Producteur et DJ toulousain qui traîne son nom dans des crédits d’albums depuis presque vingt ans (Joey Starr, Billy Bats, Soprano, Ol’Kainry…), Kimfu s’est lancé dans une série de remixes de grands classiques du rap et du r’n’b français, revisités avec des esthétiques contemporaines. « Bad Boys de Marseille (Version sauvage) » sur un Meek Mill type beat, « Hip-Hop Forever » de Busta Flex sur un instru qui tire plus vers l’afro : des contre-pieds audacieux. Surtout, il ne se contente pas seulement de remixes sonores : sur le compte Instagram « C’était mieux maintenant » ouvert pour l’occasion, il poste ces remixes sous forme de vidéos avec des versions Memojis des rappeurs concernés et partage des visuels inspirés des grands magazines rap de l’époque. Une multi-créativité bienvenue que Kimfu va décliner chaque semaine, avec, si l’on en croit les noms annoncés sur ces fausses « Unes », des remixes de Lunatic, 113, Diam’s, Oxmo Puccino, X-Men, Disiz et NTM.
Sidekicks
Quand il s’agit d’humour, de chambrage et de caricature, la génération Snapchat et Twitter sait se montrer d’une grande inventivité, et il y a quelques mois c’était le rap des années 2000 qui se trouvait être la cible de moqueries souvent amusantes et rarement malveillantes. De courtes vidéos mettant en scène un grand garçon en survet’ et en doudoune dans le salon, regard fixe, pouce levé et avec des légendes comme « L’époque de nos grands frères dans le rap, juste un pouce ça suffisait » ou « l’époque de nos grands frères [deux mille emojis hilares], pas de gestu ». Devenues des mèmes dans l’environnement rap français des réseaux sociaux, il y a quelque chose de réjouissant dans ces blagues qui ne reposent pas sur rien, et synthétisent effectivement toute une époque, toute une attitude, au point de ressembler à de l’hommage. Le passage de flambeau d’une génération à l’autre a bien été effectué, les petits gesticulent désormais, ils font leurs folies, ont leurs codes, mais se souviennent des grands.
Si de simples Snap humoristiques sont assez plaisants sur le plan de la mémoire culturelle du rap français, que dire d’artistes émergents qui par leur musique rendent explicitement hommage à leurs ainés ? La mixtape de Djado Mado et l’interview qu’il nous a accordée s’inscrivent en plein dans cette démarche, et voilà qu’en cette rentrée 2020 un autre jeune provincial, en la personne de BEN plg, continue le travail. Dès l’intro de son album Dans nos yeux, il annonce la couleur dans une phrase sans équivoque : « Pour le jour où on m’enterre ce sera Salif et Niro en B.O ». Convoquer ainsi deux légendes, c’est d’ores et déjà se mettre dans la poche toute une partie du public, qui entre nostalgie et résignation préfère généralement ressortir un album de Nysay qu’écouter la dernière mise à jour d’une playlist App-Spot-Eezer…
Pourtant, de son jeune âge BEN plg ne fait pas du rap de vieux con, loin de là. Les références sont appuyées (il va jusqu’à reprendre le concept et des phases de « J’hésite » du Boulogne Boy) mais ne constituent pas le fond même de sa musique. BEN plg n’en est d’ailleurs pas à ses débuts, mais ses précédentes apparitions ressemblent (sans lui faire offense) à une période de recherche, et Dans nos yeux constitue de toute évidence un cap dans son parcours. Un rap sincère s’y fait jour, fait d’une écriture souvent très fine, d’une interprétation pleine de justesse. Certains passages rappés à fleur de peau rappellent Guizmo quand des montées vocales laissent penser à l’influence de SCH. Quelles que soient les inspirations du nordiste, il les a digérées et se les est appropriées brillamment. Puis surtout, les lignes qu’il écrit sont parfois d’une puissance rare : « Bambi meurt au cinoche pendant qu’papa est aux putes », « J’ai des gavars on dirait des pizzas Carrefour à trente balais », « Si tes larmes sont salées c’est peut-être pour qu’ton sourire se fige », et il y en a d’autres, beaucoup. Plutôt triste dans les thèmes et les sujets d’inspiration, la musique de BEN plg sent mauvais les coups reçus et le tabac froid. Elle est belle comme une table en formica, triste comme du Rimmel qui coule avec les larmes d’une sœur, nécessaire comme un gosse qui met une gifle à un ado méchant, touchante comme un câlin entre frères. Et s’il est encore un peu tôt pour développer davantage sur cet opus, sorti le 18 septembre dernier, une fois l’euphorie de la découverte retombée il s’agira de prendre un peu de recul pour en parler davantage, pourquoi pas dans ces colonnes.
