Sidekicks

Depuis la sortie de Lexington en septembre 2018, LuXe s’est fait discret. Loin de la cadence effrénée qui régule l’industrie musicale, le b-boy avance sur différents projets dans son coin, en indépendance et avec exigence. Il peaufine son style et travaille sans relâche pour cultiver son statut d’artiste 360, comme il se définit. Comme il l’expliquait l’an dernier dans nos colonnes, il « essaie de faire le maximum avec [ses] capacités et [son] savoir-faire » en tâchant de s’impliquer à chaque étape de la création artistique et de la mise en marché de son rap.

Si la visibilité quant à ses prochaines livraisons reste floue, LuXe a en stock une série de morceaux qu’il semble prêt à dévoiler un à un. Le premier d’entre eux s’intitule « Une cerise ». Sur une production maison, le rappeur déambule à travers les rues du monde, des grands magasins parisiens aux épiceries du Bronx en passant par les bureaux de change de Kampala. Ce nouveau son pose quelques touches vives sur un  fond gris. La boucle se déroule délicatement pour trois minutes de narration sans refrain ni effet de style particulier : juste du rap, des souvenirs et des rêves qui se partagent. Les roses des ghettos fleurissent et les yeux brillent couleur cerise, les petits larcins deviendront grandes transactions.

Dans le spectre des figures de la culture afro-américaine, difficile de trouver plus éloignés que Malcolm X et Puff Daddy (ou n’importe lequel de ses alias) : l’un symbole ultime de la radicalité et du nationalisme noir, l’autre apôtre du capitalisme et d’une black excellence de gala. Leur seul dénominateur commun serait la place que tient le quartier d’Harlem dans leur parcours. C’est donc en toute logique un rappeur harlemite Neek Bucks, qui décide de les réunir le temps d’un clip censé voir le jour en février à l’occasion du Black History Month. Quatrième épisode de sa série de « Corner Gospel »entamée fin 2017, l’extrait de la mixtape El Barrio 2 ne révolutionnera sûrement pas le rap de rue mais en propose une interprétation sous son meilleur aspect : sincère, introspectif et fluide. Les histoires déjà entendues de loyauté, de trahison, d’amitiés brisées et de rêves lointains de succès trouvent ici un écrin soulful intemporel qui confère à leur auteur une certaine élégance à défaut d’originalité. Actif depuis le début de la décennie, l’ancien protégé de Jim Jones semble avoir trouvé son créneau et cultive tranquillement son statut de secret le mieux gardé d’East Harlem.

En annonçant la sortie d’un projet par mois en début d’année, le collectif Lyonzon comptait bien marquer 2020 de son empreinte. Pour le moment, Gouap et les siens tiennent la cadence : Noma a envoyé Binks III en janvier, Mini lui donnait le change un mois plus tard avec Mini Tape III, et Bushi faisait de même en mars dernier en dévoilant sa Bushi Tape. Pour débuter le nouveau trimestre, c’est à Ashe 22 de livrer son produit, puisqu’il sortira le 24 avril sa Movie Tape, faisant suite aux Ashe Tape et à Splash (projet commun avec Gouap) sortis l’an passé.  Et si ces mixtapes posaient de solides fondations pour construire une identité forte, celle à venir devrait satisfaire les espoirs placés sur le Lyonnais. Huit titres sont annoncés au traklisting, dont la moitié est désormais connue.

Effectivement, en plus du freestyle pour le média Krew, le H a mis en images trois morceaux ces dernières semaines. Il y a d’abord eu « LVMH » avec Bambino 47. Instrumental minimaliste comme à l’accoutumée pour une narration martiale et sans ambages de la vie de rue. Mains gantées, visage à demi camouflé et capuché, il crachait à la face de ces rappeurs qui ne « sont rien sans topline. » Les mélodies entêtantes et refrains autotunés, lui les a kidnappés il y a un moment déjà et les séquestre actuellement dans une sombre cave du 69… Dans un registre tout aussi agressif, Ashe 22 a ensuite sorti « Stup », avec La F, autre artiste sorti des halls lyonnais. Opposant Walther P38 et Glock 9 mm pour s’assurer à nouveau la distance réglementaire entre les topliners et lui, il déroule sur une prod de GG_lz.

