Sidekicks

Quelque part à Carson, à quelques dizaines de miles au sud de Los Angeles, un train vient de se mettre en marche, prêt à rompre une longue période de silence sous le cliquetis de ses roues métalliques. Dans le sillage de l’épaisse fumée qui accompagne son départ du quai, se dessine une série de silhouettes aux contours hésitants, pourtant annonciatrices d’un tressaillement bien palpable dans la galaxie rap. Ce train, c’est celui de TDE et de son écurie 5 étoiles, qui vient sans doute de sonner le coup d’envoi de sa saison 2020. Toute la semaine dernière, en effet, le label californien s’est appliqué à épancher la matière brute de son catalogue musical, offrant un bel aperçu des prospections opérées dans son studio de la House of Pain en octobre de l’année passée. Ainsi, c’est Ab-Soul qui offrait le premier coup de burin avec « Dangerookipawaa Freestyle », posant d’un souffle les fondations d’un retour qui s’annonce bouillonnant, presque quatre ans après Do What Thou Wilt, sorti en 2016. La première bourrasque passée, c’était au tour de Zacari, Isaiah Rashad puis SiR de paver la voie sur des productions qui sentent bon le sel californien, que REASON viendra finalement déflagrer à grands coups de missiles Scud lancés à destination de l’industrie musicale, façon « How To Rob » de 50 Cent (« If I only had one more day, rewind the clock and turn West into the old Kanye« ). Dans un élan bourru et expéditif, TDE conclut donc puissamment sa « Fan Appreciation Week », et se met en ordre de marche pour les mois à venir, sans pour autant servir la moindre information quant à d’éventuelles dates de sorties d’albums. Quoi qu’il arrive, et à en croire ces premiers coups d’épée, « the West has something to say » en 2020.

Parmi les obsessions de L’Abcdr, il y a Olympe Mountain. Ce collectif éphémère a réuni, au milieu des années 2000, quelques virtuoses de la rime parisiens et bordelais, incarnant pour l’occasion chacun un dieu grec. Ainsi, Le Sept fut Hadès, Grems Dionysos ou Iraka Séléné. Le crew sortit en 2005 un album éponyme, resté dans les mémoires pour sa grande qualité mais aussi parce qu’il a été l’un des premiers projets complets diffusés gratuitement sur internet. Dans le sillage d’Olympe Mountain évoluait un rappeur girondin au blaze énigmatique, Booba Boobsa. Actif au début du siècle, le marabout de Bacalan (quartier au nord de Bordeaux) a promené son flow tranquille et ses subtiles allitérations sur quelques volumes de Maximum Boycott, le premier EP de Grems et des compilations initiées par des artistes locaux (Kroniker, DJ Steady). Avant de raccrocher le micro, sans jamais avoir sorti de disque en son nom, au grand regret des chanceux qui avaient pu entendre ses quelques faits d’armes. Quinze ans après la fin de sa courte carrière, tout le monde n’a pas oublié Booba Boobsa : ainsi, un utilisateur de SoundCloud, Samxao, a eu la riche idée de réunir les différentes apparitions du Bordelais pour nous offrir une quarantaine de minutes en sa plaisante compagnie. Ça s’appelle Booba Boobsa – La Tape sans mix et c’est un voyage dans le temps fort agréable, permettant de découvrir un artiste qui, comme beaucoup d’autres en province à cette époque-là, aurait mérité bien plus d’exposition.

Malgré la période, le confinement ne nous limite pas sur une chose : continuer à parler de rap. Sur notre site d’abord, où des interviews avec Parental, Dabaaz, Alibi Montana, ou Knxwledge sont récemment sorties, tandis que des articles sur Vald ou Redman ont vu le jour, mais aussi sur YouTube. Mercredi dernier, une partie de la rédaction s’est ainsi réunie pour un live en direct d’1h15 afin de discuter de deux sujets, un sur le rap français, un sur le rap américain :

  • La carrière XXL du producteur The Alchemist, à l’occasion de la sortie de LULU, son projet commun avec Conway The Machine
  • Le retour de Casey avec son groupe Ausgang aux tonalités rock

La discussion est maintenant disponible en replay sur le compte YouTube de l’Abcdr, en attendant un prochain épisode. Ou pas. Bon visionnage entre deux lectures !

