Sidekicks

Podcasts fleuves, bilans annuels, célébrations d’albums cultes et d’anniversaires de vos rappeurs préférés, l’Abcdr n’a jamais été avare en rendez-vous traditionnels. Parmi eux, il y en a un qui se répète chaque année durant six semaines : prendre le temps d’une pause estivale. Mais comme la rédaction n’est pas du genre à abandonner ses lecteurs seuls à la maison en laissant le frigo vide, une sélection des meilleurs articles publiés ces six derniers mois sur le site est à retrouver ici. Une compilation à voir comme un post-it laissé sur la porte d’entrée, ou un chouette cahier des vacances qui effacera les plus tristes souvenirs des corvées scolaires de l’enfance. Et pour les adeptes de farniente total, notre page d’accueil regorge de podcasts, d’un très beau reportage consacré à l’aventure Dégaine ton style et à son impact sur la ville des Ulis, ainsi que de sélections semestrielles à retrouver sur Spotify et Deezer. Bref, de quoi passer de bons moments sans bouger le petit doigt. Tout ça pour mieux se retrouver à la rentrée, avec normalement quelques surprises, à commencer par un été indien sous le soleil californien. Bonnes vacances, et surtout, prenez-soin de vous et de vos proches.

Il y a toujours une hésitation avant de lancer la lecture d’un nouveau TripleGo – on pourrait ajouter en guise de taquinerie, tant la comparaison fut fréquente, comme avant un nouveau PNL : est-ce que ce sera aussi bien que la dernière fois ? Plutôt productif ces derniers temps, le duo montreuillois continue à dessiner, avec un EP six titres, les contours de leur musique identifiable mais évolutive. Sur Twareg, les échos aquatiques d’Eau calme à 2020 ainsi que les accents robotiques de Machakil laissent place à des rythmiques plus entraînantes, unissant musiques orientales et latines. Que le rap se rassure, s’il parle beaucoup de putas, Sanguee à aucun moment ne rappe sur un Daddy Yankee type-beat. Twareg poursuit de manière plus prononcée le virage paradoxalement charnel de Yeux rouges ; les productions de Momo Spazz ont quelque chose d’authentiquement organiques – à l’image des évocations de Sanguee – sous un enrobage électronique où les machines occupent le premier plan en se faisant oublier. Si 2020 s’écoutait seule avec un casque, errant la nuit ou les yeux au plafond de sa chambre, Twareg peut se danser. « Zombie » conviendrait sans faute aux corps entrecoupés de lumière des boîtes de nuit. Pépite parmi ces six pépites, le titre « Que tu reviennes », aux envolées – formidablement complémentaires entre beatmaker et rappeur – transperçant le cœur par leur beauté simple.

Quand on a posé la question « Si quelqu’un venait te voir et te demandait par où il faut commencer pour découvrir le Devil Shyt, quels albums lui conseillerais-tu ? » à Mykie Kara G’z, on se doutait que la réponse ne serait pas simple à donner pour un passionné comme lui. Après avoir cité quelques disques à chaud, il nous a recontacté plus tard pour nous donner une liste plus complète, en distinguant les albums et les tapes. Ces cassettes sont le socle sur lequel le son de Memphis s’est bâti et l’influence principale de La Clique Mortelle, le collectif de Mykie. Sorties pour la plupart entre 1993 et 1996, elles constituent surtout un recoin dense et obscur d’une discographie locale déjà plutôt difficile à appréhender dans son ensemble. Mykie s’active depuis longtemps pour contribuer à le mettre en lumière, notamment via son blog ugtapes. Nous avons donc souhaité vous faire partager son expertise sur le sujet, en faisant figurer ci-dessous ses dix tapes de référence et les lecteurs YouTube qui permettent de les écouter.