Ce jeudi, à un peu plus d’une semaine de la sortie de Movie, Ashe vient de remettre un coup de sabre avec « Bracelet », quatrième extrait. Cette fois, c’est Flem du turbulent Studio KGB si cher au 667 qui est aux machines, pour trois minutes de brutalité. « Pas de zouk-zouk », pas de mélanges farfelus, pas d’inflexion, le découpeur a chauffé à blanc une lame qu’il avait bien aiguisée… C’est tranchant.

 

En cette période de confinement, les lives Instagram sont devenus le nouveau media à la mode pour les contenus spontanés et interactifs. Certains y font des interviews, d’autres des talks. Du côté des producteurs, on a vu fleurir aux États-Unis l’idée des battles entre pointures, dans lesquels ils opposent les meilleures productions de leur répertoire. Point d’orgue la semaine dernière avec celui qui a opposé DJ Premier et RZA. Mais aussi plaisantes soient ces confrontations, elles flattent surtout la nostalgie des spectateurs et manquent un peu le sel des vrais affrontements, de l’inédit, de la surprise.

Ghost Killer Track, producteur français (« Popopop » de Gambi, c’est lui), a décidé d’organiser une compétition réunissant la crème des producteurs actuels : la Producers Champions League. L’idée est simple : une série de confrontations à élimination directe se jouant sur trois ou quatre tours, pendant lesquels deux producteurs jouent l’un après l’autre une production inédite de leur répertoire. À la fin de chaque journée, le public vote et décide qui passera au tour suivant. « L’idée est née pendant le confinement, la semaine dernière, en discutant avec Junior Alaprod », raconte Ghost Killer. « On a créé un groupe à cinq heures du matin avec d’autres producteurs, et on a commencé le lendemain. Ça a marché parce que tout le monde a joué le jeu, tout le monde a la bonne énergie. C’est entre nous, pas avec des medias ou de marques. C’est neutre. » Au total, le producteur a réussi à réunir un chiffre impressionnant de soixante quatre producteurs pour une première phase de 32e de finale. L’éventail des concurrents est large, allant de jeunes beatmakers encore méconnus mais déterminés à prouver leur talent à des profils confirmés (Diabi, 2031, Noxious, Vladimir Cauchemar, Phazz, etc.), au-delà de potentiels conflits d’ego ou de business. « J’ai réussi à ramener Cash Money AP, qui est détaché du rap français », précise notamment l’organisateur. « Comme c’est mon pote, je lui ai dit : « viens ! ». Il a kiffé l’ambiance. »

Chaque jour, les concurrents sortent des productions inédites dans une ambiance de chambrage bon enfant… mais avec un niveau assez spectaculaire en termes d’instrumentaux – à se demander pourquoi de telles productions ne se retrouvent pas sur les albums de nos rappeurs locaux. La compétition se passe tous les jours à compter de 17h sur le compte Instagram de Ghost Killer Track, avec une première heure de débrief de la veille et de dévoilements des votes, pendant laquelle Ghost Killer est épaulé par Komodo, jeune beatmaker qui se révèle de plus en plus comme un vrai sidekick humoristique du présentateur. « Ça fait kiffer les gens, ça nous fait kiffer nous, ça met en lumière les producteurs. On se donne de la force tous ensemble », conclue Ghost Killer. Alors que les 32e de finale se terminent ces jours-ci, on vous invite très franchement à guetter la suite de la compétition.

Voilà déjà dix piges que Wiz Khalifa a collé sa tête sur la pochette d’un album de David Ruffin pour cette mixtape qui a propulsé sa carrière. Le gamin obsédé par la fumette a parcouru un sacré chemin depuis, mais quelque part, ce point de départ est aussi son point culminant. Kush & Orange Juice restera comme le marqueur d’une génération, un sommet de rap à la cool, mélange d’ambiance embrumée et de naïveté juvénile. Longtemps absente des plateformes de streaming classiques, comme bien d’autres mixtapes gratuites de cette période, Kush & OJ est désormais disponible chez vos crémiers habituels dans une version allégée de quelques samples jamais négociés. Cet anniversaire est l’occasion de se remettre cette pépite des années 2010, dont les productions n’ont pas pris une ride, et aussi de relire (avec indulgence) notre chronique de l’époque où on prédisait un bel avenir au rappeur de Pittsburgh.