Dans le prolongement du volume 4 de ses mixtapes Boulangerie Française, DJ Weedim sera entouré de quelques beaux noms ce vendredi 25 septembre sur scène et en livestream sur le net, à partir de 21h. L’évènement se tiendra à La Place (75001) et sera diffusé simultanément sur Youtube, puisqu’il faut bien trouver des alternatives à la chaleur humaine et aux sueurs en fosse des « vrais concerts » pour les raisons que chacun sait. Seule une trentaine de places sont disponibles pour assister à ce show qui réunira Seth Gueko, Jason Voriz, San-Nom, Josué, Reta, Deadi, Braboss et Captaine Roshi, autour de DJ Weedim. Pour ne pas manquer ça, il est encore possible de s’inscrire ici au tirage au sort, et quelques lots de places sont à gagner sur nos réseaux sociaux !
Ol’Tenzano a repassé sa mixtape Extralarge
C’est une belle archive qu’Ol’Tenzano a numérisé. Le producteur et DJ de feu Less’ du Neuf a remasterisé et publié sur ses comptes Soundcloud et Youtube la mixtape Extralarge, qu’il avait produite et sortie en 2000. Pressée à l’époque uniquement en cassette (oui, c’était donc une vraie tape), Extralarge a presque tout d’une compilation propre à l’esprit de celles sorties à cette époque – hormis un mix sommaire, esprit cassette oblige. D’abord, un fil conducteur : les rappeurs répondent dans leurs couplets à la question « qu’est-ce que j’ai apporté au rap depuis le début ? ». Ensuite, une unité sonore : Ol’Tenzano assure la grande majorité des productions de la tape et rappelle son style particulier, construit sur des samples finement travaillés et des ambiances funky. Mais il laisse aussi la place sur quelques morceaux au gratin de la production de l’époque : Pone, Djimi Finger, JMDee ou encore Logilo sont invités, et leur seule présence rappelle la place qu’avait alors Ol’Tenzano dans l’écosystème des producteurs de l’époque. Enfin, Extralarge est bien nommée pour l’épaisseur de son casting (du Secteur Ä à Côté Obscur / La Cosca, en passant par Anfalsh et Puzzle) et surtout certaines combinaisons inédites : Soprano avant le succès des Psy 4 de La Rime avec un Disiz qui s’appelait encore La Peste, et un évident et pourtant unique duo Kohndo et Rocé. Extralarge a aussi valeur de jolie archive, où on y entend un Demi Portion encore ado, Anfalsh dans sa formation d’origine avec Sheryo et les binômes Diam’s/Sinik, Al/Adil et Kazekami/Swan. Une belle manière de fêter les vingt ans de cette mixtape qui n’est pas devenue culte mais avait pourtant de forts arguments pour elle, même encore aujourd’hui.
