Phénomène de mode ou tendance durable, la UK drill se fait sa petite place dans le rap français. Si peu de rappeurs grand public se sont pour l’instant risqués à poser sur les rythmiques syncopées du genre (Kalash Criminel vient de tenter le coup avec succès il y a quelques jours) de plus en plus de jeunes visages du rap francophone s’approprient la chose depuis quelques semaines. On pense à SKG en 2018 mais aussi à Cheu-B plus récemment avec “Encore Une Malette”, Josué et son très bon “Argent Propre” (produit par A2H) et, surtout, à 1PLIKÉ140. Originaire de Clamart, le jeune rappeur fait en effet chauffer YouTube depuis la fin de l’année dernière avec ses freestyles essentiellement réalisés dans le genre. Une tendance qui se confirme avec son nouveau morceau “MAPESSA” : juvénile et à la fois arrogant, le gamin du 92 semble parfaitement cerner la structure des flows de la UK drill tout en l’adaptant à son rap en français. En ressort ainsi un sentiment de mélange plutôt que de copie (comme on peut encore beaucoup le voir chez d’autres) que ce nouvel essai confirme. À l’aise et inventif, le gamin semble ainsi parfaitement s’approprier les codes du genre pour petit à petit essayer d’en faire autre chose. Si on ne sait pas encore comment la UK drill s’installera (ou pas) en France, il faut bien reconnaître une chose : 1PLIKÉ140 en est actuellement son meilleur nouveau représentant. “MAPESSA” ne vient que confirmer la chose.
Sidekicks
Au-delà de la performance visuelle et du vent de fraîcheur qu’ils apportent, les morceaux de Lous and the Yakuza sont plus profonds qu’ils n’y paraissent. La jeune Belge aime distiller des souvenirs personnels, des sentiments intérieurs, des messages universels et des notions historiques. Le nouveau titre de Lous, « Solo », est à l’image du combat humaniste mais pas utopique de Lous : un condensé d’abnégation.
« C’est à mon retour en Belgique à l’âge de 15 ans que je me suis rendu compte de ma condition de Noire, on était trois Noirs dans l’école. Surtout qu’un Noir qui vient d’Afrique [Lous est née en République démocratique du Congo et a ensuite vécu au Rwanda, NDLR] c’est différent d’un Noir qui est né en Europe. Je n’avais aucun code, je criais haut et fort d’où je venais parce que j’en étais contente, je kiffe trop mes racines. C’est beaucoup d’ignorance au début, un problème d’instruction, et à force d’éducation, de répéter les choses en boucle, c’est finalement entré. J’ai tellement de peine pour les gens qui me blessent, je leur donne tout ce que j’ai à donner, comme ça ils ne paraîtront plus jamais comme des gens bêtes. J’ai eu le pire du racisme, on m’a traité de « nègre » en pleine face, on m’a dit « je te déteste sale noire » et je répondais « moi je t’aime ». Ils attendent des réactions violentes alors que je prône l’amour H24. Le voie du pardon est une voie très complexe, ça demande beaucoup d’humanité. Il faut vraiment aimer pour pardonner, il faut avoir beaucoup d’amour dans son coeur. Il faut pardonner pour soi. »
Propos recueillis le 27 septembre 2019.
Quand Big Red arrivait en 1999 avec son premier solo Big Red-emption, il y avait dans les crédits une mention qui allait attiser la curiosité, « Réalisés par RUDLION ». Sept pistes des dix-neuf étaient produites par ce nom mystérieux. Et pas les plus maladroites.
Un son très marqué par un sens du groove, de la mélodie et une influence West Coast présente en filigrane. Des claquements à la DJ Quik et des sirènes étirées sur « Red-Emption », du funk gras et hypnotique sur « Spliff », agressif sur « Respect or Die II » et « Sur la parole », festif sur « Deenastyle ». Puis un sample bossa-nova de Quincy Jones (« Manha de Carnaval ») sur l’hispanisant « El dia de los muertos » et enfin une brise douce-amère usant de xylophone et d’un air suave de flûte sur « Riz-La ». Tout était parfait et le producteur faisait mouche à chaque fois. La curiosité allait être piquée à vif quand, dans une interview réalisée par le magazine Radikal la même année, le lecteur apprenait la mort brutale dudit Rud Lion et que, selon les quelques mots de Big Red sur le sujet (les souvenirs se sont un peu ébréchés avec les années), le lascar avait vécu une vie sulfureuse. Le contenu de cet entretien donnait le sentiment que, tôt ou tard, cela devait arriver. En 2019, vingt années plus tard, le superbe livre Le Rugissant revenait sur la trajectoire incandescente de Marc Gillas alias Rud Lion. La légende urbaine se dévoilait sous la plume documentée et fine de Raphaël Malkin.
