Il ne faut jamais croire un rappeur lorsqu’il dit qu’il arrête de pratiquer cette foutue musique. Après avoir annoncé il y a deux ans qu’il mettait fin à sa carrière d’indépendant farouchement solitaire, Scarz revient derrière le micro. Des signaux sur les réseaux sociaux avaient laissé entrevoir ce retour, puis un premier morceau en 2018 : « Tant qu’il est temps. » Cette fois, le Niçois passe à la vitesse supérieure et présente « Cœur brave », deuxième extrait d’un EP à venir. Il sera intitulé Mélancolie en eaux calmes. Un titre à l’image du rap de Scarz et de son évolution, vers une vie plus simple, plus humble et faite des leçons tirées de nombreux bilans. À noter aussi une chose rare ces dernières années : le Rapologist rappe sur un instru qu’il n’a pas produite. Elle est signée Boger et le rappeur y promet qu’il ne changera pas. Après plusieurs années de discrétion, l’auditeur ne pourra que le confirmer. « Cœur brave » est du Scarz pur-jus : déterminé, intègre, « méfiant et solitaire ».
Sidekicks
1999, un groupe d’Aulnay-sous-Bois publie son premier maxi. Son nom ? La K-Bine. Skalpel en était et vingt ans plus tard, il est toujours derrière un micro. Avec le groupe Première Ligne évidemment, mais aussi en solo. Et chez Skalpel, la notion de solo est étroitement liée au partage. Que ce soit à travers le militantisme, ses concerts, les beatmakers qui l’entourent ou tout simplement les featurings qu’il partage sur ses disques, le collectif le motive plus que tout. Alors pour fêter ses 20 années de rap, le MC aulnaysien, désormais établi dans les Deux-Sèvres, sort un disque de 17 pistes dont 16 accueillent des invités. Pour avancer grouper, ils sont plus de trente à avoir répondu présent sur des productions de Raan, Many The Dog, Tideux, Kheyzine ou Slhigh Kut. Parmi eux, il y a évidemment la garde rapprochée : E.One, binôme de Skalpel au sein de première ligne, mais aussi VII, FL-How ou Sitou Koudadjé. Mais Billie Brelok, Mod Efok ou encore Kaïman l’Animal sont aussi à croiser au détour de la tracklist de ce disque sobrement intitulé #Featuring. Et si « réunir des gens derrière une cause est bien plus difficile que d’insulter des mères », nul doute que tout ce beau monde a répondu immédiatement présent pour kicker dans le plus pur esprit d’un cypher underground. « J’suis dans le game du sous-sol » comme le dit E.One sur « Splinter ».
Commençons par des listes. Ses pseudos d’abord : Monsieur Xavier, Frank Sinatrax, l’Abbé Xanax, Xanax tout court. Les groupes et artistes avec lesquels il a joué ensuite : Les Svinkels, évidemment. Le duo qu’il forme avec Fred Lansac : Les Professionnels. Le collectif de La Fondation Métisse, celui de Qhuit, et un début de carrière auprès de THC. Il y a aussi les featuring avec Chéravif, A2H, mais aussi Mozesli, Cosmo Vitelli ou Ark ; sans parler des connexions avec la Malka Family et la scène funk parisienne. Et pourtant, Xavier, de son prénom, a toujours été le plus discret et le moins mis en avant des Svinkels. Ce n’est pourtant pas le moins doué. Si ses prestations au micro, du genre de celles du « mec tellement aigri qu’il a fait pleurer le diable », ont toujours contrasté avec les jeux de mots et la folie de Gérard Baste et Nikus Pokus, celui qui tendait l’oreille savait que celle de Xanax était sûrement la plus musicale du Svink’. Xavier a un CV qui parle pour lui, parsemé de passages chantés qui cachent un sérieux potentiel, et un passif funk et house à lire entre les lignes du début de cette courte chronique. Et pour instiller cette touche chaude et funk qu’il cachait au sein du Svink, Xavier a travaillé son premier album solo avec Drixxxé. Adepte du sample chaud, probablement le plus grand fan parisien de Sly and the Family Stone, l’ancien producteur de Triptik est derrière une bonne moitié de l’album. Il s’appelle Sprayed Love. Xavier en fêtera la sortie ce 19 octobre au Café de la Danse à Paris, avec des sidemen de luxe pour l’accompagner, et au moins deux guests indispensables : A2h et les Svinkels. Des places sont à gagner sur nos réseaux sociaux, et promis, ce ne sera que de l’amour.
