Sidekicks

Il y a deux ans, Zippo se battait avec un détachement mordant contre les « robots » et démontait, un album durant, les artifices d’un monde qui va droit dans le mur. Aujourd’hui, après une période de relative discrétion, l’ancien du Pakkt ne décrit plus le paradis perdu, mais le moral de ses enfants. Le titre s’appelle « Charbon blanc », et d’une certaine manière, il réactualise « Les Rêves qui partent en fumée » d’ATK. Ce couplet des illusions rayées de la carte des possibles, c’est avec Greenfinch, pourvoyeur régulier de productions au rap indépendant français, que le rappeur niçois le rejoue. Sauf que chez lui, la mélancolie prend les atours de l’aigreur. Celle d’une génération qui a choisi d’arrêter la boxe pour préférer s’inscrire à un stand de tir. Il y a quelques années, Zippo rappait : « ils disent que je renonce, en fait je refuse ». Aujourd’hui, il semble abdiquer pour préférer flinguer à tout va, y compris sa propre caboche. C’est débité sans filet, les schémas de rimes mutent et s’alternent pour donner une impression d’arythmie nerveuse sur un beat ternaire. Le Z estime qu’il n’y a plus rien à débattre et ne tente plus de rebattre les cartes. Il en dévoile juste les dessous, du point de vue de ceux qui n’auront plus la chance d’avoir la main. Mi plaidoirie pour les cerveaux qui disjonctent, mi réquisitoire contre ceux qui ont changé l’époque et les règles du jeu, « Charbon blanc » est de ces morceaux plein de désillusions destructrices. Ceux où les rares « sourires ne sont plus qu’une façon de montrer les dents. » De la force pour les frères qui font grise mine.

Au gré des interviews menées par l’Abcdr depuis vingt ans, il y a des références qui reviennent inlassablement. Parmi elles, il y a une émission radio : le Deenastyle. Dans l’histoire du rap français, le programme de Radio Nova est, aux côtés de quelques radios locales, le tout premier espace radiophonique à diffuser du rap. Dee Nasty y officie aux platines, Lionel D y est le Maître de Cérémonie. Pour beaucoup de gamins des années quatre-vingt, l’émission est une porte d’entrée sur le rap et la culture hip-hop. Pour les pionniers du mouvement, elle est un rendez-vous incontournable. Qu’ils soient collégiens ou jeunes rappeurs, nombreux sont ceux derrière leur poste à en enregistrer chaque épisode sur K7. Au moment où il suffit de déverrouiller son téléphone pour entendre du rap, ça n’a peut-être l’air d’être rien. Mais la réalité est celle-là : Dee Nasty et Lionel D étaient les premiers grands éclaireurs de cette musique. DJ Duke, Cyanure, Rocca, DJ Scribe, Odas, tous ont un moment ou un autre mentionné dans les colonnes de l’Abcdr comment le Deenastyle avait, d’une façon ou d’une autre, participé à crédibiliser la possibilité de faire du rap en français pour eux. C’est donc avec une triste nostalgie que toute une génération a appris le décès de Lionel D. Le premier MC français à officier en direct sur les ondes est parti soudainement dans la nuit du lundi 24 au mardi 25 février, dans l’anonymat d’un hôpital londonien. Il laisse à ceux qui l’ont côtoyé le souvenir d’une personne humble, généreuse, et peut-être même trop gentille pour un rap français qui mettait tout juste les pieds dans l’industrie et perdait sa naïveté. Maitre Madj se souvient d’un « MC qui a tant fait pour le développement de la culture Hip-Hop en France (…), animé par ce souci de pousser les gens pour lesquels il avait un tant soit peu d’estime. » Sear de Get Busy déplore « la malédiction des pionniers » pour quelqu’un « qui avait tant œuvré pour cette musique depuis le début des années 1980, pour finalement se retrouver petit à petit sur la touche ». Si les disques qu’il a sortis au tournant des années 1990 n’ont pas rencontré un franc-succès et que Lionel D a trop vite été jugé has-been, c’est pourtant grâce à l’émission qu’il avait construit avec Dee Nasty que de nombreux auditeurs ont entendu pour la première fois des rappeurs qui allaient devenir des légendes. Alors qu’aucun d’entre-eux n’avaient encore sorti d’album, MC Solaar, NTM, Assassin, Stomy Bugsy ou IAM, tous ont rappé sous l’égide du MC du Deenastyle. L’héritage de Lionel D c’est finalement ça : la magie de l’éphémère, celle des freestyles, des micros ouverts, de la scène et de la radio. Un paradoxe précieux, que l’Histoire, trop attachée aux moments de grâce discographique, n’a pas assez reconnu. Alors pourvu que l’appel de Dee Nasty, son frère de son, soit entendu. Dignement.