Lit d’appoint, draps de célibataire nostalgique de son adolescence à l’effigie des Tortues Ninja dont émane l’odeur, plus que de l’assouplissant, d’un sommeil arrêté trop tôt. Le protagoniste de cette journée type, qui pourrait avoir lieu en France ou dans l’Utah, porte un sweat – peut-être parce qu’il faut faire des économies sur le chauffage la nuit. C’est Nekfeu. Plus tard, la caméra s’attarde sur le visage d’un enfant portant le masque de Grandmaster Splinter, surnom de Népal à l’époque de ses premiers medleys. Le regard caméra, direct mais derrière le masque, semble voir le monde tel qu’il est. Ce regard, c’est peut-être celui de Népal, et libre à chacun.e d’imaginer ce qu’il dit. Le clip, tiré du huitième morceau d’Adios Bahamas, fait ainsi succéder des plans ralentis, de manière à connoter le style contemplatif associé – par stéréotype – au cinéma indépendant mis en lumière par le festival de Sundance. Nekfeu, acteur principal, marche aux pas ralentis par la caméra, en harmonie totale avec la prod enveloppante de Diaby. A elle seule elle fait naître, de ses claires textures sonores, un sourire triste. Le masque de Splinter n’est pas la seule référence à l’univers symbolique du rappeur. Le prix de l’essence évoque les 444 nuits de son premier EP; la planche de surf trônant dans le salon, fait résonner les mots avec lesquels il nous a laissé : « après le rap, j’irai faire du surf ».
A quoi reconnaît-on un grand clip ? Certains, par la marque et l’influence qu’ils laissent durablement (« Pour ceux ») ; d’autres, pour leur symbolisme maîtrisé – et touchant. « Sundance » est une ode sans prétention à l’anonymat, à l’indépendance contre Hollywood – la 75eme session plutôt que le management d’Anne Cibron. Hommage à Népal par Nekfeu, hommage à Nekfeu par Népal, car le clip naît d’une idée originale du dernier, imaginant ce que la vie de son ami aurait pu être si son rêve de rappeur ne s’était pas réalisé. Il est permis d’y voir quelque chose de triste ; mais ce n’est pas du misérabilisme qui découle de cette journée mutique. Plutôt, la beauté d’une solitude banale, suscitant la même mélancolie naturaliste que les paysages urbains d’Edward Hopper, à l’image des plans larges sur la station-service éclairée aux néons.
Le choix de Nekfeu en acteur principal n’est pas anodin. Celui dont les réseaux sociaux ont été supprimés depuis plusieurs mois a-t-il tellement rappé qu’il ne parle plus ? Népal, à l’image de l’enfant derrière le masque, était de ceux qui savent voir au-delà des apparences, de la vanité des conventions sociales; il n’aurait certainement jamais voulu l’exposition publique de son camarade. Et l’attitude de Nekfeu aujourd’hui laisse penser qu’il regrette parfois d’avoir trop joué de ce jeu dont Népal se tenait scrupuleusement loin. Son personnage évolue comme si celui qui l’interprétait appréciait réellement le calme capitonné transmis par le clip. C’est pourquoi l’hommage est à double sens: « Sundance » est aussi un cadeau de Népal à son ami. Un moyen de le faire revenir fidèle à lui-même et loyal à sa mémoire, sans même user du langage, dont l’aspect artificiel, creux et incapable d’exprimer un gramme de la peine que cause la perte d’un être cher, surgit parfois de drames vécus. Pour un rappeur, sentir la vanité du langage, du succès, de toute reconnaissance sociale, doit être particulièrement contradictoire. A cela Népal répond : « puisque l’enfer c’est les autres, on va laisser ça aux autres ».
C’est toute l’ambivalence de la vie de rappeur. Evidemment, rien ne vaut l’argent et la gloire – qu’il se rappelle de la phase de Vald « je me souviens on était déjà déprimés quand j’étais pauvre« ; mais rien n’empêche non plus que face à l’hypocrisie généralisée qu’ils génèrent, les gagnants lorgnent parfois vers l’authenticité tranquille de journées passées dans l’anonymat. Un autre rappeur masqué, Kekra, disait aussi qu’il préférait qu’on se concentre sur sa musique et non sur lui, précepte peut-être moins facile à tenir quand on a la bouille de Ken Samaras. Ce dernier peut toutefois l’offrir aux caméras, dans une ultime conversation avec son frère nocturne. L’anonymat est paradoxalement un thème omniprésent dans le rap, musique qui produit de plus en plus de célébrités. Sans y voir nécessairement le reflet de réflexions existentielles nées du nouvel esprit du capitalisme, la référence au « bouquin d’Hermann Hesse » incite à relire la fin de son poème « Etapes ». Un message aux Népal aussi bien qu’aux Nekfeu de ce monde :
Peut-être même que l’heure de notre mort
Nous enverra-t-elle, jeune, vers des espaces nouveaux,
L’appel de la vie ne prendra jamais fin…
Allons donc, cœur, fais tes adieux et guéris!
