Blunt rap Rio Da Yung OG – « Movie » feat. Louie Ray
« This shit sound like a movie, let’s do it like that, then, we gone make a movie, Ray. »
Il y a bien cette poussée de cor tirée d’un film noir et qui donne le départ de la course poursuite. Voilà ce qui titille peut-être l’imagination de Rio. Le reste (une station-service, des basses écrasantes inquiétées par trois notes de cloches, des intonations qui se traînent, des finales qui s’étirent avec nonchalance, et la pression qui monte comme une fièvre à mesure que les drogues se mélangent et que les fulgurances se succèdent à un rythme exalté) est habituel. C’est la recette de pas mal de clips et de morceaux sortis de Flint, peut-être la ville la plus intéressante de 2020 en ce qui concerne le rap, à une centaine de kilomètres au nord de Détroit. Alors, pourquoi « Movie » ?
Depuis longtemps, le gangsta rap est tiraillé entre un impératif d’« authenticité » et des ambitions cinématographiques. Le reality rap revendiqué par NWA n’a peut-être jamais existé sous sa forme pure, car l’authenticité est vite devenue une marchandise (sous la pression de l’industrie musicale) et la street credibility s’est monnayée auprès d’un public de plus en plus large et de plus en plus enclin à fantasmer devant le cliché du rappeur gangster. C’est du point de vue de cette prétendue « authenticité » que Rio Da Yung OG se démarque. Non pas parce qu’il serait plus crédible qu’un autre en tant que gangster. Le critère biographique, la question de savoir si ce qu’il dit est vrai ou non, n’intéresse que les procureurs et les bandeurs de gangs, vautours fétichistes de la misère et de la violence des ghettos afro-américains. L’authenticité de Rio est ailleurs, dans la forme même que prend sa musique.
La question de savoir si ce qu’il dit est vrai ou non, n’intéresse que les procureurs et les bandeurs de gangs.
Depuis le tube de MC Breed (« Ain’t No Future in Your Frontin ») dans les années 1990, Flint s’est taillée une réputation de ville qui compte dans le Michigan, se permettant même quelques excursions nationales. Par la suite, la Daytona Family et ses sonorités horrorcore a développé un style qui s’appuie sur des descriptions réalistes des scènes de la vie locale (qu’ils qualifient eux-mêmes de struggle rap). Tout en s’inscrivant par certains aspects dans cette tradition, Rio creuse une autre voie, celle du blunt rap (expression employée par son ami RMC Mike) : un style direct et désinvolte, sans aucun compromis, non pas tant par conviction esthétique que parce qu’il s’en fout. « I don’t think i can rap for real », avoue-t-il en interview. De fait, chaque morceau est réduit à l’essentiel : un bout de discours capté par un micro qui semblait posé là par hasard. Parfois, les fidèles Lil E et RMC Mike lui donnent la réplique. Souvent, il se parle à lui-même, sur le ton relâché de la conversation, en une seule prise. Rio rappe par accident, pour faire rire ses potes ou vendre le plus de couplets en attendant l’issue d’une affaire judiciaire qui risque de l’envoyer à nouveau derrière les barreaux. Ses bégaiements, les ratés ou les défauts d’enregistrement sont conservés au milieu d’un mélange désordonné d’accès de lucidité, d’aveux, de menaces, de traits cyniques ou d’anecdotes triviales. Rio est l’empereur des shit talkers lorsqu’il alterne le tragique et le comique selon des trajectoires déroutantes et virtuoses. Par exemple lorsqu’il égrène des détails apparemment dispensables sur l’une de ses innombrables arnaques (« He thought he bought some real drank, that was maple syrup/ Mixed it with a deuce of Tylenol and Karo syrup ») dans « Window Shopper ». Ou lorsqu’il évoque sa condition familiale dans « Ghetto Boy Intro » (« We ain’t no different bro my momma smoke crack too / My whole family get high bro that ain’t none new »). Ou encore quand il se fend d’une remarque grotesque (« I got on sandals cooking dope at my hoe’s house, you know this shit finna be good, I got my toes out » sur « OMG »).
Rio semble indifférent à ses propres démons. Il pointe du doigt ce qu’il présente comme des faits. Il montre sans formuler de jugement.
Rio semble indifférent à ses propres démons. Il pointe du doigt ce qu’il présente comme des faits. Il montre sans formuler de jugement. Un détachement renforcé par l’absence de structure de ses morceaux qui ne contiennent jamais de refrain (ou presque) et qui n’est nuancé que par un humour noir omniprésent et parfois difficile à distinguer de la simple absence d’empathie (« I heard you caught a lil’ body, n****, so what? », « Listen to me »). À plusieurs reprises, ce déferlement de violence est insupportable, comme dans « Paranoid », lorsque, au début d’un couplet complètement décousu et qui se finit par des borborygmes étranglés, il confesse un viol sans exprimer le moindre remord. D’une manière générale, au milieu du reste, les saillies misogynes ont la part belle. Rien ne l’excuse. Faut-il y voir une déviance ou la manifestation (sous une forme brutale) d’une violence par ailleurs présente à toutes les échelles de la société, voire tolérée ou encouragée (sous des formes romantisées, fantasmées, dissimulées, etc.) ? Si le blunt rap , comme le gangsta rap en général, peut susciter le dégoût, ce n’est pas parce qu’il subvertit la norme ou l’ordre social, mais parce qu’il l’exhibe. Il serait à ce titre honnête de se demander si les raisons pour lesquelles il est condamné ne sont pas les mêmes pour lesquelles il plaît… (1).
« Movie » est un concentré de tout cela. C’est, avec « Legendary », l’un des morceaux emblématiques de la courte carrière de Rio. Il y partage la vedette avec son demi-frère Louie Ray. Ce dernier est l’un des premiers à avoir percé en profitant du Camp 810, un lieu géré par DJ Phat Jordan où de nombreux jeunes rappeurs ont pu s’initier à la production musicale. Là, il a rencontré YN Jay et son flow téléphone rose. Tous deux sont aujourd’hui parmi les têtes d’affiches de leur ville grâce à leur hit « Coochie » qui s’est même propagé en dehors des limites régionales via TikTok. Puis Rio a rencontré Peezy, a sorti neuf mixtapes en deux ans, et s’est vu propulsé au rang de petite star. Leur collaboration illustre la relation prolifique qui s’est instaurée entre Détroit et Flint. Dans ce sillage se sont engouffrés d’autres rappeurs talentueux : KrispyLife Kidd, YSR Gramz ou encore Bfb da Packman et son outrancier « Free Joe Exotic » en featuring avec Sada Baby. Derrière, c’est tout un vivier qui est en effervescence, stimulé par la couleur spécifique donnée à cette musique par les instrumentales d’ENRGY beats. Comme souvent, la fadeur des sorties mainstream est compensée par la vitalité des scènes locales. D’ailleurs, les pointures ne s’y trompent pas et viennent s’abreuver à la source, en témoignent les tentatives de séduction d’un Lil Uzi Vert auprès de YN Jay ou les multiples featurings accordés (à moins que ce ne soit l’inverse ?) par Lil Yachty à tous les rappeurs qui comptent du côté de Flint. — Léon
(1) « These are the audiences who feel such a desperate need for gangsta rap. It is much easier to attack gangsta rap than to confront the culture that produces that need. » bell hooks, « Sexism and Misoginy : Who Takes the Rap ? », Z Magazine, 1994.