Le terme d’abstract hip-hop est toujours compliqué à définir. Il est souvent vu comme un autre rap, qui ferait fi des conventions classiques. Problème, l’idée de « convention » est elle-même largement discutable si peu que le temps soit pris de se livrer à un examen approfondi de la production rap dans son ensemble, et parfois même au sein des carrières de monstres du genre. Il n’en est pas moins que certains disques permettent de mettre des sensations là où les mots pèchent à définir. Le premier album de Mind the Beatz est l’un d’entre eux. Nights Cuts est né de la collaboration entre Zoën, producteur, et DJ Fysh, l’homme aux platines du Kyma. Tous deux Tourangeaux, ils livrent un album instrumental coloré à la fois de lueurs nocturnes et de voyages. Peuplées de samples, faisant référence à Michel Foucault (l’ADN du Mauvais Kromozom n’est pas loin), naviguant entre sons chauds, acoustiques, et incartades plus électronisantes, les onzes pistes prennent une forme de traversée d’un monde où les échappatoires s’illuminent au pied du mur. Tel Al’Tarba, plusieurs des homologues de Fysh et Zoën viendront à l’esprit de façon fugace en écoutant ce Nights Cuts. Nos confrères de Sun Burns Out s’en sont d’ailleurs parfaitement chargés. Leur évocation confirme d’ailleurs qu’ici, abstract est loin d’être synonyme de difficile d’accès. Certainement dévastatrice en live, la production de Fysh & Zoën a également un autre mérite : redonner explicitement à un DJ une place qui va au-delà de celui de pousse-disques pour soirées branchées. Le scratch est ici partie prenante de la composition. Tantôt dans le rôle de l’arrangeur, tantôt dans le rôle du réactif qui donne aux beats la chimie de l’excitation et de la nervosité, c’est un plaisir de voir un scratcheur autant partie prenante d’une réalisation instrumentale. Une raison de plus de se souvenir que cette incapacité à définir clairement quelque chose, c’est souvent ce qui en fait le charme. Particulièrement dans la musique où l’insaisissable est régulièrement une joie. L’écoute de Night Cuts en est une.

Nombreux sont les domaines de la vie dans lesquels deux camps s’affrontent, parfois depuis des temps reculés. Par exemple ? Mayonnaise ou ketchup avec les frites ? Whisky avec ou sans glace ? Filtre carton ou à la marocaine ? Ademo avec ou sans AutoTune ? Les puces de Clicli avec ou sans Morsay ? Bref, dans la vie, il y a plusieurs écoles. Un des débats éternels et qui ne sera probablement jamais tranché, c’est celui du caleçon contre le slip. Gérard Baste, lui, a fini par choisir son camp. Après des années de jeune adulte passées en caleçon à pois, il a jugé que l’âge de la maturité allait de paire avec le slip. Ce changement de garde robe a donné naissance à un homme nouveau. Depuis qu’il s’est mis au slip, Gérard s’est véritablement métamorphosé. Bien en chair, il a le port altier, la tête haute, le ventre fier et déambule culotté jusque sur scène. S’il est sage d’ignorer ce qu’il se passe exactement dans le slip du Prince de la Vigne (bien qu’il aborde régulièrement le sujet de façon spontanée), ce dernier juge en tous cas nécessaire que l’auditeur en fasse le tour. Et il est de taille. Le plus jovial et fanfaron des Svinkels sort donc sa seconde Slip Tape et continue de mettre ses fans dans sa poche. Ça s’appelle Dans mon slip volume 2, il y a 18 pistes – probablement moins que de slips dans la collection de Gérard – et c’est accompagné d’un clip digne des plus beaux visuels de Slip Rick. Et derrière l’humour scabreux – et souvent drôle -, Baste multiplie de très belles déclarations d’amour au rap (l’excellent « Tu connais déjà ») autant qu’il réalise quelques phases d’introspection, où l’autodérision cache une certaine gravité. Comme quoi, même en slip, cela vaut toujours le coup de prendre le temps de se mettre à nu.

