Perth et fracas Drapht, lumières australes
En Australie, il est normalement habitué à voir au moins un titre de sa production finir en rotation radio. Mais ça c’était avant. Lors de la sortie de son septième album en cette rentrée 2021, Drapht a passé seulement trois petites journées dans le classement des ventes du SNEP local, l’ARIA, avant d’en disparaître, tout purement. 2005 avait pourtant vu le jeune Paul Ridge – de son vrai nom – signer au sein du label des mastodontes locaux Hilltop Hoods. “Drink Drank Drunk” et “The Music” étaient réclamés par les auditeurs de la radio tremplin, Triple J. En 2008, le rappeur rééditait cette fois avec un énorme succès, la chanson “Jimmy Recard”. Elle est la première véritable ébauche de ce qui va faire la formule Drapht : des refrains mi-chantés, accrocheurs et faciles à scander, encadrant des textes destinés à refaire l’histoire de sa propre vie. Drapht écrit des “et si” tout en se projetant sur des ritournelles resserrées. Le public adhère, comme il adhérera en 2011 à l’album The Life of Riley et son single “Rapunzel”, histoire d’amour sur fond de guitare pop et de batterie semblant jouée live. La formule cartonne, les radios diffusent la chanson et l’industrie locale récompense le disque en lui décernant le titre de meilleur album de musique urbaine (sic) de l’année. Rebelote cinq ans plus tard, sauf que cette fois, le rappeur de Perth casse les frontières et s’acoquine avec le gratin de la musique pop australienne, quel que soit le genre. Sa collaboration avec le groupe de rock Dune Rats n’a plus rien de rap. Sa chanson avec Katie Noonan est à la frontière entre électro lounge et R n’ B tendrement soporifique. Son featuring avec les Hilltop Hoods consacre un refrain chanté par Drapht lui-même. L’auteur de Seven Mirrors est à la croisée des genres. Mais aussi des chemins. Après avoir loué l’ascension du rappeur depuis ses débuts en 2003, le site référence AllAussie Hip-Hop s’extasie sur la versatilité rythmique de Drapht, la complexité de ses schémas de rimes et son amour des métaphores, avant de caractériser l’album de “narration colorée et pleine d’esprit réalisée avec le tissu austère de l’expression personnelle et de la catharsis.” En d’autres termes, en devenant un touche-à-tout, Drapht délivre une musique plus intimiste. Une route qu’il assénera en 2018, à l’issue d’un voyage sur la côte californienne, avec Arabella Street. Drapht fait désormais dans l’autoportrait introspectif et mélancolique, explore toutes ses facettes. Musicalement ? C’est un paradoxe : c’est riche et pourtant très souvent mou, et lorsque c’est énergique, ça devient lisse, calibré. Issu d’un des collectifs légendaires du rap australien, Drapht ne rappe plus avec les crocs. Il n’a pourtant jamais fait de la musique aussi personnelle dans ses textes. Mais elle n’a plus rien d’intense musicalement. C’est fragile ou lisse, au choix selon s’il est question de balades ou de bangers. « Balades », « bangers », un vocabulaire qui ne trompe pas. En dix ans, Drapht a dilué tout ce qui faisait son énergie pour privilégier des formats pop à l’écriture élaborée façon 16 mesures. La plus grande perte de Drapht : le fracas qui habitait son rap.
I’ve learnt over the 20 years with having more pop song structures but then rap lyricist driven verses as well.
