Sidekicks

C’est une coïncidence à la fois heureuse et malheureuse. Il y a quelques jours, JP Manova faisait part de sa tristesse, partagée par beaucoup, à l’annonce de la mort brutale de Kobe Bryant avec neuf autre personnes dont sa fille Gianna dans un accident d’hélicoptère. « Kobe était pour moi l’une des plus fortes identités que j’ai connu en terme de leadership », disait-il, entre autres choses, dans un post sur sa page Facebook. Le rappeur aime les figures inspirantes au destin remarquable, et il faut croire, tragique. Alors, racontait-il dans le même post, il avait écrit et composé début 2019 un morceau racontant le dernier match du Black Mamba le 13 avril 2016 contre les Utah Jazz. Un match clôturant sa carrière, pendant lequel il s’est sublimé en inscrivant 60 points à lui seul et en renversant le cours du jeu dans le dernier quart-temps pour finir sur une dernière victoire avec ses Lakers.

JP Manova raconte cet exploit dans « Le Dernier match de Kobe », morceau qu’il a décidé de sortir en dehors de toute promo. Un hommage pour la beauté du geste, « dédicacé à celles et ceux qui kiffent, que le sport a ému, a changé, a passionné ». Le morceau respire tout à la fois la tradition des matchs regardés au bout de la nuit par les fans français de NBA, mais aussi le talent de narrateur lumineux de JP Manova. Il y raconte le match comme « une pièce de théâtre », où l’exploit du défunt basketteur devient l’incarnation de l’abnégation et du dépassement de soi. Hasard ou vue de l’esprit, la production signée par Manova lui-même rappelle celles signées par Just Blaze pour le jeu vidéo NBA Street Vol. 2, sur lequel nombreux sont ceux à s’être usés les pouces pour caler un alley-oop à la version virtuelle de Kobe. « Merci pour la niaque, je n’oublierai pas, c’est promis », glisse Manova à son idole. Nous non plus, et ce morceau nous rappelle pourquoi de la plus belle des manières.

Humain ou machine, détachement ou passion, coeur froid ou ardent. Tout au long de sa discographie, Laylow n’aura cessé d’explorer ces questions dans leurs moindres recoins dans ses morceaux. Dans son versant sentimental (Digitalova, .RAW) puis dans une forme plus désincarnée sur .RAW-Z, disque dans lequel le Toulousain, écoeuré par la laideur des homme, semblait abandonner ses émotions humaines pour tenter de se muer en être de fer. Un rap de mutation(s) que l’on ressent encore plus sur « TrinityVille », nouvel extrait d’un premier album qui semble annoncer la forme finale de Laylow : celle d’un artiste aussi sûr de ses capacités qu’il peut être traversé par des sensations aussi intenses que complexes. Composé par son producteur attitré Dioscures ainsi que Sofiane Pamart, « Trinityville » raconte ainsi sur des lignes synthétiques glaciales les aspirations de Laylow : réussir à tout prix, sans se laisser distraire par les nombreuses émotions qui pourraient le dévier de sa route tout en couchant sur trois minutes le virage (déjà bien cerné sur « Megatron ») que sa musique semble vouloir prendre. Une oeuvre froide et sensuelle, détachée mais pas insensible, exigeante dans tous ses domaines. De quoi espérer voir sur long format la meilleure version de Laylow : celle d’un rappeur au coeur en béton armé définitivement prêt à corrompre la matrice, les phares braqués sur la ville.

Lorsqu’il faut sortir les temps forts de Codé, dernier album en date d’Arm, il est difficile de faire un choix tant chaque piste a son propre pincement émotionnel. Bien sûr, il y a « Collatéral », introduction de 3 minutes marquée au fer rouge d’une urgence nocturne. Évidemment, il y a « L’Apparition des masques », grondement tribal final qui prolonge cette ligne d’un autre rappeur : « renverse le monde, il se pourrait que tu y trouves du sens. » Mais il y a aussi deux temps forts, qui se suivent sur l’album, et qui depuis quelques jours ont enfin leurs deux clips à regarder à la suite. « On a », conscient que la vie est faite de moments suspendus fragiles avec ses thématiques à boire au tesson, dévoile un Arm intime, apaisé, recentré sur sa famille, son entourage. « Pas le temps de gratter le feat. qui va bien » dit-il au détour d’une ligne portée par la présence de ses enfants. Et pourtant, à la suite, il y a un bel et bien un featuring. Mais de ceux qui ne sont ni un business, ni une case à cocher sur un cahier des charges. Non, le featuring qui rassemble Arm et Vîrus fait partie de ces combinaisons de MCs qui rappellent que le rap est un trésor. « Cap gris » et sa ballade à quatre roues associent la chimie aérienne du rappeur rennais aux fulgurances de son homologue rouennais. Une alchimie hors du temps, à décoder sur scène à partir de ce mardi soir à Paris, puis pour quelques rares dates en France.

