Sidekicks

C’est une sortie de vétérans du rap. Pas de héros de guerre décorés, non : de vrais soldats qui ont exercé un long service pour enfin, peut-être, accéder à une reconnaissance après plusieurs années dans l’ombre – après tout, l’un des rappeurs en question parle de « reprendre [s]a position dans les tranchées » dans l’un des morceaux de leur EP 20/20 Vision. M City réunit deux rappeurs originaires du quartier de Bois l’Abbé, à Champigny-sur-Marne (94). Black P, déjà quadragénaire, a fait partie du groupe Clan Blah à la fin des années 1990 et été membre du collectif l’Émeute, rappé avec Rohff et 400 Hyènes, fréquenté Rudlion et Time Bomb. Son comparse Fresh One, trentenaire et maintenant résidant à Colombes, a fait partie du groupe FMF et rappé avec Princess Aniès, Amara et Ron Brice (auteur, ces dernières semaines, d’un très bon EP lui aussi, Pédigrée des grands). M City a un temps compté deux autres membres, avec Mams Maniolo et Bamil et existerait depuis 2004. Et c’est seize ans plus tard que ce qui est devenu un duo sort un premier projet, accompagné par DJ Young LeF à la réalisation.

Ceux familiers des mixtapes du DJ, souvent portées sur la scène new-yorkaise crapuleuse de ces dernières années, trouveront leur compte sur les dix titres de 20/20 Vision. Sur cet EP, Fresh One et Black P déroulent un rap de malfrats qui débitent à voix basse, dont le regard froid et les sentences se posent parfaitement sur les instrus poisseux de Allagrande. Du rap de gaillards avec assez de bouteille pour soupeser la portée de leur mots, observations de leur environnement ou menaces à la concurrence, avec des références cainri explicites (« Wee Bey », « Bobby Seale »). La liste des invités est un bon indicateur de leur direction musicale : sur « Top Boy », ils invitent Lalcko et Joe Lucazz – et face à ces deux rimeurs de renom, Fresh One et Black P sont absolument à la hauteur. Pour mesurer à la fois leur chemin parcouru et la qualité de leur musique, ça se passe sur toutes les plateformes de streaming.

En conclusion de Mélange, Express Bavon chantait son besoin de retour au pays natal : « J’vais bientôt craquer, faut qu’j’aille me ressourcer, direction le de-blé… Quand la coupe est pleine je n’pense qu’à arriver, aéroport Césaire Aimé. » Huit heures de vol et deux ans plus tard, le Parisien désormais installé en Martinique donne des nouvelles à travers un nouvel EP : Nectar. Et à en croire sa musique, la vie traite plutôt bien Express de l’autre côté de l’Atlantique. Il aimait déjà chanter, mais ne l’avait jamais autant fait que sur ce projet au long duquel le rap se fait toujours plus mélodieux.

Comme à l’accoutumée, c’est Tahiti Boi qui se charge de la production instrumentale, offrant à son acolyte le décor chaud que nécessite les thèmes abordés. Dans l’ensemble, Nectar se caractérise par un hédonisme sans limite, que sa cover dessinée par Nix retranscrit d’ailleurs à merveille : weed, alcool, filles, mangue et plage. L’énumération flirte avec le cliché tropical, et il faut avouer que Nectar a des airs de carte postale, légère et agréable à recevoir. Pour autant, Express Bavon n’est pas qu’un coureur de jupons parti se dorer la pilule, et s’il n’a pas donné à cet EP une grande épaisseur textuelle, un titre comme « Marron » remet certaines choses à leur place. Il y revient sur son histoire familiale et par extension sur celle de La Martinique, il le fait brillamment et donne envie de l’entendre davantage sur ce registre à l’avenir. L’EP est disponible à l’écoute sur toutes les plateformes habituelles et se prêtera parfaitement à la prochaine journée ensoleillée et aux soirées pré-estivales à venir.