 

Carmike – Comin At Yo Azz (1994) :

 

DJ Zirk – Nuthin But Killaz (1995) :

 

Frayser Click – Broken Halo (1996) :

 

Triple 6 Mafia – Smoked Out, Loced Out (1994) :

 

Koopsta Knicca – Da Devil’s Playground (1994) :

 

Lil Fly – From Da Darkness Of Da Kut (1994) :

 

Nigga Creep – Demons Takin’ Over Me (1995) :

 

Blackout – Dreamworld (1995) :

 

DJ Squeeky – Volume 9 (1995) :

 

DJ Zirk – 2 Thick (1993) :

Attendu de longue date par les auditeurs assidus des collectifs Panama Bende et LTF, le premier projet solo de Lesram a vu le jour en mai dernier. Il s’intitule G-31 et compte sept titres aux registres sonores différents mais à la qualité constante. D’après cet EP, le profil de Lesram est singulier, à la croisée de diverses inspirations et aux aptitudes pour le moins plurielles. Le titre « East Side 2.0 » n’est pas sans rappeler le style d’un Nakk par exemple, quand un morceau comme « Red Dead » s’inscrit davantage dans la tendance du rap de rue dansant de son époque. S’il paraît versatile, le rap de Lesram n’en demeure pas moins identifiable : narration du quotidien d’un jeune du Pré Saint-Gervais, rimes haut de gamme (parfois à rallonge) et réalisme à tout épreuve. Le rappeur allie ses capacités techniques évidentes à une ouverture musicale bienvenue, évitant à la fois la facilité et l’ennui. Au long de G-31, il emmène l’auditeur avec lui sur un scooter dans les rues du nord-est parisien pour quelques missions et quelques galères en attendant des jours meilleurs. C’est l’une des très bonnes sorties françaises des derniers mois, et si Lesram se mettait en tête de préparer un album dans un avenir proche, les sept titres qu’il vient de présenter permettent de penser raisonnablement qu’il créerait l’événement.

Il y a dans l’histoire du rap français des événements mythiques, mais restés underground. Parfois c’est parce qu’ils sont arrivés trop tôt, d’autre fois parce qu’ils ont eu lieu loin des lumières médiatiques et des lieux parisiens où tout s’est trop souvent joué. Dans la liste de ces événements, il y en a qui cumule ces deux handicaps : la battle Dégaine ton style, organisée aux Ulis, ville nouvelle que les plans d’aménagement du territoire ont déposée en marge de l’Essonne. Dans les cités de la commune, perdues au milieu des champs, les habitants, réunis autour du groupe local Ulteam Atom, assistent à des joutes verbales dont la réputation se répandra comme une traînée de poudre dans le milieu rap. L’ambiance était bouillante, et les Ulis étant loin de tout, venir se tester dans cette ville champignon reliée au reste du monde par une unique ligne de bus dépassait le challenge et l’idée de compétition. Venir à Dégaine ton Style, c’était venir dans une ville complexe, singulière et divisée en de multiples quartiers isolés de tout. C’était se confronter à la fierté de ses habitants, qui cultivaient un rap où chacun devait être singulier et avait une faim monstre d’exister. Enfin, c’était un esprit hip-hop qui avait l’allure d’un funambule marchant sur un fil au-dessus du cratère d’un volcan.

C’est cette atmosphère que le documentaire « Clasher l’ennui » s’attache à décrire. Mais en filigrane, c’est aussi et surtout l’histoire de la jeunesse ulissienne qu’Yveline Ruaud a été filmer. Celle d’hier, et celle d’aujourd’hui. Faisant suite à une série d’articles passionnants parus sur le site de l’association Noise la ville, le reportage fait le récit d’une ville où les moins de vingt-cinq ans ont créé leur propre ouragan culturel pour répondre aux carences d’une urbanisation mortifère. L’ennui, le désœuvrement, la déshérence, c’est à tout cela que rétorquent les protagonistes de ce reportage d’une heure, parmi lesquels Sinik, Grödash, Templar, Fiks Niavo ou encore Da Pro. Et finalement, ce sont peut-être eux qui ont, à un moment, le mieux représenté le 91 sur la carte de France du rap. Avec ses images d’archives, ses vues aériennes, ses témoignages et son énorme travail de terrain, « Clasher l’ennui » est un documentaire d’utilité publique – l’Abcdr ne craint pas de le dire. Il laisse la parole à cette jeunesse qui a fait un pan de l’histoire du rap tout autant qu’à celle qui attend d’en écrire la suite. Un travail de mémoire et de mise en lumière à découvrir en vidéo, le vendredi 19 juin dans nos colonnes et sur notre chaîne Youtube. (Les) Ulis revient.