Il y a un peu moins de trois ans, un indice nous avait été glissé discrètement : IWASVERYBAD. Réalisé par le rappeur du Maryland, IDK, la moitié de cette pépite conceptuelle d’un gamin de bonne famille, qui, après ne pas avoir écouté sa mère se retrouve en prison à cause des mauvaises fréquentations, était composée par le producteur Kal Banx. Inaperçu dans le paysage musical et dans les noms en vogue de production outre-Atlantique, le bonhomme a fait son chemin et l’année 2019 a été une sorte de concrétisation. Tout d’abord, trois apparitions électriques sur la compilation de Dreamville, Revenge of the Dreamers III. Encore trois sur DIE FOR MY BITCH de Baby Keem. Deux sur Brandon Banks de Maxo Kream. Et d’autres placements par-ci, par-là, qui font état d’une palette variée, riche, allant d’un type beat à la Pi’erre Bourne ou d’une boucle samplée de façon chirurgicale toujours avec une sélection de drums imparables. Signé depuis peu sur le label Top Dawg Entertainment, dans cette nouvelle décennie qui commence, l’intéressé sera certainement un maillon intergénérationnel intéressant à observer. Nous avons réuni ses plus belles réalisations de 2019 dans une playlist, à retrouver sur Spotify et Deezer.

Ça tient à rien, un plaisir d’auditeur. Comme quand deux des plus fins rimeurs actuels décident d’envoyer, juste pour le sport, un egotrip sur une prod inscrite au patrimoine du rap hexagonal. Pas un typebeat, ni une face B cainri, ni un instru français trop cramé ou évident. Alpha Wann et Infinit’ rappent donc sur l’instrumental de DJ Mehdi qui ouvrait Les Princes de la ville en 1999, version plus musclée de la prod du « Têtes brûlées », titre caché en toute fin de Ni barreaux, ni barrières, ni frontières un an plus tôt. Karim et Alpha ne miment pas les échanges en passe-passe de Rim’K et AP, mais rappellent pourtant les rappeurs de Vitry par leur complémentarité dans ce mélange de nonchalance et de pugnacité. Infinit’, dont on attend cette année Ma Vie est un film 2, étale son insolence habituelle (« cocktail Molotov avec le drapeau d’une mairie ») ; Alpha Wann, sa sentence non-consensuelle (« le public veut du consistant : y’a que d’l’eau et du pain sec »). Si ce n’est pas leurs démonstrations les plus fulgurantes de ces dernières années, ce petit match de gala sans fioriture est parfait pour rappeler, si c’était bien nécessaire, leurs qualités de performers, et surtout qu’il existe encore des rappeurs soucieux de faire briller l’héritage du rap français.

Le clip commence par un contre-pied, avec quarante-cinq secondes de chant traditionnel et de kora, assurées par le guinéen Sekou Kouyate. Et à bien considérer, ce qui suit est aussi un contre-pied pour ceux qui s’attendaient à un retour solo de Casey à une forme rap pur après les aventures Zone Libre et les récentes rééditions de ses premiers albums. « Ne me demande pas si je suis à ma place : j’ai déjà brûlé la scène », affirme d’ailleurs d’emblée la rappeuse du Blanc-Mesnil. « Chuck Berry » est pourtant fidèle à ce qu’elle porte depuis plus de vingt ans : une interrogation constante sur les questions d’identité, d’appropriation et de réappropriation culturelle, et de place à prendre dans un monde qui minimise les identités communautaires et de classe. Il y a pourtant du neuf dans ce premier extrait de Gangrène. L’adaptation de Casey à la scansion du rap moderne (déjà montrée sur le « En bas d’la page » de Harry la Hache). L’hybridation dans cette direction rock par la formation Ausgang, entre la syncope apportée par le batteur Sonny Troupé et les distorsions synthétique de Manusound. Et pour avoir eu l’occasion d’avoir quelques aperçus des autres titres de ce Gangrène, « Chuck Berry » est à la fois une bonne entrée en matière autant qu’un fragment de ce diamant brut prévu pour le 6 mars prochain.