Drapht au magazine australien Happy, 2021
Est-ce pour cela qu’un confinement plus tard – particulièrement éprouvant sur l’île continent – le rappeur dit avoir fait “une grosse purge” et affirme repartir “comme s’il était en 2011, après le succès de The Life of Riley” ? Si Shadows & Shinnings ne rencontre pas le succès public connu par Drapht, il est en tous cas un merveilleux patchwork de ce que l’Australien a délivré durant presque 20 ans de carrière. Drapht convoque les redoutables croqueurs de micro du SBX Crew qui lui ont mis le pied à l’étrier au début des années 2000, autant qu’il s’associe à un jeune chanteur de rock FM aux allures de Crocodile Dundee (ce sont des Australiens qui le disent !) hippie, Elie Greeneyes. Il fait venir le déjanté et malsain rookie Complete – signé sur son label – autant que la sage légende Pressure des Hilltop Hoods. 15 pistes durant, le disque multiplie les morceaux aux BPM rapides qui ont fait les succès de Drapht, autant qu’il ralentit le tempo et s’étourdit dans des confidences tantôt laidback, tantôt mélancoliques qui faisaient le charme de Seven Mirrors. La jolie complainte désarçonnée de “Better Alone” ou l’incantatoire “Holy Water” répondent au tourbillon pressé de “Shadows on my walls”. L’insouciant fredonnement californien de “Postcards” contrebalance les couplets nerveux intercalés entre le refrain de rock FM de “Problems Here”. Le choral et dépouillé du Mac Millerien “Oh Shit”, ainsi que le subtil et quasi-jazz xylophonique “Speakeasy”, donnent de l’air au débordant “Hypocrite”. Pendant près d’une heure, Drapht marche comme un funambule au-dessus de dix dernières années de sa carrière. Il retient le meilleur du pire de son penchant pour les bousculades crossover tout en obtenant le concentré des atmosphères vaporeuses et solitaires explorées coup sur coup en 2016 et 2018. “Ces dix dernières années, j’avais essayé de travailler sur la structure de mes chansons plus que sur le lyrisme de mes couplets” reconnaît-il en interview. « Je n’avais pas vraiment mis cette énergie dans un disque depuis environ 10 ans. Je ne savais pas que je ne le faisais pas, jusqu’à ce que mes amis Complete et Bitter Belief sortent coup sur coup leurs albums [de rap, NDLR]. Là je me suis : « Oh là là, ils font ce qui était partie intégrante de mes débuts et qui a disparue de mes disques ces dernières années » » explique Drapht, qui explique sa démarche en terminant par un aveu. “J’ai pris tout ce que j’avais appris ces vingt dernières années : des structures de chansons plus pop d’un côté, des vers de rap de l’autre. Et j’ai décidé de mettre tout ça dans le même panier.” La pop reste, mais le rap revient-il ?
Oui, au point que Shadows & Shinnings porte bien son titre, même s’il est difficile de savoir qui de la pop FM ou du rap y apporte la lumière ou l’ombre. C’est en tous cas un disque à double face, qui sème presque l’auditeur par ses changements de cap incessants et ses choix tranchants. À la fois explosif et éthéré, certaines fois calibré, d’autres dépouillé, ce septième disque en solo est probablement la meilleure carte de visite de Drapht, qui a a toujours oscillé entre deux identités. Celle du jeune rookie parfaitement intégré au sein du collectif Syllabolix Crew, et celle d’icône faussement solitaire du rap australien. Celle de Paul Ridge, charpentier à la ville jusqu’en 2006, et celle de multi-nominés aux ARIA Awards. Celle du fêtard aux problèmes d’alcool et celle de l’amoureux transi qui s’isole par phobie relationnelle. Celle du faiseur de banger un peu ringards et celle du rappeur redoutable qui déchire des instrumentaux boom-bap. Celui dont la voix aiguë et nasillarde (qui rebutera les allergiques à l’accent australien) chantonne, fredonne, s’abandonne, mais surtout, il rappe à nouveau. C’est entre up et downtempo, jusqu’à la fin du disque, où apparaît soudainement un rythme à 90 bpm. Et il faut attendre jusqu’à la piste de fin pour l’entendre à 90 . C’est avec ses compagnons de route de toujours, l’imparable Layla, le fédérateur Dazastah et le regretté Hunter. Comme un symbole, le titre s’appelle « Release Me ». Une forme de libération et d’affirmation pour Drapht, qui revient le temps d’un dernier titre au rap pur et dur qui l’a façonné. Un final dans un fracas boom-bap. Retour à Perth. – zo.