Anti-héros R.A. the Rugged Man, loser de légende
R.A. the Rugged Man est habitué aux champs de ruines. Il y a ceux dans lesquels il voit son entourage et son univers personnel gésir. La pauvreté de Suffolk County et la mobilisation de son père condamné par le déversement d’agent orange lors de la guerre du Vietnam ont détruit sa famille. L’industrie du disque l’a laissé avec sa folie au bord de la route toute tracée de l’âge d’or du hip-hop new-yorkais des années 1990, celui dont il aurait dû faire partie. Et puis il y a ces champs de ruines que R.A. s’est lui-même créés, comme pour satisfaire un penchant autodestructeur. À tel point qu’aujourd’hui encore, il est catalogué comme le fou. Celui qui rappe vite des trucs bizarres, qui produit des clips horrifiants, qui ne sait pas se tenir en présence des femmes et qui gâche toute occasion de faire de lui un peu plus qu’une figure majeure et unique de l’underground. Bref, si la vie ne l’avait pas gâté dès le départ, R.A. a tout raté. À un paradoxe près : il est une légende, et ça, ce n’est pas donné à tout le monde. R.A. l’a enfin compris et il a refondé son personnage.
Fini le clochard aigri, salace et violent qu’il semblait être à la fin des années 1990 et au début des années 2000. D’espèce de précurseur (puis symbole) fascinant et malaisant de la branche white trash du rap américain, R.A. s’est transformé le temps d’un album en un anti-héros attachant et lucide. Désormais, il expose ses propres faiblesses sans endosser le rôle du fou sorti d’un vol au-dessus d’un nid de coucou. D’ailleurs, s’il a titré son album sorti cette année Tous mes héros sont morts, il l’a surtout lancé avec le single autobiographique « Legendary Loser ». Il est accompagné d’un clip rempli d’humour. Grimé en Tekashi 6ix9ine, R.A. y rembobine tous les échecs de sa carrière, sans complaisance pour tous ses sauts d’humeur. À l’heure où le hip-hop manque d’humour, préférant miser sur le spleen, les épiphénomènes et les cuisines à crack, une figure d’anti-héros était nécessaire. Agaçant, touchant, puriste, grande-gueule, fébrile, engagé, gaffeur ? R.A. est un peu de tout ça. Mais il est surtout légitime pour le costume. Par son parcours évidemment, par sa capacité à rapper ses défaites et celles des autres à travers les storytelling de l’album également.
Ça, c’était pour la partie loser. Mais R.A. est aussi et surtout légitime pour la partie légendaire, tant il est toujours aussi enragé et impressionnant lorsqu’il s’agit de plier un instrumental. Car depuis le départ, il ne s’agit finalement que de ça pour le Rugged Man : envoyer des blocs intestables, aux rimes imbriquées et aux flows de feu qui célèbrent un hip-hop désormais enterré dans le cimetière laissé comme un champ de ruines par les plateformes de streaming et la rencontre du rap avec la pop. Mais après-tout c’est toujours le fossoyeur qui se fait mettre en bière en dernier, et R.A. est parfait dans ce rôle. Alors qu’importe qu’il soit l’un des grands perdants de l’histoire du rap américain, tant qu’il continue à enterrer la concurrence (et à ressusciter le Wu-Tang) comme personne. — zo.