L’amour du rappeur de Font-Vert pour la chanson (détournée) n’est pas un secret : sa reprise humoristique du « Manu » de Renaud en guise d’interlude dans Rescapé l’indiquait déjà. Cette fois, c’est sur un tout autre ton, et avec un sample de « La Chanson des Enfants des Quartiers Nord » que Soso annonce la sortie (repoussée pour cause de crise sanitaire) de son deuxième album, Mistral. Mais cette comptine n’a pas n’importe quelle histoire (elle est racontée plus en détail ici par la journaliste marseillaise Elodie Crézé) et c’est un usage bien différent de celui de « Vois sur ton chemin » du film Les Choristes par Ninho et Vegedream qu’en fait Soso Maness. « La Chanson des Enfants des Quartiers Nord » n’a rien de la BO d’un film. Elle est à l’origine la production d’une classe du collège Albert Camus à l’initiative de Daniel Beaume, professeur de musique, situé à Sainte Marthe, au cœur des quartiers nord. Ce qui la distingue de n’importe quelle production éducative gentillette, c’est sa crudité réaliste, qui n’est pas sans rappeler le style Soso : les enfants chantent une spécificité urbaine marseillaise (« il y avait des vaches et cochons / à l’endroit où se trouvent nos maisons… ») et leur quotidien avec un sens glaçant du détail. Enfants embarqués et frappés dans des fourgons de police, ballons perdus retrouvés troués. Ecrite en 1982, elle sera scandée lors de la Marche pour l’égalité en 1983. Ironie du sort, le collège Albert Camus serait aujourd’hui… une école de police. Toutefois, sur la pochette de ce 33 tours était écrit en guise de manifeste : « Une chanson populaire, authentique, [c’est] celle qui dit la vie des gens, qui se transmet de bouche à oreille et qu’on reconnaît comme sienne. […] Une chanson, c’est quelque chose qu’on fait pour de bon. On ne peut pas l’enfermer, alors qu’un texte peut dormir dans un placard ou dans des cahiers. Une fois la chanson achevée, bien malin qui pourrait prévoir ses trajectoires. » Pas sûr, en effet, que quelqu’un ait prévu qu’elle ouvrirait quarante ans plus tard un album de rap, dont la sortie (attendue) est prévue le 5 juin 2020.

Du côté d’Orléans, un nouveau label se lance : L’Offline. À l’image du film Avengers et de son casting de super héros salvateurs, les producteurs AAyhasis, Astronote et Chilea’s Beats se sont réunis pour assurer la direction artistique de la maison. Le trio de compositeurs se connaît déjà bien, à eux trois, ils forment l’équipe de production The Forty Fivers. Les coups d’éclat des trois compères ont déjà été remarqués des deux côtés de l’Atlantique. Du côté du rap français, il y a cinq ans, leurs talents chapeautaient la majeure partie artistique de l’album Noblesse Oblige du rappeur Espiiem. Plus récemment, la rappeuse anglaise Little Simz a fait appel à Astronote pour réaliser le titre “Flowers” de son dernier album Grey Area. ‎De son côté, Alpha Wann sollicitait les services d’AAyhasis sur le titre “Fugees” de son premier opus UMLA. Par ailleurs, une des plus grandes reconnaissances reste l’apparition du orléanais Astronote sur l’EP de Kendrick Lamar, Untitled Unmastered (“Untitled 03 | 05.28.2013”), un artiste connu pour être d’une extrême intransigeance dans l’élaboration de ses projets. Ce détail – toujours assez surréaliste de manière rétrospective – dénote des qualités intrinsèques à chaque membre de l’équipe.

Désormais, le label Offline accueille dans ses rangs la première sortie de la part du producteur AAyhasis. Dans un projet conceptuel intitulé Mu composé de sept titres, le beatmaker nous invite dans son univers musical, une bande originale entrecroisée de mélodies contemplatives et des inspirations musicales tout droit sorties de la Californie. Quelques invités se glissent dans ce voyage, le duo américain évidemment originaire de Los Angeles, Jake&Papa, le rappeur Manast ou encore le producteur et musicien marseillais LaboKlandestino. En résumé, avec à ses côtés la fine fleur d’Orléans, le label Offline sera à surveiller de près.

Après un premier épisode fructueux mi-avril, la rédaction de l’Abcdr du Son s’est à nouveau réunie (à distance) cette semaine pour parler de rap dans un live sur YouTube. Jeudi dernier, une partie de l’équipe a ainsi pris le temps de discuter pendant un peu plus d’une heure de deux sujets d’actualité dans le rap francophone et américain :

  • La disparition de Pop Smoke et l’influence actuelle de la scène drill de Brooklyn (Sheff G, 22Gz, Fivio Foreign) sur le rap américain.
  • La trilogie La Vie Augmente du rappeur belge Isha, dont le dernier volume sortait au début du mois de février dernier.

