Clivage Stop au Eminem Bashing
Pardon pour ce titre indigné et pompeux, il est clair qu’il existe des combats bien plus importants. Mais les débats sur Eminem touchent quand même quelque chose de contrariant : l’artiste n’est plus jugé pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il cristallise. Parler d’Em’ aujourd’hui, c’est voir ceux qui considèrent un bon disque uniquement sur le potentiel technique de son MC affronter ceux qui ont relégué ce bagage à un truc de ringards. C’est voir les pourfendeurs des modes affronter ceux qui attendent d’un artiste qu’il s’adapte ou crève. À se demander si quelqu’un écoute encore réellement sérieusement la discographie d’Eminem de ces dix dernières années, puisque dessus s’y trouvent aussi bien des morceaux trap que boom-bap, des refrains standardisés que des one-shot endiablés, des storytelling que des egotrips, des collaborations avec JuiceWrld tout en signant Griselda, bref… Depuis Relapse (plus probablement Recovery en réalité), ce n’est plus la musique d’Eminem qui est réellement débattue, c’est ce qu’elle refléterait de ceux qui la défendent ou l’exècrent. D’artiste qui faisait l’unanimité il y a vingt ans, Eminem est devenu le symbole d’un clivage.
Il y a, d’un côté, une cohorte de fans qui en sont restés aux exploits de Slim Shady débarquant sur leurs écrans de télévision aux côtés de Dr. Dre dans une batmobile et au cinéma dans des battles qui sentent le souffre. Pour eux, chaque album d’Eminem semble leur faire revivre l’expérience de Marshall Matters LP. Eminem ne peut pas être moins fort que dans 8 Mile, moins enthousiasmant que dans Slim Shady LP. Il est l’incarnation ultime de ce qu’est un grand rappeur. Chaque nouvel album est l’occasion d’une écoute fervente, à l’aveuglement quasi religieux. Chaque performance technique y est généralement résumée à un moment de fast-flow ou une série de multisyllabiques pour être ensuite célébrée comme l’apparition divine du Eminem d’il y a vingt ans.
De l’autre, il y a des commentateurs qui considèrent que c’est justement Eminem lui-même qui s’est enfermé dans son propre héritage. À l’inverse des premiers, il n’y a pas pour eux un seul Eminem, divin et omniscient, il y en a deux : celui d’avant Relapse, et celui d’après. Ils voient Eminem comme sorti d’un film de science-fiction, de ceux où ces personnages disparaissent dans des circonstances troubles avant de réapparaître quelques temps plus tard. Généralement, le film dévoile la supercherie : l’être retrouvé n’est pas réellement celui qui a disparu, c’est un clone. Le Eminem revenu avec Relapse ne serait rien d’autre : une copie quasi conforme techniquement, mais dénuée de l’âme qu’on lui connaissait.
L’erreur de chacune de ces interprétations est de faire d’Eminem un être qui n’a plus rien d’humain.
L’erreur de chacune de ces interprétations est de faire d’Eminem un être qui n’a plus rien d’humain. Le porter aux nues pour sa technique, c’est le déshumaniser. Le considérer comme un clone maléfique de ce qu’il a été, ça l’est tout autant. Certes, Eminem a toujours été une exception, mais ce qu’il cristallise aujourd’hui est pourtant bien banal. Deux postures opposées et irréconciliables : pour les uns, il a gagné ses galons pour l’éternité. Pour les autres, il est la caricature de lui-même. Dans les deux cas, le résultat est le même : plus personne ne s’interroge sur sa musique et son cheminement artistique.
Dans la discographie récente d’Eminem, il y a pourtant un titre qui en dit bien plus sur lui qu’il ne semble au premier abord : « Venom ». La chanson a été produite à l’occasion de la sortie du blockbuster du même nom produit par Marvel. Dans le clip, Eminem y adopte une posture de héros doté de super-pouvoirs, comme dans certaines séquences du clip de « Without Me » il y a dix-huit ans. Sauf qu’Eminem n’est plus Slim Shady. Le clip est froid, dénué d’humour. Les faux super-pouvoirs que s’attribuait avec malice et autodérision Em’ dans l’esthétique comics de « Whitout me » sont ici bien sérieux et maléfiques, portés par une image au bleu froid. Bien évidemment, tout comme « Whitout me » faisait référence à ce qu’il était en train de devenir en tant qu’avatar mondial du rap, cela est aussi un écho logique au scénario et à la plastique du film. Mais voir Eminem contaminer des gens, qui rentrent dans une transe calquée sur son flow, c’est finalement la plus belle image de ce qu’il est devenu, aussi bien pour ses défenseurs que ses détracteurs : un technicien qui n’a plus que ça pour rendre sa musique virale. Ce qui était prodigieux en 2002 devient contagieux en 2018. Est-ce que ça a pourtant empêché le morceau d’être bon ? Non, même Pitchfork – pourtant pas tendre avec l’artiste – le dit au moment de sa sortie : « “Venom” est un récapitulatif de l’arc de carrière d’Eminem, il donne un aperçu de ce qu’Eminem pourrait gagner s’il pouvait cesser d’être sur la défensive au sujet de son héritage et s’installer dans un acte de legs. » La suite est par contre lapidaire puisque Marc Hogan y appelle de ses vœux l’artiste à envisager une fin de carrière sur la scène d’une résidence artistique de Las Vegas. Qu’importe, si Pitchfork fait dans la plupart de cet article ce que la moitié de la Terre fait – être sans pitié avec le Eminem nouveau –, le magazine y fait aussi ce que (quasiment) le monde entier ne fait pas : ne pas se contenter de parler de ce qu’Eminem a gardé pour le meilleur comme pour le pire (sa technique), mais bien de ce qu’il a perdu en route.