Il y a près d’un an, Izen et Jorrdee mettaient en ligne le clip « Sac de frappe », présenté comme étant le premier extrait du projet Agressive Distorsion. Cela aura pris du temps, mais la promesse est tenue : l’album du beatmaker Izen est désormais disponible. Le Lyonnais a composé une bonne dizaine de productions toutes plus synthétiques les unes que les autres. Dans un registre sonore agressif, étouffant, il développe son univers musical accompagné d’une brochette d’interprètes finement sélectionnés, pour la plupart issus de l’axe Lyon-Annecy-Genève. C’est Luni Sacks qui ouvre le bal avec « Larsen » : « J’raconte d’la merde comme Internet, toi tu racontes ta merde sur Internet, tu fermes ton cul dans la vraie vie. On les connaît, j’sors d’chez moi j’entends trop d’conneries et du London drill, là je renais, continuez à faire les gros gorilles j’crois qu’on n’a pas encore assez gole-ri ! » Le titre donne le ton strident du projet qui n’est pas qu’une compilation de productions assommantes.

Ce sont onze pistes qui ouvrent des brèches, proposent des chemins et s’inscrivent dans une démarche artistique pleine. Tous les protagonistes ont des références communes, leur musique répond à un besoin constant d’innovation et ils incarnent une partie de la très effervescente scène « digi » : Retro X, Yung Home, Henri Premier, Yung Tarpei, Sawmal… Autant de rappeurs/chercheurs/savants fous qui se sont affranchis de tous codes et limites. Les réunir sur un projet fédérateur était une brillante idée à double titre. D’une part, Agressive Distorsion constitue une porte d’entrée vers la discographie des uns et des autres ; d’autre part l’univers de chacun ne pouvant pas être spontanément qualifié d’accessible, le format du projet permet un juste dosage qui empêche la saturation pour le novice. Collectif et très équilibré, l’album dure à peine plus d’une demie heure, et peut être écouté sur les plateformes habituelles.

« J’veux juste faire ma zik et la faire écouter sans me vendre moi, paraît que mon image est trop négative, j’dois la développer : j’suis dans la chambre noire. » En une phrase issue du morceau « Comment » Perso du Turf synthétise son art avec justesse : en marge des tendances et du jeu, à l’ombre des médias, passionné et investi, jamais travesti. Les concessions ne sont pas son fort, le rappeur sudiste est fidèle à son style, moins en phase avec son époque qu’avec ses valeurs. Sa dernière sortie en date, Chambre Noire, se compose de huit titres purement et simplement rap. Au centre du projet : bons mots, grandes rimes, acrobaties verbales. Taquin avec la jeunesse et la new school (« Les kids naïfs jouent la street life, QI à deux chiffres, c’est écrit sur leur gueule comme Six Nine… »), loin du mainstream (« Pour toi les plus gros vendeurs sont les big boss, moi j’trouve pas mon bonheur dans les billboards »), Perso rappe pour rendre à chaque lettre sa noblesse, aux i leurs points et aux T leurs barres.

Les lignes bien senties s’enchaînent sur des prods de Just Music Beat, et ce projet dégage l’atmosphère d’une vieille sale de boxe que les nouveaux complexes sportifs n’ont pas encore fermée. On cogne, on sue, on s’aide, le matériel est désuet, l’isolation imparfaite, mais c’est un sanctuaire gardé par ses fidèles que nul habitué ne veut voir disparaître. Sur les murs, les images renvoient à aux grandes heures, comme celles qui pullulent dans les couplets du MC, qui convoque nombre de références au fil de Chambre Noire, en écoute sur toutes les plateformes habituelles, et disponible à l’achat sur Bandcamp.

Un bébé violet baptisé dans l’eau sombre des plages sétoises, c’est le retour de Jorrdee avec des branchies et les mains qui gesticulent à la lumière d’un phare. Il y a quelque chose de mystérieusement accablant dans l’équilibre entre les fredonnements du rappeur et la poésie des images tournées par Anaïs Tohé Commaret (déjà à l’oeuvre sur « Le Soleil de Paris » de Retro X) et Nicolas Jardin. Un clip envoûtant, produit par Sahara Records et Mauvais Sang.