Diffusé au début de l’été sur notre site, le documentaire Clasher l’ennui a pour vocation de mettre en lumière une ville alors cloisonnée autant qu’un événement hip-hop à l’époque inédit dans le rap français. C’est donc en toute logique – et avec joie – que le film d’Yveline Ruaud sort d’internet pour être autant que possible diffusé en public en cette rentrée. La première projection aura lieu ce week-end dans le cadre de la Fête de l’Humanité. En partenariat avec l’association La Familiale, spécialiste d’open-mics et de concerts ciselés où la fête reste accessible à tous et à toutes (ainsi que les boissons !), le célèbre festival du quotidien du PCF proposera un temps d’échange avec deux des figures principales derrière ce 52 minutes consacré à Dégaine ton Style et la ville des Ulis. La discussion se tiendra en présence d’Yveline Ruaud, réalisatrice de Clasher l’ennui, et Fiks Niavo, membre d’Ulteam Atom et figure tutélaire de ce que le rap peut français peut compter de plus noble en termes d’intransigeance et de réfléchi en termes de prises de position. Et comme La Familiale n’est pas non plus la dernière pour ce qui touche à l’intransigeance et à la démarche réfléchie, une série de concerts est prévue dans la foulée de ce samedi après-midi. Après un warm-up de DJ G-High Djo, ce sont Ismaël Metis, Pearly, Sakness de La Jonction qui se partageront le plateau avant un final avec Soso Maness. Évidemment, plus que d’habitude, les accès à cette journée marathon seront limitées. Alors pour prendre ses places pour ce 12 septembre à Vitry, rendez-vous ici, ou passez sur nos réseaux sociaux où quelques sésames seront à gagner.
Une semaine à Compton
Ces deux dernières années, le journaliste Nicolas Rogès a suivi le fil de l’un des artistes les plus importants de cette décennie : Kendrick Lamar. Alors qu’il décortiquait le parcours du rappeur, notre confrère s’est logiquement retrouvé à Compton. Kendrick y est étroitement lié, mais la ville est d’abord mondialement connue pour être le cœur d’une branche sulfureuse du rap américain : le gangsta rap. Le genre a conquis le monde au début des années 1990, dans un cycle troublant. Depuis plus de vingt ans, cette branche du rap américain voit les naissances d’albums cultes danser un sordide pas de deux avec les morts violentes de leurs auteurs. Le public est fasciné. Par cette musique, mais aussi par tout le style de vie qui l’entoure, cela jusqu’à l’exotisme. La prison, la drogue et la mort par balles ne sont pourtant pas juste des moments d’adrénaline à vivre dans un clip ou dans un bon hood movie. À Compton comme dans une large partie de la périphérie de Los Angeles, tout cela est bien réel. Ça peut sembler évident, mais il est pourtant indispensable de le rappeler : mourir pour les couleurs d’un gang, trébucher pour avoir vendu de la drogue sur le mauvais territoire, se faire (au mieux) passer à tabac par la police, pour les habitants de Compton, ce ne sont pas des scènes qui n’existent que sur Youtube, mais bel et bien du concret. Et si la population de la ville ne renie rien de cela, si elle sait que le rap sera toujours au cœur de son histoire et de la vie de la cité, elle a pourtant quelque chose à dire à ceux qui vont à sa rencontre : nous ne voulons pas être résumé uniquement à ce que le gangsta rap a montré de nous et de notre ville. Ce n’est pas une question de rejet d’une musique, juste une volonté de ne pas tronquer des existences.
