Non fiction Drakeo the Ruler – Thank U 4 Using GTL
Thank You For Using GTL est un album important. D’abord parce qu’il signe le retour de DrakeO, leader charismatique de la Stinc Team et de la nouvelle scène californienne, et de sa nervous music parsemée d’histoires de cambriolages, de références mythiques et d’images inattendues. DrakeO crée une langue neuve, enrichie d’un slang codifié qui fourmille de trouvailles. Tout ceci est plus que nécessaire, à l’heure où le rap mainstream se distingue par son conformisme, et où les expérimentations se font rares et convenues. Ensuite parce qu’il s’agit d’un disque qui, comme l’expliquent très bien les camarades de chez fusilàpompe, incarne à merveille une certaine forme de gangsta rap tout en la subvertissant. Le procédé classique est inversé : au lieu de bomber le torse et de raconter des histoires de gang fictives tout en les faisant passer pour vraies, DrakeO prétend en permanence dissiper l’illusion. Il se réapproprie cette fiction et la signale comme fiction : « You think this Grand Theft Auto, huh? […] I think this Grand Theft Auto, bitch. » Les pistes sont brouillées en permanence et révèlent avec une rare profondeur la relation qui peut exister entre les lyrics d’un gangsta rappeur et la réalité à laquelle ils sont censés correspondre. « It might sound real, but it’s fictional / I love that my imagination gets to you / I’m a real n**** and you fictional […] / You fictional / It’s fictional / You fictional / Man, don’t worry ’bout this story ’cause it’s fictional. »
DrakeO prétend en permanence dissiper l’illusion
L’effet prend évidemment une tonalité dramatique si l’on tient compte du contexte d’enregistrement. Car cette fiction commercialisée par l’industrie du rap fait des victimes bien réelles, et DrakeO est l’une d’entre elles. Son milieu d’origine, ses fréquentations et sa musique ont fait de lui une cible pour un système judiciaire qui n’a eu de cesse de le surveiller et de le contrôler jusqu’à son incarcération à l’issue d’une procédure scandaleuse. C’est en prison qu’il enregistre cet album, avec la complicité du producteur JoogSzn qui lui faisait écouter des instrumentales au téléphone pour qu’il rappe ensuite. Dans les commentaires YouTube de ses chansons, certains fans réclament un nouvel enregistrement dans de meilleures conditions maintenant que DrakeO est libre. Ce serait une très mauvaise idée car l’album perdrait une partie de son sens.¹ Le rappeur californien ne cache rien de sa situation, et va jusqu’à laisser à la fin de chaque piste le message automatique du service de téléphonie prépayé GTL, pour Global Tel Link (dont le prix exorbitant fait scandale et relève de l’extorsion des familles des détenus, mais rapporte chaque année des millions au Los Angeles Sheriff Department). Cette contrainte donne en fait sa couleur à la musique de DrakeO : la pauvreté des dynamiques exprime une sensation d’étouffement, comme si la voix rauque du rappeur, filtrée par le combiné, résonnait sourdement de derrière les barreaux. Tout cela donne une autre ampleur au propos : « Man, everything is not real », affirme DrakeO dans « Fictionnal ». Certes, mais l’illusion a des conséquences, qu’on entend dans chaque syllabe de cet album carcéral. Le « genre » est d’ailleurs une triste tradition californienne, de X-Raided à Mac Dre en passant par C-Bo, mais DrakeO est incontestablement celui qui s’en sort le mieux. En fait, Thank You For Using GTL est probablement le premier excellent album à avoir été enregistré dans ces conditions. Enfin, et surtout, cet album a une urgence particulière, pour des raisons pécuniaires, mais aussi pour des raisons de survie médiatique, et de survie tout court. Faire parler de lui est devenu vital pour DrakeO, dont la situation n’a pas ému grand monde parmi les noms qui comptent dans l’industrie du rap. Aujourd’hui, DrakeO est libre, et rattrape le temps perdu : deux albums sont sortis en deux mois, et c’est une excellente nouvelle. — Léon
(1) Depuis l’écriture de ces lignes, Drakeo a en effet cédé à la demande populaire, et sorti Because Yall Asked, nouvel enregistrement de Thank You 4 Using GTL.