« On sort p’t’être pas du même ventre, mais nos valeurs elles s’ressemblent, on s’étonne pas d’nous voir ensemble parce que le son nous rassemble ». C’est par ces mots que Karlito ouvre Vision, nouvel EP en collaboration avec Pone. Le « secret le mieux gardé de la Mafia K’1 Fry » et l’ancien producteur de la Fonky Family se retrouvent dans une combinaison inédite et inattendue, pour deux artistes rares donc forcément précieux.

Cinq ans après son deuxième album, Impact, et presque vingt après son premier et culte Contenu sous pression, Karlito semble rapper toujours dans la même posture physique et mentale que dans « Personne dans le monde » : « Tu m’as cru pauvre parce que mal pé-sa, pas rasé, posé à la cité, mais moi je suis roi comme Hailé Séllassié ». Celle d’un homme toujours pas impressionné par le pouvoir de l’argent (« Sale ») et qui manie toujours l’art du rap « sans tminick ni trophée ». Pone, lui, développe l’esthétique entendue sur son album instrumental Kate & Me sorti l’an dernier : des instrumentaux atmosphériques qui rappellent presque le cloud rap version Clams Casino avec ces samples déformés ou qui sonnent comme une réactualisation du son FF de Si Dieu veut (« Luna »).

Vision est le disque de deux vieux amis aux vies cabossées. Le constat est évident pour Pone, alité depuis 2015 à cause de la maladie de Charcot, ne communiquant avec le monde que grâce à un clavier virtuel qu’il utilise grâce à ses yeux – c’est ainsi qu’il peut aussi produire ses instrus. Si Karlito démontre qu’il est, lui, parfaitement valide, certains passages de son EP laisse entrevoir un parcours sinueux (« on s’habitue, la vie nous frappe, du jour au lendemain on t’zappe », « le chemin est long, mon sac est prêt »). Accompagnés par DJ Sims, dont les scratchs de vocaux récents (PNL, Nekfeu, Ninho, SCH…) sur « 1394 » sont redoutables, et d’un Ali à la performance à la fois égale à lui-même et surprenante, Karlito et Pone livrent un EP singulier, qui se conclue par un clin d’oeil à DJ Mehdi.

Originaire de Vitrolles mais lié à l’écurie marseillaise 13ème art (Naps, Mehdi YZ, Lil So, MOH, Graya…) Dika a sorti La rue scolarise le 17 avril 2020. D’abord connu pour ses freestyles et des participations collectives mémorables (sur « #MarseilleAllStar épisode 1 » et le posse cut tubesque de Naps, « Pochon bleu »), il a ce printemps passé un cap, avec un premier album solide de bout en bout. Après un beau clip d’animation (qui vaut franchement le détour, notamment pour ses plans poignants à la fin) pour annoncer l’album, il sort celui de « Bolide ». La recette est connue à Marseille, mais toujours efficace : ce beat sec qui permet de dérouler comme en freestyle (dans le genre, il faut consommer sans modération la série de confinement de Mehdi YZ #Lecalmeavantlatempête), quelques notes de piano sur le refrain, une arrivée pleine d’énergie sur chaque entrée de couplet, et le tour est joué. Dans une période prolifique pour 13ème art, Dika est encore une preuve de la bonne santé du label. En espérant qu’elle dure !