R.A the Rugged Man navigue dans les tréfonds du rap américain et new-yorkais depuis trente ans. Trois décenies faites de pointillées mais pourtant légendaires, au point qu’il se dit que Biggie aurait déclaré, en ayant celui qui se faisait d’abord appeler Crustified Dibbs à ses côtés : « je pensais être le plus dingue de ce jeu, mais en fait non, il y a R.A. » The Rugged Man, c’est ce mec qui a planté un deal à 1.8 millions de dollars avec J.I.V.E, qui crache sur Rawkus auquel il considérait juste vendre des morceaux et a vu Def Jam refuser qu’il soit en featuring sur un album de Method Man. C’est ce rappeur parfois trop démonstratif, qui est considéré comme l’un des plus grands débits de l’histoire, aux côtés de monstres comme Twista, Eminem, Tech N9ne ou Busta Rhymes. C’est ce MC fan de films d’horreur et de cinéma, qui écrit pour plusieurs médias américains, tout en jouant des rôles scatophiles dans ses propres clips ou ceux des affreux du super groupe Smut Peddlers. C’est un sens de l’humour particulier, du genre qui crible lamentablement son propre cerveau de balles de 9mm, s’éclate à recopier un clip de Myley Cyrus, ou fait passer le verso de la pochette du dernier French Montana (avec lequel il cultive une ressemblance physique frappante) pour la tracklist de son nouveau disque. Ce sont deux albums solos seulement en près de trente ans de carrière, ultra considérés par certains, jugés trop expansifs et exubérants par d’autres. Mais c’est l’un de ces rappeurs rares qui, en plus de ne jamais faire les choses à moitié et avoir les idées bien arrêtées sur ce qu’est le rap, se repère à chaque fois qu’il ouvre la bouche ou apparaît à l’écran. Pour son dernier clip en date, ça n’a pas loupé, et pour une fois jusqu’en France. The Rugged Man y est déguisé en Tekashi 6ix9ine. Forcément, dans une époque de troll rap dont R.A pourrait aisément être le maître de tous, ça se remarque. Mais contrairement à ce que ses images laissent croire, « Legendary loser » est aussi un titre autobiographique, un egotrip lucide, moqueur et critique. Et à tous ceux qui pensent que les excès créatifs de Crustified Gibbs l’amènent parfois vers le mauvais goût, qu’ils notent que la production est signée par Psycho Les des Beatnuts. Tout sauf un manque d’élégance. À confirmer en ce premier semestre, avec l’album All my Heroes are Dead, dont « Legendary Loser » est la carte de visite. R.A est peut-être un perdant, mais il les enterre tous.

Le blase de Skizofren est déjà apparu dans ces colonnes. En effet, le trio belfortain qui se cache derrière ce nom a fondé dans les années 90 le label Bot’fess Records, qui permettra notamment à DJ Scribe de sortir sa première mixtape distribuée au-delà du Grand Est. Cette fois, c’est pour sa propre production artistique qu’on parle du groupe : en plus d’un maxi sorti en 1998 (C’est pas de la fiction), Papi, Frédi et Maliko ont, il y a une vingtaine d’années, enregistré plein de morceaux bien sympathiques, dans diverses occasions et situations. Et ils ont décidé qu’il était trop dommage que ces réalisations soient condamnées à l’oubli. Épaulé de Scribe et de Dé Larchiviste, Skizofren a donc sorti en fin d’année dernière The Lost Tapes, recueil de dix-neuf pistes disponible en format numérique et en CD. Les trois protagonistes y déclinent un rap fait avec peu de moyens mais beaucoup d’idées, de passion et de second degré. Un disque plaisant, qui en appelle d’autres : depuis sa refondation en 2016, c’est le cinquième projet sorti par Bot’fess Records qui annonce, pour bientôt, un album collaboratif avec des grands noms du rap US.