La carrière de Michael Troy est une fascinante énigme. Alors qu’il rappe depuis plus de trente ans, il est cantonné à un succès d’estime conforté par l’admiration de ses pairs. Microphone Mike, à ses débuts, a gravité autour de N.W.A. Il est cofondateur du groupe Freestyle Fellowship dont le second album participera à la déconstruction de la rime à 4 temps. Il brille au Good Life Café, faisant de ce lieu mythique de Los Angeles l’antichambre du Project Blowed et d’une école West Coast audacieuse et diablement inventive. L’an 1995 n’a pas encore sonné et Myka 9 est déjà un MC inimitable. Inimitable, mais aussi insaisissable. À l’image de son flow en somme, qui est une seconde structure rythmique à lui tout seul, une partition de soliste pouvant, pour une fois, être réellement comparée à la virtuosité jazz. Myka ne se privera pas de cette comparaison pourtant généralement galvaudée. Mieux, personne n’a jamais trouvé qu’il en faisait trop lorsqu’il la cultivait lui-même, avec sa voix caractéristique, capable de s’étendre comme la courbe d’une onde d’effet papillon autant que de s’avérer d’une douceur remarquable jusque dans son gimmick « it’s all love. » En bref, Myka 9 est un être musicalement à part. Mais il est aussi l’incarnation de ses talents tellement insaisissables qui, avec les années qui passent, sont de moins en moins exposés malgré une productivité sans égale. Mal distribuées, en binôme avec des artistes talentueux mais sans aucune exposition, les œuvres de Myka n’ont jamais eu la visibilité qu’elles méritaient, particulièrement ces dernières années. Chez lui, le chemin de carrière est évanescent. Mais peut-être est-ce bien cela qui préserve son talent ? C’est en tous cas son don pour les flows chimiquement purs que le label Rayon du Fond met en avant un travers un mix d’une trentaine de morceaux. Slurg, également DJ résident de L’Abcdr, y condense soixante-dix minutes durant le génie de Michael Troy. Un acte nécessaire pour figer dans le marbre ce qui est si difficile à décrire. Un disque redoutablement bien mixé, au packaging et à l’artwork magnifiques, pour un MC dont on avait dit que même s’il disperse son talent comme des poussières célestes, ses prouesses verbales défieront toujours la loi de Newton.
Voilà au moins cinq ans qu’un collectif – au sens fort du terme – indépendant, calé entre Marseille et Paris nord propose une musique singulière en France, notamment sur la plateforme préférée des diggers de moins de trente-cinq ans, SoundCloud. C’est le SUMMUM KLAN. Les blazes des uns et des autres suffisent à indiquer les influences : le K du Raider Klan, les $ de A$ap… La trap undergroud états-unienne parfois mâtinée de punk-rock et surtout de basses saturées, l’imaginaire et le style qui vont avec. Le titre, Blue Flame, convoque-t-il la flamme des drogues conçues au même endroit que ces musiques ? Le nom d’un stripclub sudiste ? Peut-être aussi, un feu différent des autres, à la couleur froide mais paradoxalement le plus chaud : les superlatifs font partie de l’imaginaire du Klan, le « 8848 » accolé à leurs pseudonymes, titre de leur première mixtape – suivant le goût pour les symboles et les chiffres ésotériques qui caractérise un pan de notre rap français souterrain – désigne la hauteur en mètres du plus haut sommet du monde, l’Everest. Mais n’y voir qu’un calque francisé de ces tendances outre-atlantique serait injuste, même si la fascination wannabe des rappeurs français pour l’attitude et la musicalité états-uniennes fait partie du jeu – ce n’est pas le fils d’Akhenaton qui dirait le contraire. Ce serait encore plus faux pour ce deuxième EP, sorti après SSR en 2018, celui-ci entièrement produit par Rolla (également à l’œuvre, entre autre, dans le très bon Le son d’après de Lala &ce). Blue Flame laisse place à plusieurs producteurs proches ou appartenant au groupe ; la première partie surtout, choque par sa douceur capitonnée, propre, l’usage « cloud » impeccable de l’auto-tune, des ritournelles en refrain qui restent gravées en tête dès la première écoute (« Dans le Koeur » particulièrement) et qui sonnent plutôt « rap français ». La deuxième renoue davantage avec la noirceur saturée des projets précédents. SUMMUM KLAN condense donc une connaissance pointue d’un des pans les plus originaux de l’indépendance états-unienne – et pas que, son goût pour l’insolence stylisée, avec une exigence de sonner unique qui pointe le bout du nez. Il a d’ailleurs fallu un an de travail pour que ce deuxième projet voit le jour. Là où les cousins de Lyonzon sur En attendant la popance (dont deux des membres, Azur et Jolly, « celui qui rappe en italien » pour les nouveaux, sont en featuring) s’affichaient résolument comme tenants du no-melody, le Klan fait coexister mélodies, chantonnements nerveusement chuchotés et certains titres plus fidèles à l’esprit banger, tels que « Klap Klap ». Etrangement, Blue Flame donne la sensation d’une musique innovante et familière à la fois, exigeante et accessible, souterraine et, par moments, faite pour briller.