En 1995, Akhenaton utilisait la version française de Scarface (le remake réalisé par Brian De Palma en 1983) sur son premier solo. « On te dit quoi il faut penser, quoi écrire, quoi faire… » : la doublure française d’Al Pacino venait ainsi servir de fil rouge au brillant Métèque et Mat.
Vingt cinq ans ans plus tard, Philippe Fragione met cette fois le Tony Montana original, dans un anglais très cubain, à l’honneur avec deux « Mic Forceurs » monstres : Veust et Infinit’. Astéroïde, l’album dont est issu ce « O’Straniere » (« étranger » en version sous-titrée), est entièrement produit par Just Music Beats qui cette année ont déjà produit l’excellent EP Chambre noire de Perso.
« O’Straniere » est un des temps forts du projet et voit trois générations de MCs sudistes se passer le micro. Akhenaton met le paquet et place un petit taquet à un couturier pour introduire un couplet plein de rancoeur au milieu de la production épineuse de Oliver et Buddah Kriss de Just Music Beats. Veust démontre une nouvelle fois sa technique et son expertise sur le deuxième couplet (« Tous les ans je suis un rookie de l’année »). Quant à Infinit’, il gratifie le morceau d’un refrain sportif et flamboyant : « Le seul dialogue avec l’État c’est des trous de plusieurs diamètres ». La norme n’est plus uniquement marseillaise comme sur les livraisons pré-2000 de AKH et IAM, elle est 100% Provence Alpes Côte D’Azur et ramène une qualité indéniable sur un projet qui pourrait ravir l’ancienne et la nouvelle génération.

Lorsqu’on l’avait rencontré en 2013, Aketo exprimait une passion toujours aussi vive pour le rap. Une musique qui lui a permis de tutoyer les sommets de la gloire avec Sniper mais aussi des déconvenues aussi bien professionnelles que relationnelles. « Personne ne r’vient d’aussi loin, personne ne l’fait aussi bien », lance-t-il sur « Debiel’2020 », titre qui ouvre son EP Confiserie en collaboration avec le producteur MadIzm, fort inspiré ces derniers mois après l’EP Falconia de Carson.

Sur « Debiel’2020 », Aketo égraine les hauts et les bas de la vie (« Combien d’ingrats ? Combien d’grammes dans l’sang ? Combien rentrent dans l’cercle ? Combien rentre dans l’rang ? ») et transmet un sentiment ambivalent envers le rap, entre hommages appuyés (Akhenaton, Chiens de Paille) et lassitude sur les travers de son milieu. Ce titre est comme dernier le cul-sec d’une canette de bière avant de shooter dedans dans une rue déserte, en pleine nuit. « J’écris que si j’ai l’cafard sinon j’suis occupé à vivre c’qui m’mettra dans cet état là », conclue-t-il dans ce titre plutôt mélancolique malgré quelques sursauts d’orgueil sur la production soulful de MadIzm. « Debiel’2020 » ouvre un EP de cinq titres qui ne suinte pourtant pas l’amertume, plutôt l’assurance et la sagesse d’un vétéran toujours enthousiaste sur le rap et ses évolutions musicales sur les autres morceaux, du sautillant (« Juicy Tchetch ») au plus posé (« La Vivance »).

Quand nous avons échangé avec lui il y a quelques semaines, Parental nous avait parlé d’une sortie à venir qui lui tenait à cœur : celle de Shapes, son album commun avec Alcynoos, un autre beatmaker parisien. Un projet entièrement instrumental et conçu à quatre mains, les deux producteurs ayant pour l’occasion mélangé leurs styles et leurs techniques de composition. Shapes est sorti la semaine dernière chez Beat Jazz International, un label allemand affilié à HHV. Et le résultat est plutôt convaincant : seize pistes d’une musique cotonneuse et riche, parfois complétée par les scratches des excellents Debonair P et Soul Intellect. Assurément de quoi passer un agréable moment.