La discussion est maintenant disponible en replay sur le compte YouTube de l’Abcdr du Son, tout comme son premier épisode. Bon visionnage à la maison !

 

Quelque part à Carson, à quelques dizaines de miles au sud de Los Angeles, un train vient de se mettre en marche, prêt à rompre une longue période de silence sous le cliquetis de ses roues métalliques. Dans le sillage de l’épaisse fumée qui accompagne son départ du quai, se dessine une série de silhouettes aux contours hésitants, pourtant annonciatrices d’un tressaillement bien palpable dans la galaxie rap. Ce train, c’est celui de TDE et de son écurie 5 étoiles, qui vient sans doute de sonner le coup d’envoi de sa saison 2020. Toute la semaine dernière, en effet, le label californien s’est appliqué à épancher la matière brute de son catalogue musical, offrant un bel aperçu des prospections opérées dans son studio de la House of Pain en octobre de l’année passée. Ainsi, c’est Ab-Soul qui offrait le premier coup de burin avec « Dangerookipawaa Freestyle », posant d’un souffle les fondations d’un retour qui s’annonce bouillonnant, presque quatre ans après Do What Thou Wilt, sorti en 2016. La première bourrasque passée, c’était au tour de Zacari, Isaiah Rashad puis SiR de paver la voie sur des productions qui sentent bon le sel californien, que REASON viendra finalement déflagrer à grands coups de missiles Scud lancés à destination de l’industrie musicale, façon « How To Rob » de 50 Cent (« If I only had one more day, rewind the clock and turn West into the old Kanye« ). Dans un élan bourru et expéditif, TDE conclut donc puissamment sa « Fan Appreciation Week », et se met en ordre de marche pour les mois à venir, sans pour autant servir la moindre information quant à d’éventuelles dates de sorties d’albums. Quoi qu’il arrive, et à en croire ces premiers coups d’épée, « the West has something to say » en 2020.

Parmi les obsessions de L’Abcdr, il y a Olympe Mountain. Ce collectif éphémère a réuni, au milieu des années 2000, quelques virtuoses de la rime parisiens et bordelais, incarnant pour l’occasion chacun un dieu grec. Ainsi, Le Sept fut Hadès, Grems Dionysos ou Iraka Séléné. Le crew sortit en 2005 un album éponyme, resté dans les mémoires pour sa grande qualité mais aussi parce qu’il a été l’un des premiers projets complets diffusés gratuitement sur internet. Dans le sillage d’Olympe Mountain évoluait un rappeur girondin au blaze énigmatique, Booba Boobsa. Actif au début du siècle, le marabout de Bacalan (quartier au nord de Bordeaux) a promené son flow tranquille et ses subtiles allitérations sur quelques volumes de Maximum Boycott, le premier EP de Grems et des compilations initiées par des artistes locaux (Kroniker, DJ Steady). Avant de raccrocher le micro, sans jamais avoir sorti de disque en son nom, au grand regret des chanceux qui avaient pu entendre ses quelques faits d’armes. Quinze ans après la fin de sa courte carrière, tout le monde n’a pas oublié Booba Boobsa : ainsi, un utilisateur de SoundCloud, Samxao, a eu la riche idée de réunir les différentes apparitions du Bordelais pour nous offrir une quarantaine de minutes en sa plaisante compagnie. Ça s’appelle Booba Boobsa – La Tape sans mix et c’est un voyage dans le temps fort agréable, permettant de découvrir un artiste qui, comme beaucoup d’autres en province à cette époque-là, aurait mérité bien plus d’exposition.