Il y a quelques jours, on se félicitait dans ce même webzine de voir fleurir les beat battles pendant ce confinement, qu’ils opposent des légendes du rap américain ou des producteurs actuels du rap français. Lundi 27 avril prochain, à 21h, c’est un autre affrontement historique et amical qui va opposer, cette fois, des pionniers de la production rap français : DJ Clyde (NTM, Assassin) et Imhotep (IAM). Deux architectes sonores qui ont donné leurs lettres de noblesse au beatmaking hexagonal à des époques où, encore plus que le rap, le bidouillage de machines pour créer un son qui pète était un secret d’initié. Et les deux producteurs ont un paquet de classiques à leurs répertoires, de « La Fièvre » de NTM à « Le Futur que nous réserve-t-il ? » d’Assassin pour Clyde, de « Le Feu » d’IAM à « Le Retour du Shit Squad » du côté de « Tonton ». À l’initiative du DJ Soul Intellect et du producteur Azaia, le beat battle aura lieu en live sur le compte Instagram de DJ Clyde. Si cela devrait flatter la nostalgie des plus hermétiques aux évolutions du rap français depuis trente ans, cet événement permettra surtout de se rappeler l’héritage intemporel que nous ont laissé ces grands producteurs.

Visuel créé par Tcho.

En 2019, Yung Home s’est montré productif avec trois projets : Home Alone II, Macaulay H. Culkin et Village 2k19. Quelques semaines après être apparu sur l’excellent album d’Izen, le revoilà pour un nouvel EP maison, Rush vol.1, fraîchement sorti. « 2020 tu pensais qu’on arrêterait ? On a v’la les prods on a v’la les textes. » Sur ce projet huit titres d’une durée excédant à peine le quart d’heure, YNGHOME signe l’intégralité des beats sur lesquels il pose. Comme d’habitude, la musique du Genevois porte un masque de plâtre et d’acier inoxydable, dissimulant toute expression sentimentale. Sans émotion apparente, la voix de Yung Home évacue invariablement des images de la chambre noire qui sert à développer son monde: le Home-studio, la Maison-libre.

Rush vol.1 s’inscrit dans la continuité des sorties antérieures de Jeune Maison et on y trouve d’ailleurs une suite à l’un des meilleurs titres qu’il ait sortis : « Pelo comme ça ». Le son est toujours extrêmement synthétique et n’a pas suffisamment d’espace pour trouver un quelconque écho. C’est dans une pièce étroite et souterraine, faite de six murs dont un sous les pieds du rappeur et un au-dessus de sa tête que la musique de Home se diffuse. Il travaille seul dans le contraire d’un open space. Pour ce qui est de l’ouverture sur la ville, elle se résume à une lucarne permettant de cultiver le mystère pour celui qui la voit de l’extérieur. Qui émet ces frappes sourdes ? Quand il sort, généralement dans l’obscurité, c’est un rat en treillis dans une voiture blindée, a priori peu enclin à diluer son produit dans l’eau plate dont s’abreuve le commun des mortels. « On fait tout ce qu’on a envie, passe toutes les nuits à tourner en ville. Ça se nique le corps et ça prend des risques, comme si on s’en fout d’rester en vie. » 

Peu d’artistes dessinent en ce moment un environnement musical aussi puissant que lui, la plupart du temps seul mais sachant s’entourer au besoin, puisqu’il a travaillé avec Bin Shetarr, Sawmal, Yung Tarpei, Klench Poko, Dalienski, Abi2spee ou encore Ankerboi, seul invité sur Rush vol.1. La singularité de Yung Home, sa productivité et la constante qualité de sa proposition font actuellement de lui un des rappeurs les plus intéressants de l’underground francophone. La suite de son côté sera vraisemblablement Home Alone III, comme annoncé au détour d’un titre de son nouvel EP.