Dans la série « anciens des années 2000 qui rappent en 2020 », il y en a un qui attire l’attention différemment, non parce qu’il est plus célèbre que d’autres, mais parce qu’un jeune fan de Niro – ou un vieil auditeur scandaleusement inculte – qui n’aurait jamais entendu parler de Dicidens, ne soupçonnerait même pas, à l’écoute des derniers titres, que le rappeur qu’il a devant lui rappait avec Lunatic au début des années 2000. C’est Zesau, qui après une apparition mélancolico-racailleuse sur Mens Rea, a sorti deux clips produits par Ambition Music (label de Niro) au début de l’année – car les liens avec le Blésois ne se limitent pas aux featurings. Le dernier titre sorti au début du mois, « Dans le noir », est particulièrement réussi : prod amélodique mais refrain mémorisé à la première écoute, flow identifiable et écriture solide (les assonances en 2020 c’est pas que pour Nekfeu, cf. le passage où il enchaîne les sonorités en « é » et « o » de son nom). Sa musique est un pont solide entre deux générations de rap, bien loin d’une sorte de mise à jour artificielle. C’est l’occasion de rappeler le côté avant-gardiste de Zesau, comme le soulignait YL pour l’Abcdr, jeune rappeur marseillais dont la référence n°1 n’est pas pour rien HLM Rézidant : « Zesau je le considère précurseur de tous les flow trap avant qu’elle arrive, même avant certains ricains ». Avec Niro, il partage aussi ce pas de côté vis-à-vis de l’industrie – qui le dégoûtait déjà en 2012 (« J’suis pas de ce milieu comme le Prince de Bel-Air »). Alors ne « négligez pas les pules-cra », et dites merci Zesau pour les travaux.

« Connaitre le monde avant même de sortir de ma propre ville ». Voilà ce que confiait Beeby dans une interview récente donnée à Grünt. Avec Hotline, son nouvel EP, le rappeur originaire du 93 semble prêt à introduire sa musique au « monde » qu’il évoque ci-dessus. Depuis quelques années maintenant, celui qui se démarque également sous le pseudonyme Le $aigneur travaille un rap aux textures multiples, balancé entre les aléas de son quotidien de terrien et ses envies d’évasion atmosphérique. Des battles qui l’ont introduit au rap sur les bancs de l’école, il garde une posture résolue dont ses textes sont imbibés, et une détermination qui traverse l’ensemble de ses projets. Le Triple Dollar Boy, confiant, sait ainsi où il va, mais surtout comment y aller.

Il fusionne donc sur Hotline des influences disparates pour livrer une mixture souple, qui passe des basses saturées de « Bouton vert » à une mise à jour version 2020 d’un boom-bap distordu, sur « Bouton rouge ». Ainsi, il joue avec l’analog pour recentrer sa musique, après les expérimentations chantées de son dernier projet en date, Genesis, sorti en 2019. Sur la guitare léchée de « Voyage astral », il s’était alors appliqué à griffonner ses doutes avec détachement, d’un coup de crayon blasé mais pas totalement triste (« La monnaie, les soucis, pas d’larmes sous l’sourcil »). Une bonne introduction à l’univers changeant mais connecté de Beeby, que Hotline vient épaissir de quatre nouveaux morceaux. En attendant la suite.

Kevin Gates serait-il le meilleur ami du confinement ? Son dernier clip pourrait presque le laisser penser, lui qui traine ses cordes vocales rompues à la drogue synthétique depuis une dizaine d’années. C’est d’ailleurs sur cette voix dissonante, sortie tout droit de l’étuve de la Louisiane, qu’il a bâti une partie de sa réputation, appuyée par un sens de la formule tourné vers la lubricité et les histoires de rue. Avec « Wetty », le rappeur de Bâton-Rouge délivre une série de conseils avisés qui permettra de s’accommoder au mieux de la situation actuelle, et de faire le deuil de son concert parisien récemment annulé. Entre exercices de musculation façon Schwarzenegger et pratiques sexuelles bien à lui, il semble avoir trouvé, en ces temps troubles, la formule qui lui convient. Une formule qu’il exerce pour l’occasion sur l’instrumental explosif d’AXL Beats, beatmaker londonien à l’origine d’une partie de l’intrusion des sonorités drill du côté de Brooklyn. Et pour cause, puisque Kevin Gates reprend ici le « Wetty » du New-Yorkais Fivio Foreign, l’un des acteurs les mieux identifiés d’un genre qui touche depuis peu la France par ricochet. Alors en attendant de le voir se produire en Europe dans des conditions favorables, pourquoi ne pas profiter d’un bout de confinement en compagnie de Kevin Gates, et de son irrévérence toujours plus affichée ?