On avait laissé Swing il y a deux ans maintenant avec Marabout : un premier disque où le jeune rappeur belge, membre de L’Or du Commun, s’offrait une parenthèse en solo pour explorer des thématiques personnelles, entre déception amoureuse, réflexion sur ses origines, et regard distant sur le monde qui l’entoure. On le retrouve maintenant avec encore plus de coffre et de profondeur. C’est ce que laisse entendre « Gris », deuxième extrait de ALT F4, nouvel EP dans lequel le Bruxellois semble encore plus se plonger dans une certaine forme d’introspection. Composé par Krisy/DeLaFuentes, le morceau joue la carte de la mélancolie dans ses arrangements comme dans ses thématiques, Swing y évoquant tout du long les tourments qui habitent son esprit, sur des notes de piano cinématiques et pesantes. Plus chantée que d’habitude, sa musique devient plus émouvante et les thématiques qu’il évoque encore plus fortes, particulièrement sur ce « Gris », annonciateur d’une belle transition musicale pour Swing, garçon sensible certainement pas comme les autres.

2020 sera-t-elle l’année d’un nouvel album d’Ali ? C’est ce que le cycle habituel exige, puisque l’ancien Lunatic a habitué son public à livrer une nouvelle sortie tous les cinq ans depuis Chaos & harmonie en 2005… Les espoirs sont légitimement permis. Quoi qu’il en soit, s’il est un artiste discret, Ali fera une apparition scénique la semaine prochaine à Paris, à l’occasion d’un beau plateau dont l’Abcdr est partenaire. L’association La Familiale organise effectivement son concert « Parle à ma plume » et donne le micro aux lyricistes dans l’enceinte du Punk Paradise (onzième arrondissement). Ce mardi 14 janvier se succéderont donc Ali & Geraldo, Vîrus & Dj Blaiz, Ismaël Metis, et Ryaam. Les festivités débuteront à 20h et seront aussi l’occasion d’un open mic. Toutes les informations complémentaires sont à retrouver sur la page Facebook de l’événement où vous trouverez également le lien pour acheter vos places. Mais L’Abcdr vous propose également de gagner quelques places sur ses réseaux sociaux : Facebook et Twitter. Deux paires d’invitations sont en jeu !

Pas la peine de se mentir : en général, les collaborations entre la France et l’Amérique sentent l’argent. « Combien ? », c’est ce qui sort de la bouche de l’auditeur français lorsqu’il découvre un featuring venu d’outre Atlantique dans la tracklist de l’un des albums qu’il attend de pied ferme. Difficile de lui donner tort : rares sont les véritables projets artistiques. Le label Junkadelic Music fait office de démenti à cette idée reçue en VIP à l’Aéroport Charles de Gaulle. En partenariat avec Beatsqueeze Records, la maison de Junkaz Lou poursuit sa longue histoire d’amour transatlantique avec Kool Keith.  Il s’agit d’un 45 tours intitulé Wood Grain Panels. Un disque made in France, que les fans du plus grand schizophrène rappeur seront heureux d’entendre. Kool Keith n’est pas qu’un vétéran, c’est un créateur au style unique  depuis plus de 30 ans.  Ugly Beer et Mister Modo se chargent de le rappeler sur la face B de ce maxi, avec un remix que même ceux qui ne collectionnent pas les vinyles pourront toujours retrouver avec plaisir ici

En sortant « J.M.U.A.Z » à la fin du mois de décembre 2018, Zuukou Mayzie s’est tristement retrouvé parmi les absents du bilan annuel de l’Abcdr. Son album y avait pourtant toute sa place, et c’est d’autant plus vrai qu’un an après, il s’écoute avec toujours le même plaisir. Aucun album du BG du 667 ne figurera non plus dans notre rétrospective 2019, et pour cause… il n’en sortira pas ! En cette fin d’année, Zuukou propose ce qu’il appelle une saison, faite de dix épisodes. Chaque épisode est bien sûr un morceau, parfois mis en images, et sept d’entre eux sont déjà sortis.

La saison commence avec « Cerf volant », un morceau aussi doux que triste, ode à l’oubli de soi et évasion artificielle par delà les nuages. Produit par Y de OffTheWall, le titre s’inscrit dans la lignée pop (fine et délicate) de « J.M.U.A.Z », tout comme l’épisode deux, « Pretty Boy » alliant rap et chant, agrémenté d’une voix féminine. Certains des titres qui leurs succèdent sont eux plus directs, plus classiques, à l’instar de « Tarantino » ou « Docteur Lulu » le dernier en date, dans la pure tradition 667 avec Osirus Jack en guest. C’est un épisode de Strip Tease tourné en direct du piège, basse ronflante dans une dope house, télé allumée sur les dessins animés, PDF conspirationnistes ouverts comme la bouteille d’Euphon sur la table, ouverts comme Zuukou et Osi’. Si le collectif se fait appeler La Secte, Zuukou Mayzie, invité par Clique il y a peu, est là pour rappellre qu’elle n’est pas qu’une nébuleuse obscure et inaccessible, loin s’en faut.