Le parcours artistique du Boucan, surnom donné dans l’ouvrage, est autant fourni qu’impressionnant : il fut clavier de Tonton David le temps de la tournée suivant son premier album Le Blues des Racailles, fondateur du label Ghetto Youth Progresss, chef d’orchestre de la compilation du même nom qui verra les premiers pas d’Expression Direkt, de Big Red ou encore Doudou Masta et qui compte surtout les premiers morceaux de Rud Lion en tant qu’interprète. Il est aussi acteur principal des Sound Systems de Paris, au clavier du succès « Ma petite entreprise » pour Alain Bashung pour lequel il ne sera pas crédité, ou encore défricheur d’un collectif venu de l’axe Orly-Choisy-Vitry (son secteur d’origine) nommé Mafia K’1 Fry.
En fouillant sur le web, ses productions se révèlent à l’image de ce que l’on trouvait sur l’album de Big Red. Le son que l’on pouvait entendre dans cette scène californienne du début des années 1990 se retrouve chez Rud Lion. Ce n’est pas par hasard qu’il aborde un sweater The Chronic ornée d’une feuille de chanvre sur l’une des rares photos d’archive où il figure. Ainsi « Mon Attitude », premier morceau où il apparaît vocalement en compagnie de Doudou Masta et de Black Blada, puise son énergie dans les productions musclées et agressives à mi-chemin entre les sonorités de la fin de NWA et du premier solo de Dr Dre. Il garde un pied dans le reggae avec « Kolbok» dont le propos colle à la musique des artistes précitées. Ses morceaux pour Expression Direkt tiennent la même trame sur une série sans faute de trois morceaux. Le premier est « Mon esprit par en c… », dont la version originale est produite par Weedy (et visiblement co-produite par Rud Lion ?) et dont les remixes semblent être produits par les deux (les crédits sont un peu obscurs à vrai dire). Le deuxième, « Dealer pour survivre », apparaît dans la compilation inspirée du film La Haine, quand la version OG de « Mon esprit part en c… » apparaît directement dans une scène du film. Le troisième « La Roue tourne » figure sur la compilation L 432. Moins agressif, son morceau pour Melaaz en 1995 « Le seul remède » lorgne un Quik’s groove plus doux, lumineux et mélodieux et utilise le même gimmick sonore que David Blake sur « Dollaz and Sense » sorti la même année.
Rud Lion étalera également son savoir-faire de producteur sur l’intégralité de Le Bout du monde. Le premier album d’Expression Direkt sortira en 1998 mais aurait dû arriver plus tôt, repoussé du fait de l’incarcération de Marc. On y trouvera le plus gros succès d’Express D : le morceau « 78 » en compagnie de Big Red, encore lui, mais aussi « C’est du rekdi » morceau à la production minimaliste où le groupe de Mantes-La-Jolie étale un ego-trip de présentation saillant et nerveux. Doudou Masta bénéficiera également du talent musical de Rud Lion par deux fois sur des productions plus calmes et sereines. La première sur « Trop loin » traitant de l’amour d’une enfant subissant une séparation parentale et la deuxième sur « Même les plus fous » où des accords de cordes font vibrer les sentiments amoureux d’un cœur de pierre. Même si Marc Gillas n’apparaît pas vocalement sur ces derniers titres, les propos semblent habités par son personnage. Comme sur ce « S’l’heure » d’Expression Direkt où c’est encore ce sens de la mélodie sur des nappes de cordes, une voix pitchée, et des percussions rythmées qui renforcera les paroles dures du groupe traitant de la ligne fine entre la vie et la mort. Pour vous familiariser avec le Boucan côté musique, voici donc un florilège de ses productions dans la playlist suivante.
Quasi cinq ans d’absence, puis deux titres lancés soudainement au mois de février, ainsi fonctionne La Gale. Après « Acrimonium« , qui sera le nom de son prochain album à paraître en ce mois de mars, la rappeuse suisse a dévoilé « Mon Ombre ». Musicalement, les deux titres ne se ressemblent pas. Leur auteure le confiait d’ailleurs à nos consœurs de Madame Rap : « Les productions n’ont pas été faites par une seule personne, du coup ça crée des ambiances qui passent d’un univers à un autre. (…) Je suis à un âge où on ne sait pas trop de quel côté se placer dans le rap et puis je me suis dit « pourquoi faire un choix ? » J’avais juste envie d’être au plus proche de ce que je sais faire et ce que j’aime faire. » Effectivement, que le tissu sonore soit dépouillé sur une rythmique trap, ou qu’il soit un kick-snare aux notes synthétiques finement saturées, La Gale garde cette attitude à la fois belliqueuse et underground. Trafiquer le son, évoluer dans l’ombre, pratiquer le hors-piste et habiter les décombres, telle est la constance de la rappeuse. Quels que soient le rythme et les couleurs sonores, La Gale a bel et bien quelques beaux crachats en réserve. L’acrimonie proférée avec le sourire en coin, c’est ce qu’elle sait et aime faire.