Malgré la période, le confinement ne nous limite pas sur une chose : continuer à parler de rap. Sur notre site d’abord, où des interviews avec Parental, Dabaaz, Alibi Montana, ou Knxwledge sont récemment sorties, tandis que des articles sur Vald ou Redman ont vu le jour, mais aussi sur YouTube. Mercredi dernier, une partie de la rédaction s’est ainsi réunie pour un live en direct d’1h15 afin de discuter de deux sujets, un sur le rap français, un sur le rap américain :

  • La carrière XXL du producteur The Alchemist, à l’occasion de la sortie de LULU, son projet commun avec Conway The Machine
  • Le retour de Casey avec son groupe Ausgang aux tonalités rock

La discussion est maintenant disponible en replay sur le compte YouTube de l’Abcdr, en attendant un prochain épisode. Ou pas. Bon visionnage entre deux lectures !

Il y a quelques jours, on se félicitait dans ce même webzine de voir fleurir les beat battles pendant ce confinement, qu’ils opposent des légendes du rap américain ou des producteurs actuels du rap français. Lundi 27 avril prochain, à 21h, c’est un autre affrontement historique et amical qui va opposer, cette fois, des pionniers de la production rap français : DJ Clyde (NTM, Assassin) et Imhotep (IAM). Deux architectes sonores qui ont donné leurs lettres de noblesse au beatmaking hexagonal à des époques où, encore plus que le rap, le bidouillage de machines pour créer un son qui pète était un secret d’initié. Et les deux producteurs ont un paquet de classiques à leurs répertoires, de « La Fièvre » de NTM à « Le Futur que nous réserve-t-il ? » d’Assassin pour Clyde, de « Le Feu » d’IAM à « Le Retour du Shit Squad » du côté de « Tonton ». À l’initiative du DJ Soul Intellect et du producteur Azaia, le beat battle aura lieu en live sur le compte Instagram de DJ Clyde. Si cela devrait flatter la nostalgie des plus hermétiques aux évolutions du rap français depuis trente ans, cet événement permettra surtout de se rappeler l’héritage intemporel que nous ont laissé ces grands producteurs.

Visuel créé par Tcho.

En 2019, Yung Home s’est montré productif avec trois projets : Home Alone II, Macaulay H. Culkin et Village 2k19. Quelques semaines après être apparu sur l’excellent album d’Izen, le revoilà pour un nouvel EP maison, Rush vol.1, fraîchement sorti. « 2020 tu pensais qu’on arrêterait ? On a v’la les prods on a v’la les textes. » Sur ce projet huit titres d’une durée excédant à peine le quart d’heure, YNGHOME signe l’intégralité des beats sur lesquels il pose. Comme d’habitude, la musique du Genevois porte un masque de plâtre et d’acier inoxydable, dissimulant toute expression sentimentale. Sans émotion apparente, la voix de Yung Home évacue invariablement des images de la chambre noire qui sert à développer son monde: le Home-studio, la Maison-libre.

Rush vol.1 s’inscrit dans la continuité des sorties antérieures de Jeune Maison et on y trouve d’ailleurs une suite à l’un des meilleurs titres qu’il ait sortis : « Pelo comme ça ». Le son est toujours extrêmement synthétique et n’a pas suffisamment d’espace pour trouver un quelconque écho. C’est dans une pièce étroite et souterraine, faite de six murs dont un sous les pieds du rappeur et un au-dessus de sa tête que la musique de Home se diffuse. Il travaille seul dans le contraire d’un open space. Pour ce qui est de l’ouverture sur la ville, elle se résume à une lucarne permettant de cultiver le mystère pour celui qui la voit de l’extérieur. Qui émet ces frappes sourdes ? Quand il sort, généralement dans l’obscurité, c’est un rat en treillis dans une voiture blindée, a priori peu enclin à diluer son produit dans l’eau plate dont s’abreuve le commun des mortels. « On fait tout ce qu’on a envie, passe toutes les nuits à tourner en ville. Ça se nique le corps et ça prend des risques, comme si on s’en fout d’rester en vie. » 

Peu d’artistes dessinent en ce moment un environnement musical aussi puissant que lui, la plupart du temps seul mais sachant s’entourer au besoin, puisqu’il a travaillé avec Bin Shetarr, Sawmal, Yung Tarpei, Klench Poko, Dalienski, Abi2spee ou encore Ankerboi, seul invité sur Rush vol.1. La singularité de Yung Home, sa productivité et la constante qualité de sa proposition font actuellement de lui un des rappeurs les plus intéressants de l’underground francophone. La suite de son côté sera vraisemblablement Home Alone III, comme annoncé au détour d’un titre de son nouvel EP.