Nicolas Rogès, accompagné du photographe Julien Cadena, a donc passé du temps avec ces hommes et ces femmes navrés qu’on n’aille pas voir l’envers du décor des clips et chansons nés dans leur ville. Qu’ils soient activistes politiques, artistes, rappeurs, animateurs radio, en train de monter leur label ou original gangsters, ils sont les visages de Compton. Ils en sont aussi la mémoire – souvent hantée – et l’avenir – rempli d’espoir. De cette immersion dans une cité dont le nom fait frémir autant qu’il excite par les fantasmes qu’il transporte, il ne ressort rien d’autres que ce qui fait la beauté du monde, même quand il est sinistré : de grands morceaux d’humanité y sont à dénicher, et ils sont autant peuplés de rêves à réaliser que de fractures de vie à réduire. Finalement, ici, il s’agira un peu de la même chose que ce que l’Abcdr a proposé en juin de cette année à travers le fantastique reportage d’Yveline Ruaud sur la ville des Ulis : rappeler que le rap a un ancrage territorial qui ne doit jamais être réduit à des clichés ni à des classements en zones dites « sensibles ». Dire et redire que cette musique, comme toutes les autres, est avant tout faite de trajectoires de vies et de réalités locales qui sont plus complexes que ce que le folklore du genre laisse croire. C’est que fait Nicolas Rogès dans ce reportage parallèle à l’élaboration de son livre dédié à l’œuvre de Kendrick Lamar : donner la parole à ceux qui font la vie de quartiers ayant posé leur sceau sur l’histoire du rap autant qu’ils en ont été marqués au fer rouge. Il n’est même plus question de commenter la musique ici, ni d’en faire la chronique, mais de journalisme pour ce qu’il a de plus évident : montrer la réalité d’un lieu en laissant la parole à ceux qui y vivent. Et comme c’est publié sur l’Abcdr du Son, la rédaction reste fidèle à elle-même en proposant tout au long de ce reportage des focus sur des moments fondateurs de l’histoire du rap de Los Angeles. Ice-T, Eazy-E, Myka 9, les Jurassic 5, MC Eiht, Mozzy et évidemment 2Pac Shakur seront à croiser le long de cet article, publié en trois parties du lundi 31 août au vendredi 4 septembre. Ce sera également l’occasion de mettre en avant certaines de nos archives, pour mieux éclairer cette Californie et son rap : riche, diverse et complexe. À l’image de Compton et de ses habitants. Straight Outta Abcdr !
S’il est permis de douter de la pertinence de ses propos sur le coronavirus, ces derniers temps Akh n’a pas dit que des conneries. Notamment, dans une interview donnée à Le Bon Son, à propos de la magie des collectifs : « le public adore les collectifs ! Pourquoi ? Parce que la nature humaine aime que des gens se rassemblent pour faire de la musique. » C’est vrai, et les annonces, coup sur coup, de l’enregistrement de Chroniques de Mars vol.3 (contenant le featuring le plus napolitain de l’histoire, Akh et SCH), et d’une compilation d’artistes marseillais de la nouvelle génération drivée par Jul ont suffi à égayer cet été 2020 rongé par pandémie et autres nouvelles de merde. Après 93 Empire, la concentration d’artistes identifiés dans le 13 avait évidemment fait espérer une telle entreprise. Et qui d’autre que Jul, plus grand vendeur de l’histoire du rap français, héritier iconoclaste du Rat Luciano, pour la mener ? Si on n’imagine qu’à peine l’ampleur des tractations diplomatiques à l’œuvre pour faire poser ensemble des gens au passif tourmenté, le seul fait d’y arriver suscite l’enthousiasme. Ça ne garantit pas à coup sûr de la belle musique, mais quelque chose de beau quand même. D’avoir réuni tout ce monde sans giclée de sang notable n’est pas le seul record de l’initiative. Sur le premier extrait, un posse-cut (le sud-est, ancienne et nouvelle génération, affectionne toujours les posse-cut) qui démarre par SCH sur une prod presque