Il y a deux ans, Zippo se battait avec un détachement mordant contre les « robots » et démontait, un album durant, les artifices d’un monde qui va droit dans le mur. Aujourd’hui, après une période de relative discrétion, l’ancien du Pakkt ne décrit plus le paradis perdu, mais le moral de ses enfants. Le titre s’appelle « Charbon blanc », et d’une certaine manière, il réactualise « Les Rêves qui partent en fumée » d’ATK. Ce couplet des illusions rayées de la carte des possibles, c’est avec Greenfinch, pourvoyeur régulier de productions au rap indépendant français, que le rappeur niçois le rejoue. Sauf que chez lui, la mélancolie prend les atours de l’aigreur. Celle d’une génération qui a choisi d’arrêter la boxe pour préférer s’inscrire à un stand de tir. Il y a quelques années, Zippo rappait : « ils disent que je renonce, en fait je refuse ». Aujourd’hui, il semble abdiquer pour préférer flinguer à tout va, y compris sa propre caboche. C’est débité sans filet, les schémas de rimes mutent et s’alternent pour donner une impression d’arythmie nerveuse sur un beat ternaire. Le Z estime qu’il n’y a plus rien à débattre et ne tente plus de rebattre les cartes. Il en dévoile juste les dessous, du point de vue de ceux qui n’auront plus la chance d’avoir la main. Mi plaidoirie pour les cerveaux qui disjonctent, mi réquisitoire contre ceux qui ont changé l’époque et les règles du jeu, « Charbon blanc » est de ces morceaux plein de désillusions destructrices. Ceux où les rares « sourires ne sont plus qu’une façon de montrer les dents. » De la force pour les frères qui font grise mine.
Décès de Lionel D
Au gré des interviews menées par l’Abcdr depuis vingt ans, il y a des références qui reviennent inlassablement. Parmi elles, il y a une émission radio : le Deenastyle. Dans l’histoire du rap français, le programme de Radio Nova est, aux côtés de quelques radios locales, le tout premier espace radiophonique à diffuser du rap. Dee Nasty y officie aux platines, Lionel D y est le Maître de Cérémonie. Pour beaucoup de gamins des années quatre-vingt, l’émission est une porte d’entrée sur le rap et la culture hip-hop. Pour les pionniers du mouvement, elle est un rendez-vous incontournable. Qu’ils soient collégiens ou jeunes rappeurs, nombreux sont ceux derrière leur poste à en enregistrer chaque épisode sur K7. Au moment où il suffit de déverrouiller son téléphone pour entendre du rap, ça n’a peut-être l’air d’être rien. Mais la réalité est celle-là : Dee Nasty et Lionel D étaient les premiers grands éclaireurs de cette musique. DJ Duke, Cyanure, Rocca, DJ Scribe, Odas, tous ont un moment ou un autre mentionné dans les colonnes de l’Abcdr comment le Deenastyle avait, d’une façon ou d’une autre, participé à crédibiliser la possibilité de faire du rap en français pour eux. C’est donc avec une triste nostalgie que toute une génération a appris le décès de Lionel D. Le premier MC français à officier en direct sur les ondes est parti soudainement dans la nuit du lundi 24 au mardi 25 février, dans l’anonymat d’un hôpital londonien. Il laisse à ceux qui l’ont côtoyé le souvenir d’une personne humble, généreuse, et peut-être même trop gentille pour un rap français qui mettait tout juste les pieds dans l’industrie et perdait sa naïveté. Maitre Madj se souvient d’un « MC qui a tant fait pour le développement de la culture Hip-Hop en France (…), animé par ce souci de pousser les gens pour lesquels il avait un tant soit peu d’estime. » Sear de Get Busy déplore « la malédiction des pionniers » pour quelqu’un « qui avait tant œuvré pour cette musique depuis le début des années 1980, pour finalement se retrouver petit à petit sur la touche ». Si les disques qu’il a sortis au tournant des années 1990 n’ont pas rencontré un franc-succès et que Lionel D a trop vite été jugé has-been, c’est pourtant grâce à l’émission qu’il avait construit avec Dee Nasty que de nombreux auditeurs ont entendu pour la première fois des rappeurs qui allaient devenir des légendes. Alors qu’aucun d’entre-eux n’avaient encore sorti d’album, MC Solaar, NTM, Assassin, Stomy Bugsy ou IAM, tous ont rappé sous l’égide du MC du Deenastyle. L’héritage de Lionel D c’est finalement ça : la magie de l’éphémère, celle des freestyles, des micros ouverts, de la scène et de la radio. Un paradoxe précieux, que l’Histoire, trop attachée aux moments de grâce discographique, n’a pas assez reconnu. Alors pourvu que l’appel de Dee Nasty, son frère de son, soit entendu. Dignement.