Que ce soit clair : porter un regard critique sur le parcours d’Eminem, c’est justement ce que cet article appelle de ses vœux.
Ça tombe bien, c’est exactement ce qu’essaie de défendre ce billet d’humeur. Que ce soit clair, dire qu’il faut arrêter de déglinguer Eminem n’empêche pas de porter un regard critique sur son parcours. Au contraire, c’est justement ce que cet article appelle de ses vœux : commenter Eminem ne doit plus reposer sur les cris d’enthousiasme ou les soupirs consternés de ceux qui l’écoutent lorsqu’il rappe vite. La question n’est pas de savoir si Eminem sait encore rapper, tout le monde sait depuis plus de vingt ans qu’il est un MC monstrueux, même s’il y a quelque chose de triste à observer ses tentatives répétées de faire rentrer la trap dans son flow alors que ça devrait être l’inverse.
Commenter Eminem, c’est comprendre pourquoi il a remplacé son humour par des insultes, pourquoi son irrévérence n’a plus que les allures de l’homophobie et de la misogynie. Où est l’humour d’Eminem ? Pourquoi s’acharne t-il à vouloir faire des titres de rap conscient si c’est pour y enlever tout caractère effronté ? Qu’a t’il encore à dire aujourd’hui ? Est-il légitime dans sa posture de Rap God qui distribue les mauvais points à tour de bras ? Et où est passée l’identité de Détroit ? Ainsi que celle de la classe ouvrière blanche rebutante qui avait tant fasciné ? Pourquoi être entouré de Dr. Dre et Rick Rubin n’opère plus aucune magie ? Pourquoi l’un de ses meilleurs morceaux depuis dix ans est celui où il dépasse la violence de ses storytelling les plus brutaux (« Insane ») ? Pourquoi ses lyrics les plus intéressants sur lui-même sont ceux consacrés à son ancien personnage (« Bad Guy ») et à la dépendance dont il s’est émancipé (les trop pop « Déjà Vu », « Not Afraid ») ? Pourquoi ses opinions tranchées sur le rap sont les plus convaincantes lorsqu’il renoue avec Royce da 5’9’’ (« Caterpillar ») ? Bref, que des thèmes qui jettent un œil dans le rétro de son passé, ceux qui faisaient l’identité du Slim Shady du début des années 2000.
Il y a tant de choses à dire sur un rappeur qui avait ébloui la Terre entière en 1999, fasciné les années suivantes, avant de disparaître dans les affres du succès et de la dépression. Autant de questions (dont l’auteur ne prétend pas avoir toutes les réponses) qui pourraient être abordées et permettre de comprendre pourquoi Eminem plaît encore à tant de gens, tout en étant regardé par le milieu rap comme un démonstrateur dont le numéro serait connu à l’avance, et donc qui n’a plus rien de magique. À la place ? Deux postures opposées et irréconciliables : Eminem est le Rap God pour les uns tandis que pour les autres, il est rincé. Au final ? Sa musique n’est plus questionnée, il reste seulement son (fast)flow et ses multis au chausse-pied comme preuve de son excellence, ou de sa médiocrité selon dans quel camp chacun se place. Ce n’est pas digne de l’artiste, pas digne de sa carrière, et encore moins de la musique qu’il représente ni de l’exercice critique tout court. Car si Em’ n’a pas délivré d’album excellent depuis une quinzaine d’années, cela fait presque autant de temps que (quasiment) personne n’a fourni une analyse correcte de sa carrière. Il y a dix-huit ans, il l’analysait pourtant lui-même froidement : « I’ve created a monster, ’cause nobody wants to see Marshall no more, they wants Shady. » Et alors qu’aujourd’hui, il n’en semble plus capable, personne ne s’en donne la peine malgré l’aigreur et une détermination encore intacte en 2020 sur les deux volumes de Music Murdered By. Et ça, c’est presque tout aussi regrettable. — zo.