caricaturalement « Jul », l’Aubagnais débite plus d’expressions locales dans ce 16 que dans toute sa carrière ; Kofs explose le « nique ta mère t’auras des Nike Air nikoumouk t’auras des Reebok » de Seth Gueko avec une expression du même acabit, dans une rentabilisation optimale de sa voix de Garou du côté obscur. Réconciliation hautement symbolique, Naps enchaîne après Jul, et c’est toujours plaisant d’entendre l’auteur de Ma ville et ma vie rapper – malgré une phase louche sur un coup porté à une personne portant du mascara. Quant à Soso, même si la médaille d’or de ses entrées revient toujours à « Code 120 » (où il arrive « en frein à main comme A$ap Rocky sur « F**king problem » mais avec le « HAAN » de French Montana » selon les mots de son ex-codétenu, Chris Karjack), ce genre de couplet insolent, presque pittoresque, lui va à merveille. La deuxième partie, constituée d’Elams, de Solda (Guirri Mafia) et de Houari de Ghetto Phénomène est en dessous d’un point de vue de la qualité du rap et rend, aux premières écoutes, le titre hétérogène. Elle fait regretter que « Bande organisée » ne se soit pas enregistré dans les mêmes conditions que « Le Retour du shit squad » en 1998 : avec une ambiance d’équipe purement spontanée. Reste que la promesse est magnifique, le clip arracherait un sourire à l’entraîneur du Barça le lendemain du match contre le Bayern. Alors, vive le rap marseillais, vive les gens qui font de la musique ensemble.
Il est de ces devenirs que l’on n’imaginait pas vraiment mais qui font grand plaisir à voir. Dans la seconde moitié des années 1990, Radicalkicker évoluait, avec son compère DJ Wicked Profayt, dans l’entourage d’Assassin. Rappeur à la voix profonde et éraillée, son principal fait d’armes fut son apparition sur le mythique « 11’30 contre les lois racistes » (« Ton compte en banque, ta culture, ton langage, ta religion/Tout ce qui nous divise est bon pour cette nation » ). Au début des années 2000, Radicalkicker devint Jethro Bare et se fit relativement discret jusqu’à la sortie dans une certaine confidentialité de son album solo, Le Feu aux poudres, en 2006. Puis plus rien, côté rap en tout cas. Et en mars 2020, dans les premiers jours du confinement, surprise : une bande annonce sur YouTube nous informe de l’arrivée sur la plateforme d’une websérie, La Flippe. La vidéo d’une petite vingtaine de secondes donne à voir des grosses bagouzes, un cigare qu’on allume, et un barbu au crâne rasé qui nous dit, de sa voix caverneuse, qu’il en a « une bonne à nous raconter » . Le texte de présentation lève le doute : c’est bien à Jethro Bare, près de quinze ans après, qu’on a affaire, et celui-ci va nous livrer « des histoires courtes, urbaines et organiques » . Quelques jours plus tard, premier épisode : la mise en scène est sobre et sombre, et Jethro convainc par ses grandes qualités de conteur et d’écriture, décortiquant en cinq minutes un fait divers fictif et sordide, où se mêlent bouffe abandonnée sur les sièges du métro, infections fatales de la gorge et vengeance mesquine. Voilà qui donne envie d’en voir plus. Jethro Bare et son acolyte Rémi Cluzeau vont répondre à ce désir au fil des semaines : aujourd’hui ce sont treize épisodes qui sont disponibles, tous aussi prenants et glauques les uns que les autres. Espérons que ce ne soit que le début, et que l’ancien Radicalkicker nous fasse flipper encore longtemps.
Après un EP l’an dernier, Ortist, anciennement connu sous le nom de Piroksen, continue son chemin, désormais davantage dans la production que dans le rap. L’Azuréen basé à Londres a récemment sorti le titre « Better than You » avec deux grands espoirs du rap US, A-F-R-O et Chris Rivers, le fils de Big Pun. L’instru lent et lourd d’Ortist laisse toute latitude aux deux rappeurs pour lâcher leurs flows nerveux et techniques. Une belle réussite.