Brutal 2, le rap augmenté d’Ikaz Boi
Sur la scène rap français, il plane sans trop faire parler de lui. Ikaz Boi est un homme discret, qui revient par intermittence, pour livrer sa musique dans les crédits d’albums de certains rappeurs dont il se sent proche (Damso, 13 Block, Hamza) tout en ne donnant jamais trop d’indices sur la suite de ses projets. Et si on l’entend peu, sa musique parle plus souvent pour lui : c’est tout le sens de Brutal 2, deuxième projet solo du producteur originaire de La Roche-Sur-Yon qui permet une nouvelle fois de se plonger dans les multiples nuances de la musique d’un musicien aussi taiseux qu’il peut être riche dans ses inspirations. Déjà salué par le milieu pour l’exigence (sans doute un peu trop poussée) de son Brutal sorti l’année dernière, Ikaz Boi semble maintenant vouloir livrer une version améliorée de ce que présentait son dernier projet : un disque pointilleux mais accessible, aux multiples invités, qui tente de garder une certaine forme de cohérence musicale à travers ses productions. C’est un peu ce que l’on ressent à l’écoute du son froid, synthétique, et efficace de Brutal 2, qui tente aussi de faire quelques détours plus exigeants le temps de quelques notes de samples jazz (« Code 46 ») de cordes discrètement chippées à la musique de chambre (« Soliterrien ») ou d’invités pour la plupart extrêmement inspirés, à commencer par les membres de 13 Block, ici séparés sur trois morceaux différents faisant office de moments clés du projet. S’il fallait globalement résumer la trajectoire d’Ikaz Boi, on pourrait parler d’exigence : celle de faire sa propre musique, tout en la partageant uniquement avec des artistes qu’il affectionne, loin des autres et de l’hyperproductivité ambiente. La qualité de ce nouveau Brutal semble au final lui donner plutôt raison sur ce point.
En 2003, Gang Starr nous laissait en plan avec The Ownerz (littéralement « Les Proprios »). Un dernier album comme un chant du cygne pour un duo légendaire. En faisant exception de No More Mr Nice Guy, DJ Premier et Guru ont défini de Step In The Arena à Moment Of Truth une partie du son new-yorkais et donné leur lettre de noblesse au « boom bap », ce genre paradoxalement adulé puis décrié dans les décennies suivantes. « Eulogy » clôturait leur discographie sur un tour d’honneur aux soldats disparus. Jam Master Jay, Big L, Left Eye, Aaliyah pour les plus connus parmi tant d’autres plus confidentiels. « Some get caught up, others are innocent victims. All I know is they were close to us, and that we miss them » : sept ans plus tard, ces dernières paroles de Guru allaient malheureusement trouver écho avec son décès des suites d’un cancer.
Et puis il y a quelques semaines, alors que plus personne ne l’attendait, Preemo a gentiment redémarré la machine. Un tweet et un message vocal de Nas façon « Aight Chill », morceau de leur album Hard to Earn en 1994, ont rallumé les braises. Quelques heures plus tard, ce sera le premier single-coup de feu venu d’une autre époque qui déboulera. Gang Starr feat. J Cole. Des notes de piano bouclées par les mains expertes de Chris Martin, ses scratchs inimitables, le timbre de velours de Keith Elam et ses rimes éclairées. Pas de doute, ils sont revenus comme si ils n’étaient jamais partis. Aujourd’hui, le clip fait surface, introduit par des images d’archives de 2003 et un montage d’anciennes vidéos et photos du duo. Réalisé par Fab 5 Freddy, on y aperçoit le fils de Guru, témoin des seize ans passés entre The Ownerz et ce nouvel album. Et Guru semble être ressuscité de parmi les morts. On se surprendra sûrement à remuer la nuque comme la première fois où l’on a glissé une galette de Gang Starr dans le poste radio de sa première bagnole. La meilleure madeleine de Proust de cette saison. La magie est intacte et c’est de bonne augure pour l’album à venir. Les diamants brillent pour toujours. « Comme la famille et la loyauté ».