Il y a un peu moins de trois ans, un indice nous avait été glissé discrètement : IWASVERYBAD. Réalisé par le rappeur du Maryland, IDK, la moitié de cette pépite conceptuelle d’un gamin de bonne famille, qui, après ne pas avoir écouté sa mère se retrouve en prison à cause des mauvaises fréquentations, était composée par le producteur Kal Banx. Inaperçu dans le paysage musical et dans les noms en vogue de production outre-Atlantique, le bonhomme a fait son chemin et l’année 2019 a été une sorte de concrétisation. Tout d’abord, trois apparitions électriques sur la compilation de Dreamville, Revenge of the Dreamers III. Encore trois sur DIE FOR MY BITCH de Baby Keem. Deux sur Brandon Banks de Maxo Kream. Et d’autres placements par-ci, par-là, qui font état d’une palette variée, riche, allant d’un type beat à la Pi’erre Bourne ou d’une boucle samplée de façon chirurgicale toujours avec une sélection de drums imparables. Signé depuis peu sur le label Top Dawg Entertainment, dans cette nouvelle décennie qui commence, l’intéressé sera certainement un maillon intergénérationnel intéressant à observer. Nous avons réuni ses plus belles réalisations de 2019 dans une playlist, à retrouver sur Spotify et Deezer.
Ça tient à rien, un plaisir d’auditeur. Comme quand deux des plus fins rimeurs actuels décident d’envoyer, juste pour le sport, un egotrip sur une prod inscrite au patrimoine du rap hexagonal. Pas un typebeat, ni une face B cainri, ni un instru français trop cramé ou évident. Alpha Wann et Infinit’ rappent donc sur l’instrumental de DJ Mehdi qui ouvrait Les Princes de la ville en 1999, version plus musclée de la prod du « Têtes brûlées », titre caché en toute fin de Ni barreaux, ni barrières, ni frontières un an plus tôt. Karim et Alpha ne miment pas les échanges en passe-passe de Rim’K et AP, mais rappellent pourtant les rappeurs de Vitry par leur complémentarité dans ce mélange de nonchalance et de pugnacité. Infinit’, dont on attend cette année Ma Vie est un film 2, étale son insolence habituelle (« cocktail Molotov avec le drapeau d’une mairie ») ; Alpha Wann, sa sentence non-consensuelle (« le public veut du consistant : y’a que d’l’eau et du pain sec »). Si ce n’est pas leurs démonstrations les plus fulgurantes de ces dernières années, ce petit match de gala sans fioriture est parfait pour rappeler, si c’était bien nécessaire, leurs qualités de performers, et surtout qu’il existe encore des rappeurs soucieux de faire briller l’héritage du rap français.
Le clip commence par un contre-pied, avec quarante-cinq secondes de chant traditionnel et de kora, assurées par le guinéen Sekou Kouyate. Et à bien considérer, ce qui suit est aussi un contre-pied pour ceux qui s’attendaient à un retour solo de Casey à une forme rap pur après les aventures Zone Libre et les récentes rééditions de ses premiers albums. « Ne me demande pas si je suis à ma place : j’ai déjà brûlé la scène », affirme d’ailleurs d’emblée la rappeuse du Blanc-Mesnil. « Chuck Berry » est pourtant fidèle à ce qu’elle porte depuis plus de vingt ans : une interrogation constante sur les questions d’identité, d’appropriation et de réappropriation culturelle, et de place à prendre dans un monde qui minimise les identités communautaires et de classe. Il y a pourtant du neuf dans ce premier extrait de Gangrène. L’adaptation de Casey à la scansion du rap moderne (déjà montrée sur le « En bas d’la page » de Harry la Hache). L’hybridation dans cette direction rock par la formation Ausgang, entre la syncope apportée par le batteur Sonny Troupé et les distorsions synthétique de Manusound. Et pour avoir eu l’occasion d’avoir quelques aperçus des autres titres de ce Gangrène, « Chuck Berry » est à la fois une bonne entrée en matière autant qu’un fragment de ce diamant brut prévu pour le 6 mars prochain.