Troll Laissez-nous tranquilles
Chaque année, le dictionnaire consacre de nouveaux mots. La critique rap n’est pas en reste. Ces derniers temps, le terme « projet » est sur toutes les lèvres, et autant le dire de but en blanc : c’est gavant. Pourquoi ? Car ça fait partie de ces mots fourre-tout qui arrangent tout le monde. Plus besoin de définir précisément un objet artistique, le « projet » – terme consacré par la novlangue managériale – s’en charge. D’ailleurs, les journalistes de profession redoutent un pronom personnel pour les mêmes raisons : « On ». Car qui est « On » ? Lui aussi est indéfini, pas clair. Comme « les gens », il se donne des allures de vérité générale alors qu’il n’a que l’allure du flou. Or un journaliste a horreur du flou. Son information doit être précise. Qui est ce « On » ? Qui parle ? Voici la question qui serait posée par un scribouillard de l’ancienne école lorsqu’il voit un « On » apparaître dans un article. Si vous savez répondre à sa question, votre article sera retenu. Sinon, revoyez votre copie.
En 2020 pourtant, il y a eu un autre pronom personnel qui va me forcer dans quelques lignes à user de la première personne du singulier : son homologue du pluriel, le « nous ». Certes, ce « moi et les autres » a toujours été un travers de l’écriture consacrée aux œuvres artistiques. Je l’ai moi-même déjà utilisé, sûrement convaincu que mon lecteur devait partager mon enthousiasme. Mais entre usage littéraire et écriture mimétique, il y a une limite et cette année, elle a été allègrement franchie. Chroniques de disques, propositions d’articles pour L’Abcdr, thread sur Twitter, et même communiqués de presse, partout, il y a eu des artistes qui « nous ont livré tel projet » (sanglots), ou qui « nous emmènent dans leur univers » (crise de nerfs), quand ils ne « nous délivrent (pas) des rimes ciselées » (composez tout de suite le numéro des urgences psychiatriques), j’en passe et des meilleures (mon numéro de chambre à Saint-Anne est la 113, visite autorisée entre 11 h et 12 h, merci). Peut-être est-ce parce que j’ai passé l’année enfermé plusieurs mois SEUL dans mon appartement que je ne supporte plus ce pronom ? En tous cas, je l’entends comme le type que je ne connais pas et qui m’appelle « frère » d’emblée alors qu’il veut juste une cigarette. Mec, tu veux quoi ? L’amitié ou une clope ? Bon ben alors, prends cette roulée FRÈRE !
Puisque cela semble nécessaire, il faut rappeler que le pronom « nous » se définit ainsi : « Dans le langage commun, “nous” désigne plusieurs personnes, parmi lesquelles le locuteur. » Comme pour le mec qui me taxe une cigarette et m’appelle frère alors que je n’ai jamais partagé de ma vie un lit superposé avec lui, est-ce que j’étais là quand vous avez écrit votre chronique d’Odezenne ou de Népal ? Je vous tenais la main pendant que vous livriez votre âme aux enceintes de votre chaîne Hi-Fi ? Est-ce que j’étais là quand vous rédigiez votre communiqué de presse pour m’expliquer que tel nouvel artiste à la mode va m’emmener dans un univers dans lequel il y a des chances que je n’ai aucune envie de foutre les pieds ? Comment je pourrais être là alors que je n’ai même pas encore écouté ce foutu disque ? C’est la suite de votre « On est ensemble » ? Mais t’es pas ma copine poto, tout va bien, pourquoi il faudrait être ensemble ? Qui a peur d’être seul ? Vous qui écrivez ou ceux qui lisent ? Tu pleures, tu veux que je te prête un bout de tissu ? Non ? Alors remballez, votre came, vos berceuses, vos « nous » et vos romans. Car je vous en prie, c’est déjà assez dur pour moi de me passer un album de Zola. Donc si c’est pour me le présenter en me disant qu’il va « nous emmener dans ses délires », je vous en supplie, faites juste une chose : laissez-moi tranquille. Et ceux qui m’entourent avec. Ils sont parfois bien moins commodes que moi. — zo. (l’abeille)