Détrompez-vous. Annoncé comme le premier titre de Lous and The Yakuza, « Dilemme » ne marque pas le début de carrière de la jeune femme. Forte de plusieurs EPs, de centaines de morceaux enregistrés et de nombreux lives, l’artiste belge – chantant précédemment simplement sous le nom de Lous – a forgé son identité musicale en pratiquant. En ajoutant « and The Yakuza » à son patronyme, Lous a fait le choix de mettre en avant ceux sans qui chaque morceau ne serait pas ce qu’il est, les techniciens de l’ombre, producteurs et musiciens. En plus de dévoiler les différentes couleurs de sa palette artistique, les six actes musicaux mis en ligne sur son compte Instagram servent à présenter les membres de son clan. Car celle qui répète dans le refrain de « Dilemme » qu’elle vivrait seule si elle le pouvait, est plutôt bien entourée (Krisy « De La Fuentes », Negdee, Yseult…). Marquée au front comme le déclamait Damso sur « Kiétu » – Lous apparaissait à ses côtés dans le clip de « Bruxelles Vie » – l’autrice, compositrice et interprète façonne sa musique avec toutes ses composantes. Dure et raffinée, généreuse et misanthrope, elle refuse de choisir et peint de sa voix douce et habitée les différents traits de sa personnalité. Entre vie de château et réalité brute, le clip de « Dilemme » en est une très bonne représentation visuelle.
Souvent critiqués, mais systématiquement scrutés, les classements font toujours parler. L’Abcdr peut vous en dire quelque chose puisque lorsqu’en 2009, la rédaction avait demandé à ses lecteurs de choisir les 100 classiques du rap français, il était difficile d’imaginer que que dix ans plus tard, les résultats seraient encore diffusés, repris, cités et retweetés. C’est pourtant ce qu’il s’est passé. Et c’est tout ce que l’on peut souhaiter au boulot fourni par nos confrères du site Le Rap en France. Ces derniers se sont penchés sur la décennie mal-aimée du rap français : celle des années 2000. Elle est pourtant d’une richesse incroyable et pour le prouver, le magazine en ligne a demandé à plusieurs rédactions spécialisées (dont la nôtre !) de voter pour sélectionner et classer les albums majeurs parus entre le 1er janvier 2000 et le 31 décembre 2009. Un classement contextualisé et remis en perspective à découvrir à travers un mini-site. Une mise en valeur d’un certain patrimoine du rap français, sur laquelle discuter pendant des heures, comme tout bon acharné de rap !
Aux deux six de son département, Kyû 999 en ajoute un, faisant des Pyrénées Orientales le terrain « 666 ». C’est là le nom du titre introductif de son EP fraîchement sorti : Ange Déchu. Jack, puisque c’est ainsi que le rappeur se présente au long des cinq titres de ce projet, enfile sa lampe frontale et ses cornes de jeune démon pour une visite dans l’obscurité des ténèbres. Les références à une entité diabolique supérieure pullulent dans ses textes, Baphomet devenant le bouc émissaire à toute les déviances d’un artiste qui s’arrache le cœur et remplace les tenders par des poussins morts dans son bucket. Fantasmagorique à souhait, Ange Déchu est la mise en scène de la « perversité infinie » de son auteur qui prend un Malin plaisir à rendre hommage au Sheitan devant l’autel Iblis.
Certes globalement noire, dans la lignée du son de Memphis, la musique de Kyû 999 ne se cantonne pas à une idiote ode infernale, elle regorge aussi de petites références bien senties et d’un second degré évident. Ainsi la seconde partie du titre « Névrotique » est une respiration ironique, parodie de disco totalement infantile, sortie de l’imagination d’une raclure qui « pisse sur la table, ne sait pas se tenir », mais qui pense aussi être « l’enfant seul dont parlait Oxmo. » Intégralement produit par le rappeur lui même, cet EP est disponible sur les plateformes habituelles et mérite bien ses vingt minutes d’attention.