Comme un fantôme, Chanje se présente sur la production de « Night » avec l’air livide de ceux qui cogitent de l’intérieur. Froides et minimalistes, les trois minutes que le jeune rappeur parisien déroule sont en réalité celles d’un garçon prêt à dévoiler toutes ses capacités. Déjà repéré en 2018 avec Oni, un premier EP dans lequel le Parisien expérimentait une musique rap aux tons mélodiques, c’est maintenant avec Pacemaker, projet prévu pour le 13 février, qu’il s’apprête à exposer ses différents visages. Eduqué par Niro et SCH, Chanje transforme ses questionnements en fragments musicaux introspectifs, à l’image de ce « Night » parfaitement mené : sur une production signée Herman Shank, le rappeur parisien couche quelques unes de ses angoisses sur un morceau dont le phrasé rappelle un SCH introspectif et mélancolique. C’est sombre et beau à la fois, encore plus avec son clip, réalisé par Bleu Nuit, dans une ambiance qui colle parfaitement au morceau : noir et intense, à l’image – sans doute – des nuits de Chanje.

Dans un brûlot de cinq titres sorti fin 2018, Hatrize chantait ce monde dans lequel de plus en plus de citoyens ont l’impression d’être devenu des passagers clandestins. Pas de scansion abruptement politique chez ce lyonnais, qui raconte le monde comme Kathryn Bigelow met en scène Strange Days. Plutôt celle de l’émeute, de corps étrangers qui couvent tant ils ont tout appris dans le conflit, et d’un romantisme dissolu dans une pluie d’écrans. Déraper pour que le sol se réchauffe, se réjouir quand le monde flippe, et ne correspondre à rien sauf à des signalements lorsque ça traîne le soir, voilà le monde d’Hatrize. Fondu dans des refrains et ponts autotunés au vibrato pixelisé, trempé dans un flot calé comme un ressac et à la rythmique de proclamation d’indépendance, « Littoral » est le premier titre que sort le rappeur depuis Nulle Part où le silence. Et comme ses prédécesseurs, il met, au milieu de tout, ceux qui ne sont au centre de rien. Œil du cyclone, épicentre invisible, et rap de guerilla d’usure. Entamée aujourd’hui, et qui est partie pour durer au moins tout le siècle. Parce qu’en 2018, Hatrize l’avait dit : « il termine les phrases que le futur commence ». Il reste à l’écrire depuis ce maquis électrosensible, armé de brouilleur d’ondes. Parce que les menaces les plus dangereuses sont les moins visibles.

Comment se transmet une culture d’autodidactes ? Ancienne rappeuse du groupe 1 Bario 5 s’pry, Loréa fait partie de ces acteurs de l’histoire du hip-hop français qui se sont attelés à cette étrange tâche. A l’image de Kohndo, elle propose depuis plusieurs années un atelier gratuit et libre pour former de jeunes rappeurs et rappeuses (parmi lesquelles Ryaam, actuellement en préparation d’un nouvel EP, qui a déjà partagé la scène avec Casey, Bastard Prod, Rocé, Nolan the Ninja, Billie Brelok et récemment avec Ali, Ismael Metis et Vîrus) à la maison du hip-hop de Belleville (20e arrondissement de Paris), où se côtoient habitants du quartier, rappeurs amateurs d’Île-de-France, étudiantes, pères de famille, collégiens, galériens oisifs aux âges variables et aux trajectoires disparates… Un lieu à la chaleur, aux souvenirs (voire aux cicatrices) fort éloignés de la froideur lisse d’autres places consacrées au hip-hop, dépendantes des politiques publiques et sanctifiées dans des bilans de mandature. Depuis le 28 janvier, Loréa a décidé d’élargir sa formation au-delà de Paris Nord en lançant des cours gratuits en ligne. Y participent des artistes tels que Sinik et Despee Gonzales, sont mobilisés en guise de modèle des classiques tels que « 1 pour la plume » de Flynt et « Apprends à t’taire » de Casey. Et voilà que le rap, culture autodidacte par excellence, finit par se transmettre un peu plus formellement… mais entre de bonnes mains. Pour bénéficier des cours en ligne, c’est ici.