L'Orphée du Tennessee Isaiah Rashad
2021 et Isaiah Rashad, envers et contre tout, reste la grande énigme de l’écurie TDE. Celui dont le talent a éclaté en 2014 sur Cilvia Demo – du petit nom donné à la voiture dans laquelle il fit les 400 coups – semble constamment repartir au point de départ d’une carrière qui ne décolle pas. Incapable de capitaliser sur ses succès, ou sur ses relations hautes placées (ses seules apparitions chez d’autres artistes du label sont chez SZA et Jay Rock), il doit se cantonner à un statut de rappeur de second plan, bénéficiant d’un petit culte, doué indéniablement, mais trop torturé pour diriger convenablement sa barque sans boire régulièrement la tasse. A l’époque de The Sun’s Tirade en 2016 (qui s’ouvrait d’ailleurs sur les remontrances du patron de Top Dawg quant à l’attitude apathique de son poulain, qui failli à trois reprises se faire remercier), une addiction à divers alcools et anxiolytiques avait été évoquée pour justifier les deux années d’attente. Cette fois-ci, c’est dans un centre de désintoxication qu’Isaiah Rashad, retourné à une quasi-vie civile (on compte cinq apparitions microphoniques entre 2017 et aujourd’hui) a passé une partie des cinq années qui précédent la sortie de The House is Burning.
Isaiah Rashad, pour maudit qu’il soit, n’est peut-être tout simplement pas un artisan.
Le rap en a vu passer des artisans maudits, à qui il manquait ce petit quelque chose pour aller plus loin : une vision, un talent ou une équipe. Il se trouve qu’il ne manque rien de tout ça à Rashad. La cohérence parfaite de ses projets nourris par divers producteurs, sa façon de marier son intimité aux références sudistes avec lesquelles il a grandi (Scarface, Outkast, Three 6 Mafia…), la facilité déconcertante de son interprétation, sont des qualités réelles. Mais il se trouve que Rashad, pour maudit qu’il soit, n’est peut-être tout simplement pas un artisan. Plutôt un artiste en dilettante, trop occupé à s’auto-saboter pour pleinement apprécier sa qualité la plus précieuse : sa capacité à faire raisonner les affres de son existence, à devenir réceptacle des peurs et des angoisses de ses auditeurs. Avec ce don, il avait de quoi se tracer une trajectoire de prodige à la Earl Sweatshirt – en voilà un qui s’y connait en sabotage, mais qui l’a parfaitement pensé en amont pour en tirer profit musicalement – s’il l’avait seulement pu, ou voulu, Dieu seul le sait. Mais la musique est à Isaiah Rashad ce qu’Eurydice était à Orphée : chaque fois qu’il s’engage à avancer pour mieux la retrouver, il ne peut s’empêcher de se retourner pour la regarder disparaitre.
The House is Burning, s’il n’est peut-être qu’un autre clignement de paupière dans la vie de Rashad, est comme ses prédécesseurs un album de haut vol. L’identité sonore de son auteur est immédiatement reconnaissable, et demeure tout aussi rafraichissante qu’en 2014. Des couleurs chaudes et des ambiances bucoliques teintées d’obscurité (« Darkseid », « RIP Young », « Headshots (4r Da Locals) », de grandes références locales bien assimilées (« Cell Therapy » de Goodie Mobb sur « THIB », « Chad » en référence à Pimp C du groupe UGK). Une capacité à l’introspection planante (« Don’t Shoot », « All Herb ») autant qu’à en mettre sérieusement plein la vue (le flow piqué sur « From the Garden »). Et puis il y a « HB2U », sublime moment suspendu où Isaiah, en complet état de grâce, vient clore l’album sur une note qui ressemble à un long méa culpa (« If you don’t ever get yourself straight, who the fuck is you gon’ help man ? »). Tout n’est pas encore réglé (« This ain’t as hard as it gets, but i’m still on drugs ») mais l’acceptation, l’envie de briser le cercle et de prendre sa revanche, prend finalement le dessus. Gageons cette fois qu’il ne se retournera pas avant de sortir du tunnel. – David²