 

Depuis la sortie de Lexington en septembre 2018, LuXe s’est fait discret. Loin de la cadence effrénée qui régule l’industrie musicale, le b-boy avance sur différents projets dans son coin, en indépendance et avec exigence. Il peaufine son style et travaille sans relâche pour cultiver son statut d’artiste 360, comme il se définit. Comme il l’expliquait l’an dernier dans nos colonnes, il « essaie de faire le maximum avec [ses] capacités et [son] savoir-faire » en tâchant de s’impliquer à chaque étape de la création artistique et de la mise en marché de son rap.

Si la visibilité quant à ses prochaines livraisons reste floue, LuXe a en stock une série de morceaux qu’il semble prêt à dévoiler un à un. Le premier d’entre eux s’intitule « Une cerise ». Sur une production maison, le rappeur déambule à travers les rues du monde, des grands magasins parisiens aux épiceries du Bronx en passant par les bureaux de change de Kampala. Ce nouveau son pose quelques touches vives sur un  fond gris. La boucle se déroule délicatement pour trois minutes de narration sans refrain ni effet de style particulier : juste du rap, des souvenirs et des rêves qui se partagent. Les roses des ghettos fleurissent et les yeux brillent couleur cerise, les petits larcins deviendront grandes transactions.

Dans le spectre des figures de la culture afro-américaine, difficile de trouver plus éloignés que Malcolm X et Puff Daddy (ou n’importe lequel de ses alias) : l’un symbole ultime de la radicalité et du nationalisme noir, l’autre apôtre du capitalisme et d’une black excellence de gala. Leur seul dénominateur commun serait la place que tient le quartier d’Harlem dans leur parcours. C’est donc en toute logique un rappeur harlemite Neek Bucks, qui décide de les réunir le temps d’un clip censé voir le jour en février à l’occasion du Black History Month. Quatrième épisode de sa série de « Corner Gospel »entamée fin 2017, l’extrait de la mixtape El Barrio 2 ne révolutionnera sûrement pas le rap de rue mais en propose une interprétation sous son meilleur aspect : sincère, introspectif et fluide. Les histoires déjà entendues de loyauté, de trahison, d’amitiés brisées et de rêves lointains de succès trouvent ici un écrin soulful intemporel qui confère à leur auteur une certaine élégance à défaut d’originalité. Actif depuis le début de la décennie, l’ancien protégé de Jim Jones semble avoir trouvé son créneau et cultive tranquillement son statut de secret le mieux gardé d’East Harlem.

En annonçant la sortie d’un projet par mois en début d’année, le collectif Lyonzon comptait bien marquer 2020 de son empreinte. Pour le moment, Gouap et les siens tiennent la cadence : Noma a envoyé Binks III en janvier, Mini lui donnait le change un mois plus tard avec Mini Tape III, et Bushi faisait de même en mars dernier en dévoilant sa Bushi Tape. Pour débuter le nouveau trimestre, c’est à Ashe 22 de livrer son produit, puisqu’il sortira le 24 avril sa Movie Tape, faisant suite aux Ashe Tape et à Splash (projet commun avec Gouap) sortis l’an passé.  Et si ces mixtapes posaient de solides fondations pour construire une identité forte, celle à venir devrait satisfaire les espoirs placés sur le Lyonnais. Huit titres sont annoncés au traklisting, dont la moitié est désormais connue.

Effectivement, en plus du freestyle pour le média Krew, le H a mis en images trois morceaux ces dernières semaines. Il y a d’abord eu « LVMH » avec Bambino 47. Instrumental minimaliste comme à l’accoutumée pour une narration martiale et sans ambages de la vie de rue. Mains gantées, visage à demi camouflé et capuché, il crachait à la face de ces rappeurs qui ne « sont rien sans topline. » Les mélodies entêtantes et refrains autotunés, lui les a kidnappés il y a un moment déjà et les séquestre actuellement dans une sombre cave du 69… Dans un registre tout aussi agressif, Ashe 22 a ensuite sorti « Stup », avec La F, autre artiste sorti des halls lyonnais. Opposant Walther P38 et Glock 9 mm pour s’assurer à nouveau la distance réglementaire entre les topliners et lui, il déroule sur une prod de GG_lz.

