
« it really is scary as shit, because when you’re stripping shit back, there is less to hide behind and so it becomes a different kind of thing. ».
Evidence à propos d’Unlearning, dans une interview accordé à GrownUpRap
Ce minimalisme, la tentation est grande d’en faire un rap étiquetté drumless. Ce n’est pas tout à fait exact. Si l’adjectif fait sens en raison du caractère lo-fi – presque grunge – du disque, si certains noms à la production appellent le qualificatif (Daringer !), Evidence préfère celui de minimalisme. C’est un contre-pied à sa carrière, y compris à une partie de son travail de producteur, lui qui a placé des sons sur des dizaines de disques de rap depuis vingt ans, jusqu’en clôture du College Dropout de Kanye West en 2004. « Contrairement à ce qu’on dit, je ne pense pas que le minimalisme soit forcément une prise de risque artistique » explique le rappeur de Dilated Peoples. Il en parle néanmoins comme quelque chose de « flippant ». La raison ? « Il y a moins de choses derrière lesquelles se cacher ». Tout simplement.
Quatorze pistes durant, Evidence ne cache pourtant pas ses fissures. Mais il ne les expose pas non plus, sauf peut-être dans l’étrange mais agréable mélange de distanciation et de fragilité que transmet le côté parlé au ton faussement détaché de son disque mixé à la Steve Albini. Il soliloque, seul ou accompagné. La plupart du temps, il condense ses états émotionnels dans de courtes lignes qui marchent maximum par quatre. Ce sont des états d’esprits, des humeurs, et souvent des souffles d’âme, de ceux qui apparaissent à la sortie d’un état de sidération. Evidence s’empare de son quotidien, des petites luttes et lueurs, dans des beats aux caisses régulièrement étouffées. Dans ses lyrics, il semble d’abord se concentrer sur des détails, comme si son esprit vagabondait. Mais il retombe toujours sur l’essentiel. C’est une oscillation entre l’échappatoire qu’est la musique, le décor qu’est Los Angeles, la vitalité que lui insuffle son fils Enzo et le poids du seul costume qu’il possède : celui de son mariage avec Wendy qui est aussi devenu celui qu’il portait à son enterrement.
« I’m going to run with this because it feels right, and there’s so much to the art… like I have puzzle pieces that are the wrong pieces that fit the right place, so that’s kind of a metaphor for where I’m at right now.
Evidence en 2021 à GrownUpRap
Maintenant que tout cela est dit, il ne faut pas réduire ce qu’est Unlearning : un disque qui ne laisse pas le rap de côté, mais qui au contraire le construit et déconstruit en permanence. Une sorte de puzzle faussement dépareillé, dont le son forme la cohérence. Sur « Start A Day With A Beat », il y a toute la versatilité du producteur, qui varie les séquences rythmiques et rappe dessus comme un funambule nonchalant. « Won’t Give Up The Danger », réalisé par Mr Green, est tout autant un exemple de ces productions composées de plusieurs pièces. Et lors de son featuring avec Conway, il ne s’agit que du plaisir de dire « moi-je » dans un micro. Bref, c’est manifeste, il reste ce quelque chose de ludique dans Unlearning, en témoigne « Talking To The Audience » qui s’amuse de faux-départs gonflés au kick, ou encore la façon d’amener les samples de voix dans « Pray with an A » ou « Where We Going From Here… ». Enfin, les références sont toujours aussi nombreuses. Raekwon, Ghostface Killah, Guru, Muggs et Ice Cube, le Los Angeles de 1992, les parcs de la ville, l’absence de Kobe Bryant, voilà parmi tant d’autres les figures convoquées au détour des pistes de cet album.
S’il contient des lignes tristes (« The first day in a while that I woke up out the right side of bed »), d’autres d’humour noir mais salvateur (« I’m Mr Mom to anybody that’s been keeping up ») et s’il porte une ambiance de décompensation fébrile, Unlearning reste malgré son côté solitaire un disque de présences. La présence de ceux qui restent. Evidence et son fils, bien entendus. Celle de ceux qui entourent le rappeur sur ce disque. Celle d’instrumentaux toujours peuplés d’une source de lumière, que ce soit une voix pitchée, une énergie saturée ou une construction maline et joueuse. Voilà de quoi démentir qu’Unlearning serait un disque de deuil. Il est plutôt une œuvre qui met la mort dans le décor, sans lui donner plus d’importance qu’à la vie. Ceux qui savent voit la présence de la faucheuse, les autres sont d’heureux privilégiés, qui profiteront de la lumière de ce disque en ignorant ses tenants et aboutissants. “It’s the ignorance that causes all the bliss in my surroundings / ‘Cause dealing with reality’s like drawing out your boundaries » disait le rappeur il y a trois ans sur « Throw It Away ». Confronté à une réalité qu’il ne peut ignorer, il s’est laissé capturer avec. Et en a fait quelques vérités. Ce sont celles de l’instant, mais c’est déjà pas mal pour quelqu’un qui disait ne plus rien savoir en commençant son disque. – zo.