Ce jeudi, à un peu plus d’une semaine de la sortie de Movie, Ashe vient de remettre un coup de sabre avec « Bracelet », quatrième extrait. Cette fois, c’est Flem du turbulent Studio KGB si cher au 667 qui est aux machines, pour trois minutes de brutalité. « Pas de zouk-zouk », pas de mélanges farfelus, pas d’inflexion, le découpeur a chauffé à blanc une lame qu’il avait bien aiguisée… C’est tranchant.

 

En cette période de confinement, les lives Instagram sont devenus le nouveau media à la mode pour les contenus spontanés et interactifs. Certains y font des interviews, d’autres des talks. Du côté des producteurs, on a vu fleurir aux États-Unis l’idée des battles entre pointures, dans lesquels ils opposent les meilleures productions de leur répertoire. Point d’orgue la semaine dernière avec celui qui a opposé DJ Premier et RZA. Mais aussi plaisantes soient ces confrontations, elles flattent surtout la nostalgie des spectateurs et manquent un peu le sel des vrais affrontements, de l’inédit, de la surprise.

Ghost Killer Track, producteur français (« Popopop » de Gambi, c’est lui), a décidé d’organiser une compétition réunissant la crème des producteurs actuels : la Producers Champions League. L’idée est simple : une série de confrontations à élimination directe se jouant sur trois ou quatre tours, pendant lesquels deux producteurs jouent l’un après l’autre une production inédite de leur répertoire. À la fin de chaque journée, le public vote et décide qui passera au tour suivant. « L’idée est née pendant le confinement, la semaine dernière, en discutant avec Junior Alaprod », raconte Ghost Killer. « On a créé un groupe à cinq heures du matin avec d’autres producteurs, et on a commencé le lendemain. Ça a marché parce que tout le monde a joué le jeu, tout le monde a la bonne énergie. C’est entre nous, pas avec des medias ou de marques. C’est neutre. » Au total, le producteur a réussi à réunir un chiffre impressionnant de soixante quatre producteurs pour une première phase de 32e de finale. L’éventail des concurrents est large, allant de jeunes beatmakers encore méconnus mais déterminés à prouver leur talent à des profils confirmés (Diabi, 2031, Noxious, Vladimir Cauchemar, Phazz, etc.), au-delà de potentiels conflits d’ego ou de business. « J’ai réussi à ramener Cash Money AP, qui est détaché du rap français », précise notamment l’organisateur. « Comme c’est mon pote, je lui ai dit : « viens ! ». Il a kiffé l’ambiance. »

Chaque jour, les concurrents sortent des productions inédites dans une ambiance de chambrage bon enfant… mais avec un niveau assez spectaculaire en termes d’instrumentaux – à se demander pourquoi de telles productions ne se retrouvent pas sur les albums de nos rappeurs locaux. La compétition se passe tous les jours à compter de 17h sur le compte Instagram de Ghost Killer Track, avec une première heure de débrief de la veille et de dévoilements des votes, pendant laquelle Ghost Killer est épaulé par Komodo, jeune beatmaker qui se révèle de plus en plus comme un vrai sidekick humoristique du présentateur. « Ça fait kiffer les gens, ça nous fait kiffer nous, ça met en lumière les producteurs. On se donne de la force tous ensemble », conclue Ghost Killer. Alors que les 32e de finale se terminent ces jours-ci, on vous invite très franchement à guetter la suite de la compétition.

Voilà déjà dix piges que Wiz Khalifa a collé sa tête sur la pochette d’un album de David Ruffin pour cette mixtape qui a propulsé sa carrière. Le gamin obsédé par la fumette a parcouru un sacré chemin depuis, mais quelque part, ce point de départ est aussi son point culminant. Kush & Orange Juice restera comme le marqueur d’une génération, un sommet de rap à la cool, mélange d’ambiance embrumée et de naïveté juvénile. Longtemps absente des plateformes de streaming classiques, comme bien d’autres mixtapes gratuites de cette période, Kush & OJ est désormais disponible chez vos crémiers habituels dans une version allégée de quelques samples jamais négociés. Cet anniversaire est l’occasion de se remettre cette pépite des années 2010, dont les productions n’ont pas pris une ride, et aussi de relire (avec indulgence) notre chronique de l’époque où on prédisait un bel avenir au rappeur de Pittsburgh.